N° 145 - Automne 2024

La revanche du moche

La mode qui réhabilite le ringard. Le kitsch qui devient branché… Et si le mauvais goût était le nouveau bon goût ?

Des chèvres en plastique pour décorer des ronds-points et souhaiter la bienvenue aux visiteurs. Le bol du petit déjeuner, qui voudrait sentir la porcelaine de Limoges, mais suinte surtout le « made in China », avec son prénom gravé à la police de caractère vieille école. Osera-t-on mentionner les boules à neige ? Ou les nains de jardin, leur histoire pluricentenaire – sans rire – pour… mais pour quoi faire, au juste ? Qui a pu seulement imaginer tout ça, avant même de vouloir le fabriquer ? Notre environnement, nos salons, nos placards regorgent de choses immondes, parfois brandies avec fierté ou provocation. Tout ça respire la revanche du laid, du plouc, avec une question très contemporaine : le mauvais goût serait-il de bon goût ?

SUBLIME LAIDEUR

Le goût et ses dérivés – ses dérives – posent une question sociétale. On est tous un peu sociologues, sur ce coup-là. Certains meilleurs que d’autres, tel Jean-Pierre Montal, merveilleux écrivain de Saint-Étienne publié chez Séguier (Leur Chamade en 2023, La Face nord 2024), élevé à la drôle de civilisation stéphanoise, ville d’un autre temps, mais qui savait mélanger ses classes sociales comme rarement. Il l’a longtemps détestée « jusqu’à la moelle », puis a fini par mesurer sa chance d’avoir grandi dans un tel environnement. Sur la noblesse du goût, il dit : « Tellement de personnes croient avoir bon goût parce qu’elles aiment la Bretagne, les couchers de soleil, les jolies maisons de campagne, les centres-villes mignonnets, les façades ocre d’inspiration méditerranéenne… Autant d’images vues et revues, labellisées ‹ qualité de vie ›, qui évitent surtout d’exercer et d’aiguiser un goût véritablement personnel. La laideur, disons plutôt la brutalité, agit comme un désinfectant sur ces certitudes trop ancrées. Ce n’est jamais inutile. »

Alice Pfeiffer journaliste et chroniqueuse, dit la même chose dans son très intéressant Le Goût du Moche (Éd. Flammarion). Elle parle de « moche sublime », dénonce la « matrice esthétique souveraine », et ajoute : « C’est ce qui m’a toujours plu dans le disgracieux : en occultant les goûts dominants, pour ne pas dire dominateurs, il questionne et transgresse l’ordre moral. Le moche nous force à contester la subjectivité du beau. » Ça sonne juste, et ça peut réhabiliter des tas de choses potentiellement affreuses.

KITSCH ET VERTUS

Il convient d’abord de distinguer plusieurs catégories dans le soi-disant mauvais goût, tant les familles « déviantes » sont nombreuses : le kitsch, le ringard, le moche, le vulgaire, le dégueulasse… Sur l’importance du kitsch, Alice Pfeiffer précise : « Il n’est ni beau ni moche, ni mode ni ringard ; il est en dehors de tout, de la dualité et du temps. » On peut aussi lui trouver cette vertu : assurer un « devoir de mémoire », sauver l’anecdotique de l’oubli, permettre le voyage à travers les générations sans trop de turbulences ni de conflits. Il est très conservateur, finalement. Il nous fait croire qu’on est original et un peu décalé, alors que jamais on ne s’éloigne vraiment de la norme.

C’est, par exemple, la carte de vœux, le pull de Noël, ou une visite au Musée Grévin – même si on doit un peu se forcer pour l’écrire, celle-là, tellement les statues de cire mériteraient d’être débitées en mini format pour se réincarner en bouchons d’oreille. Mais ça passe, et on peut ainsi revendiquer une forme d’originalité sans prendre trop de risques. Et puis avoir une tendresse pour l’origine germanique du mot : kitsch viendrait du verbe allemand verkitschen, soit « ramasser des objets dans la rue » ou « revendre après rénovation ». La valeur n’est donc pas niée, il s’agit plutôt d’une variation.

CHOQUER LE CONFORMISME

Le kitsch gagne toujours, soit. Mais parfois, ça ne suffit plus. Certains ont besoin d’aller plus loin pour s’affirmer davantage, pour choquer le prétendu conformisme. C’est là que le ringard apparaît et qu’il peut prendre une autre dimension. L’objet, le vêtement, la tendance sont-ils disqualifiés par une mise à mort ou un jugement sans appel ? Peu importe, le ringard est immortel, toujours prêt à sortir de son sommeil faussement définitif et à frapper. Par exemple, cette histoire qui mélange style et attitude, que les sportifs de plus d’un demi-siècle n’auront pas oubliée. Fin des années 70, début 80, on a assisté à un vrai boom du tennis, discipline devenue enfin accessible à tous. Et soudain, la mode qu’on n’attendait pas : il fallait rentrer le bas de survêtement dans les chaussettes. On n’osait pas trop – c’était moche, malgré tout tentant – on se disait que c’était sans doute réservé aux vrais bons joueurs, puis ça s’est généralisé avant d’être très vite ringardisé. Et aujourd’hui ? Impossible ou presque de trouver un bas de survêt’ qui ne soit pas serré par un élastique qui reproduit quasi à l’identique cette esthétique d’un autre temps…

Le look claquettes-chaussettes.
x
(No Revisions / Unsplash)
Le look claquettes-chaussettes. Super chic ou faute de goût ?

CYCLE DU STYLE

Tendance, has-been, puis tendance, puis de nouveau hors-jeu… Très spécialisée mode depuis plus de dix ans, Alice Pfeiffer décrit ainsi le cycle du style : « Le ringard est un moment critique dans la vie d’un objet. C’est le stade d’abandon et de flottement d’un signe épuisé, et néanmoins à l’aube d’une renaissance symbolique. » Puis sa procédure de rejet-adoption l’emmènera dans les braderies, les dépôts-ventes, les friperies. « En attendant patiemment d’être redécouvert par la génération suivante, ajoute la journaliste. C’est ainsi que l’objet démodé sera réintroduit dans une sphère avant-gardiste, provocatrice, et sera soudainement réinventé par le luxe […] La notion de rétro offre donc un nouvel espace d’expression et de récupération, l’invocation d’un passé et la mise à distance de sa symbolique d’origine. »

CE N’EST QU’UNE SIMPLE QUESTION DE TEMPS AVANT QUE LE PLOUC NE (RE)DEVIENNE NOVATEUR.

C’est là toute la subtilité de l’histoire, et son évidence : tout ce qu’on peut qualifier de ringard est en fait précurseur. Le bon goût saute une génération ou fait une pause, le mauvais aussi, et ainsi de suite. Et puisqu’on naît toujours trop tard et qu’on devient nostalgique de ce qu’on n’a pas connu, il est évident que le « passé de mode » va resurgir un jour. Ce n’est qu’une simple question de temps avant que le plouc ne (re)devienne novateur. La génération naissante s’élève contre la précédente. C’est son droit, son énergie, presque son devoir à tenter de réinventer la roue. La génération décriée ? Elle se tait, attend un peu et verra ses contempteurs la rejoindre dans le déclassement. Le laid, le moche, le mauvais goût : une définition de la revanche permanente. Presque un espoir.

DRAPEAU ROUGE

La jeunesse d’aujourd’hui parle de Red Flag (drapeau rouge en VF) pour signaler l’inacceptable, ce qui fera que le candidat à la séduction sera ghosté (invisibilisé) ou cancelled (dégagé à jamais) – pardon pour les anglicismes, on n’y est pour rien. Un rapide sondage auprès de jeunes femmes urbaines définit ces articles-là comme de très mauvais goût : les skinny jeans avec déchirures volontaires, les motifs affreux sur pantalon, les baskets trop épaisses ou futuristes – ce qui n’empêche pas Balenciaga de produire ces horreurs à des tarifs indécents. Certaines vont même plus loin que ces simples fractures de l’œil. Les fans de rugby représenteraient ainsi le mauvais goût extrême, et aussi les hommes qui envoient des messages et les suppriment s’ils n’obtiennent pas de réponse. Mauvais goût, lâcheté, orgueil mal placé : tout ça se mélange.

Éloignons-nous un peu de la mode pour rejoindre nos compagnons à quatre pattes. Le bon goût absolu du moment, c’est le border collie ou le berger australien, on en voit plein les rues des grandes villes. Et le ringard ? Le teckel façon chien-saucisse ? Même pas, car en fait, il est devenu kitsch depuis un moment, et pas seulement pour bloquer les courants d’air des pas de porte – ce dernier objet étant tellement ringard toutes périodes confondues qu’il en est devenu indémodable. Les chiens tout fripés et franchement laids, alors ? Même pas sûr, il existe d’ailleurs le World’s Ugliest Dog Contest, émission à succès aux États-Unis, dont la dernière édition a eu lieu fin juin. Fous rires garantis, et une conception du moche qui peut s’en trouver altérée.

Le mauvais goût, c’est aussi une histoire de confiance en soi, car il n’est pas toujours simple d’assumer ses goûts bizarres en public. Serait-ce plus facile aujourd’hui que dans les sociétés très conservatrices d’antan ? Réponse en deux temps, comme à chaque question sociologique ou presque : oui et non. Non, car les réseaux sont là pour délivrer leurs jugements impitoyables et générer de possibles campagnes de dénigrement ; mais oui, définitivement oui, tant ce début de millénaire a balayé toute limite. Il existe cette vision plus vertueuse, aussi : on vit une époque où la positivité est exacerbée, où on est encouragés à se montrer « fier » de tout et n’importe quoi, à tout revendiquer, et certains finissent par y croire et ne plus se cacher. C’est parfois terrifiant, mais ça a du bon, en musique notamment. La notion de plaisir coupable commence enfin à s’évaporer, car elle n’a jamais vraiment existé. Si une chanson touche à l’os, qu’elle soit nunuche ou basique, c’est qu’elle est belle, à sa façon, et jamais de mauvais goût. On connaît même une personne qui écoute les œuvres de Patrick Sébastien quand elle a besoin de se remonter le moral. Mauvais goût ? Peut-être bien que non…

LA BELLE ET LE VILAIN

« Le chic, le joli et l’élégance sont définis par les groupes dominants, qui rejetteront et dévalueront une mode dès que les sphères moins privilégiées y auront accès », écrivait Pierre Bourdieu. C’est vrai, et ça va également au-delà du moche. Prenez certains fans de groupes obscurs qui se pincent les oreilles dès que leurs chéris deviennent célèbres et adulés par des convertis de seconde main. Ils détestent ça, car ils étaient là les premiers. « Rien de plus commun que de se croire hors du commun », disait le penseur…Voilà quelques années, une ourse polaire et son ourson s’étaient retrouvés piégés sur un bout d’iceberg à la dérive au sud du Spitzberg. Ils étaient promis à une mort certaine. Notre guide, pourtant un amoureux de la nature et des belles choses, refusait que les autorités cèdent à la dictature de l’émotion pour leur porter secours. « Pourquoi eux et pas d’autres espèces ? Qui peut décider de ce qui est beau ou pas, où se place le curseur ? » argumentait-il. Recevable. Imaginons un instant deux êtres humains dans la même situation, avec une seule place dans le canot de sauvetage. À nous de choisir si on sauve la jeune femme en robe vintage Yves Saint Laurent, ou un pauvre type en survêt’ et chaussettes-claquettes. Quel serait le pourcentage de chances de survie pour le vilain ? Quasi nul, non ?

Footnotes

Rubriques
Dossiers

Continuer votre lecture