N° 138 - Été

Le rêve d’autres mondes

De Cyrano partant pour la lune à Zuckerberg et son métavers, l’homme a toujours cherché à fuir la réalité du monde pour des espaces fantasmés. Petite histoire de ces échappées virtuelles.

La nuit du 21 juillet 1969. Amassés devant leurs postes, les téléspectateurs assistent au premier pas de l’homme sur la Lune. Sur l’écran en noir et blanc, la botte de Neil Armstrong soulève la poussière de la petite planète grise. L’image n’est pas en haute définition. Mais l’humanité tout entière vit cet ailleurs fantastique, quand bien même il est vide et froid. La télé s’éteint. Tout le monde revient aux réalités terrestres de l’existence, la tête encore pleine d’envie d’étoiles.

De tout temps, l’être humain a ainsi cherché à fuir sa condition. Chamanes et prêtres rendaient visite aux dieux, traduisant ces périples, souvent sous substances, aux mortels bloqués aux portes de ces paradis artificiels. À partir du XVe siècle, la généralisation de l’imprimerie fait circuler les écrits. Des auteurs narrent leurs aventures abracadabrantes. Vers 1650, Savinien de Cyrano de Bergerac publie L’Histoire comique des États et Empires de la Lune. L’écrivain satyrique raconte une planète où les livres mécaniques se lisent tout seuls et à haute voix, où les palais sont à voiles et les denrées se paient en poésie. On ne parle pas encore d’univers virtuels, mais le pouvoir suggestif de la littérature plonge déjà le lecteur dans un monde parallèle.

Frontispice de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac
x
(DR)
Frontispice de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac dans son édition de 1709. Le narrateur s'élève dans les cieux grâce à des fioles de rosée.

SPECTATEUR PASSIF

C’est la Lune encore que Georges Méliès met en scène en 1902 et dont il fait le décor d’un voyage extraordinaire. Le cinéma, qui n’a alors pas dix ans, va longtemps faire office de véhicule le plus efficace vers l’imaginaire. En 1973, Michael Crichton tourne Mondwest. Le futur auteur de Jurassic Park envisage déjà un parc d’attractions où des androïdes hyperréalistes font revivre aux visiteurs les grandes époques de la civilisation. Le rêve de la machine à remonter le temps, jusqu’à ce que les robots se révoltent et que la belle mécanique s’enraie. Mais l’histoire à laquelle le spectateur assiste depuis son fauteuil n’est pas celle qui se vit sur l’écran. Le défi sera donc de faire du cinéphile passif un acteur actif. Le premier film en relief projeté en 1915 à New York pousse un cran plus loin l’idée d’immersion. Amélioré dans les années 30, ce cinéma 3D restera encore longtemps une attraction de fête foraine.

En 1902, Georges Méliès envoie sur la Lune les spectateurs du cinéma naissant.
x
(DR)
En 1902, Georges Méliès envoie sur la Lune les spectateurs du cinéma naissant.

LA VIE EN JEU

L’avènement des technologies numériques va tout changer. Par sa créativité sans limites, le jeu vidéo ouvre la porte à la virtualité. Les débuts sont précaires. Dans Space Invaders, sorti en 1978, le joueur anéantit des bataillons d’aliens surgis de l’espace profond. On est encore loin de l’immersion totale, mais le joueur, les mains sur sa manette, prend déjà le contrôle d’un univers inventé. Le progrès des ordinateurs et de leurs cartes graphiques améliore petit à petit la définition de l’image, élargit à l’infini les possibilités scénaristiques. Commercialisé en 1992, Wolfenstein 3D popularise le jeu vidéo en vision subjective, c’est-à-dire mettant le joueur dans la peau de son personnage dont il ne voit que les mains sur l’écran. Le genre accouchera d’un nombre incalculable de clones dont chaque nouvel opus repoussera toujours plus loin le réalisme de l’aventure et l’impression d’y participer. À ce détail près que c’est toujours le programme qui décide de l’action à mener. Les développeurs de jeux comme Skyrim, The Legend of Zelda ou Grand Theft Auto vont tenter de libérer le joueur de la contrainte du scénario. On y parcourt des villes immenses et des étendues bucoliques à cheval, à pied, en voiture ou à l’aide de n’importe quel moyen de transport, juste pour le plaisir de la contemplation. Là encore, le terrain à découvrir reste limité.

En parallèle, l’interaction entre joueurs évolue. Les connexions en ligne permettent à des milliers de participants de vivre ensemble leurs épopées imaginaires. Ils triomphent du mal dans World of Warcraft, construisent des châteaux dans Minecraft, s’affrontent jusqu’au dernier survivant dans Fortnite et se disputent la conquête des territoires de League of Legends. Des compétitions sportives sont même organisées autour de ces titres, créditant ainsi l’idée qu’entre le réel et le virtuel il n’y a qu’une interface de différence. Tout cela n’est pas encore le dédoublement de la vraie vie, les jeux vidéo restant l’apanage de l’internationale gamers.

Le jeu massivement en ligne World of Warcraft.
x
(DR)
Le jeu massivement en ligne World of Warcraft.

Le Deuxième Monde naît en 1997. Son principe ? Fédérer une communauté – les Bimondiens – dans un Paris virtuel, accessible par n’importe qui, depuis n’importe quel ordinateur connecté. Le premier univers en ligne se referme en 2001 sans avoir réussi à trouver son public. Deux ans plus tard, Philip Rosedale lance Second Life sur un principe en tout point semblable. Sauf que ce n’est plus le décor parisien qui sert de toile de fond à cette seconde vie totalement numérique, mais un continent construit par ceux qui le traversent. Triomphe phénoménal, Second Life popularise le terme d’avatar qui désigne, dans la religion hindouiste, les incarnations du dieu Vishnou. En version pixels, le mot définit cette copie de nous-mêmes que l’on façonne comme on compose son menu au restaurant.

Avec l’avantage d’agrémenter ce double informatique de toutes les fantaisies, de toutes les qualités physiques idéales.

Dans Second Life, tout se paie en linden, cryptomonnaie locale que l’on peut convertir en dollar de l’autre côté du miroir. L’économie s’y intéresse. Les marques ouvrent l’équivalent de leurs boutiques réelles, mais en ligne. Des universités investissent également ce nouveau terrain de jeu. Les candidats à la présidentielle française de 2007 y ouvrent leurs bureaux de campagne. Tout cela nourrit un buzz qui reste de façade. Second Life s’essouffle une fois passé l’effet d’annonce. On s’ennuie dans le fond beaucoup dans ce monde rêvé à l’esthétique simpliste qui manque cruellement d’interaction. Petit à petit déserté par ses « résidents », le nom officiel de ses « habitants », son fantôme hante désormais les couloirs d’internet. Mais l’idée n’est pas enterrée pour autant.

L’EFFET SAINT-THOMAS

En 1992, l’auteur de science-fiction Neal Stephenson publie Snow Crash. Une histoire extravagante dans laquelle un hacker contrarie les ambitions d’un magnat maléfique qui cherche à contrôler l’esprit humain avec l’équivalent d’un virus informatique. Et contrecarre ses plans grâce au « métavers », sorte de World Wide Web imaginé par l’écrivain américain. Contraction de méta (qui veut dire « au-delà » en grec ancien) et d’univers, le mot tourne désormais en boucle dans les meetings des ingénieurs de la Silicon Valley. Il qualifie ces nouveaux mondes virtuels que les capacités de calcul colossales des machines d’aujourd’hui rendent fréquentables et économiquement intéressants.

Comme Saint-Thomas qui ne croyait que ce qu’il voyait, la vision est la clé indispensable pour réussir cette expérience immersive et convaincre les utilisateurs d’y passer du temps. Google le sait bien, lui qui se lançait, en 2012, dans les prémices de la réalité augmentée. L’entreprise de Mountain View abandonnait finalement la commercialisation de ses Google Glass censées interagir avec le monde réel une fois portées. Trop tôt, trop gadget, trop chères. Les lunettes connectées échouaient dans un tiroir… qu’Apple vient de rouvrir. Une rumeur insistante prétend que la firme à la pomme présentera son modèle dans le courant de l’année 2022. Reste à savoir ce qu’elle en fera. L’entreprise la plus rentable du monde n’a pas l’habitude de parier sur du vent, d’autant qu’elle affiche son intérêt grandissant pour les métavers, tout comme Microsoft et Amazon, les deux autres géants de la tech, qui planchent sur leurs propres univers.

Dans cette course aux mondes parallèles, Facebook a pris de l’avance. Le réseau social a très tôt misé sur les casques de réalité virtuelle (VR) en s’offrant, en 2014 et pour la somme de deux milliards de dollars, Oculus VR, l’entreprise californienne à la pointe de cette technologie. L’intérêt stratégique de l’achat avait alors échappé aux commentateurs. Il est finalement apparu l’année dernière. Dans une vidéo, Mark Zuckerberg, patron de Meta qui regroupe Facebook, Instagram, WhatsApp et Oculus VR, présentait Horizon, son métavers où les utilisateurs, chaussés de Meta Quest (le nouveau nom du casque) pourront prolonger le grand raout collectif de Facebook dans la peau de leurs avatars au look de personnage de cartoon. Pour le fondateur du réseau social aux deux milliards d’abonnés, il s’agit surtout de survie. Plombée par les scandales et délaissée par les jeunes qui lui préfèrent TikTok, sa plateforme a besoin d’une radicale mise à jour. Histoire de puiser à cette source de revenus considérable dans laquelle Zuckerberg compte investir 15 milliards de dollars par an.

Le casque de réalité virtuelle Meta Quest
x
(Meta)
Le casque de réalité virtuelle Meta Quest, propriété de Meta, la maison-mère de Facebook.

Footnotes

Rubriques
Dossiers

Continuer votre lecture