N° 136 - Automne 2021

Naissance d’un nez

Voilà vingt ans que Marie Salamagne imagine des fragrances pour les plus grandes maisons de parfum du monde. Elle nous emmène dans son univers créatif, tout en subtilité et en sensations.

Faut-il la définir comme parfumeur ou parfumeuse ? Afin d’éviter les affres de l’écriture inclusive et de la féminisation systématique des professions – ça sonne un peu comme pétroleuse, quand même… –, on dira de Marie Salamagne qu’elle est un nez, le terme le plus couramment utilisé dans son microcosme professionnel. S’agit-il d’un métier où tout se jouerait uniquement dans les narines, où les élus auraient le nez parfait, comme d’autres ont l’oreille absolue en musique ? Ce serait beaucoup trop simple. C’est un peu plus haut que ça se passe : entre les deux oreilles, exactement, où il est question d’imagination, de souvenirs et d’émotions.

Marie Salamagne
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Noura Gauper
Marie Salamagne en pleine création dans son laboratoire de Neuilly-sur-Seine.

AFFAIRE DE VÉCU

On la rencontre à Neuilly-sur-Seine, banlieue chic de l’ouest parisien, dans les locaux de son employeur Firmenich, la société suisse aussi géante que discrète et qui fournit en essences toutes les marques du marché. Elle est comme on l’espérait : d’une beauté solaire, à l’élégance imparable, elle parle vite et sans accrocs, alterne douceur t ypiquement féminine et moments où elle semble prête à tout renverser tellement elle est habitée par sa passion. Ça se passe dans la tête, disions-nous, et c’est avant tout une affaire de vécu : « L’olfactif, d’accord, mais sans mémoire, il n’y a rien. C’est elle qui va faire vivre le parfum. C’est elle le point de jaillissement, la naissance d’une idée, explique-t-elle. Ça peut venir de plein de choses : un repas, un voyage, la découverte d’une nouvelle matière première… Enfant, j’étais curieuse des odeurs du quotidien et de tout ce qui m’entourait, comme un vieux livre dans un grenier, ou l’âtre de la cheminée. J’ai toujours aimé les plaisirs de la vie. Les parfumeurs sont souvent des épicuriens. » Pour fabriquer un parfum, il faut associer des matières premières, parfois plus d’une cinquantaine. Et il en existe plus de 1500, des naturelles comme des produits de synthèse, pour une variété infinie de combinaisons. Une fois que l’idée prend forme, les choses se complexifient pour de bon. Il faut imaginer, mélanger, peaufiner, et parfois, tout recommencer. « C’est un travail colossal, comme une montagne à gravir. C’est souvent laborieux, il y a un côté chemin de croix : on chute, on remonte la pente, on rechute, ça n’arrête pas. Il y a des jours où tout s’enchaîne avec grâce, d’autres où rien ne marche. Parfois, on est persuadés d’avoir trouvé la formule, mais une semaine plus tard, on a exactement la sensation inverse. »

Avant d’arriver au flacon, le parfum est une affaire de chimie olfactive.
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Noura gauper
Avant d’arriver au flacon, le parfum est une affaire de chimie olfactive.
Avant d’arriver au flacon, le parfum est une affaire de chimie olfactive.
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Noura Gauper
Avant d’arriver au flacon, le parfum est une affaire de chimie olfactive.

BAUME DU PÉROU ET PATCHOULI

Sa matière coup de cœur pour bâtir, c’est le baume du Pérou. Elle a eu la chance d’aller le découvrir sur place et d’observer sa technique si particulière de récupération, à base de palans, de torches et de machettes. « C’est l’une des choses les plus émouvantes que j’ai pu voir. Les récolteurs sont des orfèvres, ils ont l’amour pour la matière, ils ont à cœur d’être au plus proche de la nature, ont accès à des dimensions que nous n’avons pas. Je reste très humble et respectueuse devant leur passion et la transmission familiale de leur savoir-faire. Il y a des heures et des heures de travail derrière chaque goutte qu’on utilise au laboratoire. C’est un cadeau d’avoir eu accès à ça ». Plus concrètement, elle parle d’une dimension balsamique et vanillée, avec des tonalités propres qui permettent d’assouplir un bois ou de jouer le rôle de l’épice dans une note florale. « Le baume a tellement de facettes, on peut en jouer de façon infinie. » Même son de cloche avec le patchouli, son autre grand amour. « Je suis une fan absolue depuis toujours. Il y a un côté frontal qui me plaît, un caractère très fort aussi mystérieux qu’addictif. Il peut être sombre, mais également apporter la lumière. J’en parle comme d’un caractère humain, vous avez remarqué ? »

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Noura Gauper
L’orgue à parfums. Chaque extrait de matière première est une note avec laquelle le parfumeur écrit sa partition.

PARALLÈLE SPORTIF

Marie Salamagne parle encore de confiance en soi, d’humilité, mais aussi d’un ego nécessaire sans lequel nulle construction n’est possible. Des mots qui font furieusement penser à ceux des sportifs de haut niveau, qui vivent en permanence sur des montagnes russes émo-tionnelles. « Le doute nous habite, tout le temps », confirme-t-elle. Et comme les sportifs, les « nez » perdent bien plus de projets qu’ils n’en gagnent dans leur univers ultra concurrentiel. Elle l’explique ainsi : « La concurrence est double. Avec nos collègues en interne (ils sont une quinzaine à Neuilly chez Firmenich, NDLR), mais aussi avec les autres maisons de parfum. C’est grisant quand on l’emporte, on fait le plein d’énergie pour les périodes à venir. Mais l’échec est difficile, car on met une grande partie de nous-mêmes dans la création. Avec l’expérience, j’essaie de mettre du sens derrière tout ça et de mieux comprendre. » On pourrait étirer à l’infini le parallèle avec les sportifs. L’alternance entre l’isolement et le travail d’équipe, par exemple. La solitude, c’est la partie explosive de la création. Marie ferme la porte de son bureau, pour mieux rentrer dans sa bulle et laisser voguer sa vie intérieure.

TRIO OLFACTIF

Elle forme un trio avec Morgane et Adeline, ses deux assistantes qui officient à quelques dizaines de mètres dans le laboratoire. Deux aides essentielles qui mettent en pratique les idées imaginées par Marie et avec qui il est question d’échanges et de confiance. « Elles effectuent un vrai travail de préci-sion, très stressant. On fonctionne un peu comme dans un couple. Et il peut donc y avoir un peu de tension, parfois, je réponds plus vite que je le souhaiterais. Mais j’ai un grand respect pour ce métier très difficile. On se pose, on discute, je les associe à l’histoire, j’ai besoin qu’elles se sentent indispensables. » Dans un monde où on parle de plus en plus de rentabilité et d’optimisation, elle apprécie de ne pas être contrainte par des objectifs chiffrés : « Je serais tétanisée si j’avais trop de pression négative. Je ne crois pas au créateur maudit qui a besoin d’être dans la douleur pour y arriver. Un créateur, c’est « up and down. » Certaines phases de recherches peuvent même ressembler à une traversée du désert. Mais on sait qu’elles donneront naissance à un nouveau cycle. » Elle s’amuse quand on fait semblant de s’inquiéter pour elle : sa compétence olfactive provoquerait-elle des gênes exacerbées lorsqu’elle se trouve confrontée à des odeurs immondes ? On pense bien sûr à celles du métro parisien, aux crottes de chiens que les Français n’ont pas tous appris à nettoyer, aux poubelles qui encombrent parfois les rues de la capitale. « Je pense au contraire qu’on est mieux armés que les autres. Parce qu’on a aussi accès à des notes qui ont une forme de violences, des choses absolument pas agréables, « ovniesques » même. Tout ne sent pas la fleur chez nous. Ces odeurs-là, en parts infinitésimales, deviennent parfois des catalyseurs de beauté quand on apprend à les dompter. Du coup, on est préservé au quotidien. »

Les fameuses « touches » en papier
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Noura Gauper
Les fameuses « touches » en papier grâce auxquelles le nez peut tester et suivre l’évolution de ses créations.

OUTIL FRAGILE

« Quinze vies ne suffiront pas à faire le tour de ce métier », ajoute-t-elle dans un grand éclat de rire, consciente de l’infini des possibilités de création. La pandémie de Covid l’a bien évidemment inquiétée, avec les nombreux cas d’anosmie, recensés chez les personnes contaminées. « C’est une crainte parce que notre nez, c’est notre outil de travail. Mais surtout, l’odorat est une vraie raison de vivre. Ce serait tellement déprimant si tout un pan du plaisir de la vie disparaissait. Alors on redouble de vigilance. » Et sa vie continue masquée, donc, malgré la pause observée dans la pandémie. Un drôle de paradoxe pour un nez aussi fin…

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