N° 134 - Printemps 2021

La dame de fer

À Chexbres, la designer et artiste Bertille Laguet a repris la forge communale ouverte en 1906. Avec l’ambition de dépoussiérer la ferronnerie d’art.

C’est une forge comme on en voit dans les séries télé pleines de fureur et de dragons, avec son feu qui crépite, son enclume maousse et ses barres d’acier plongées dans une obscurité d’atelier médiéval. « C’est pas pour faire folklorique. La pénombre permet au forgeron de voir la couleur du métal et donc de savoir à quelle température il est chauffé. » La forgeronne en l’occurrence.

Bertille Laguet, une designer qui voue une passion au métal.
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© Mirjam Kluka
Bertille Laguet, une designer qui voue une passion au métal.

Bertille Laguet, 32 ans, reprenait en octobre 2020 les rênes de la forge de Chexbres après deux ans de transition avec l’ancien maître des lieux, Philippe Naegele, qui désespérait de trouver un successeur. À Chexbres, le changement de style est fulgurant, et pas seulement parce que le nouveau patron est une patronne. Bertille Laguet est designer de formation.

Née à Dole, dans le Jura français, elle est diplômée de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Déjà, celle qui a grandi au milieu d’objets design voue une passion au métal. « Mes parents achetaient du mobilier contemporain. Des lampes Tizio de Richard Sapper et des chaises en tubes courbés de Marcel Breuer avec lesquelles je meublais mes premières cabanes. Inconsciemment, cela m’a sans doute influencée. »

ARBRE À PALABRES

En 2015, elle dessine un radiateur au look épuré qui sert à la fois à se chauffer, mais peut aussi faire office de siège et de rangement. L’objet en fonte gris foncé qui ressemble aux pattes d’un éléphant tape dans l’œil des chasseurs de style. « L’atelier alsacien qui le fabriquait a fermé. Je suis en contact avec la fonderie d’Ardon en Valais pour éventuellement le relancer. Mais il faudrait quelqu’un pour s’en occuper à plein temps. Pour l’instant, je suis concentrée sur la forge », explique celle qui n’avait pas prévu les feux de l’enfer dans son plan de carrière. « Tous les mardis soir s’organise ici un apéro où se rassemblent les artisans, les politiciens et les gens de la région.

La forge de Chexbres, c’est un peu l’arbre à palabres du coin. J’ai découvert cet endroit grâce à un ami qui m’a emmenée ici à cette occasion. Le coup de foudre a été immédiat pour ce lieu impressionnant et chargé d’histoire. » Elle demande au forgeron si elle peut venir le vendredi suivant pour donner un coup de main. « J’étais toujours designer indépendante avec beaucoup de projets, mais peu d’argent. Je me suis dit que je pourrais apprendre quelques trucs du métier. J’ai commencé à aller à la forge comme d’autres vont au foot. »

Une paire de grives forgées - 2e prix de la Relève des métiers d’art.
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© Bertille Laguet
En 2019, la designer remportait le 2e prix de la Relève des métiers d’art avec cette paire de grives forgées.

Bertille Laguet frappe du marteau et apprend à maîtriser cette matière qui passe par tous les états. Philippe Naegele lui fixe bientôt un ultimatum. « Soit je partais, soit je reprenais cette forge ouverte en 1906 et qu’il allait quitter pour partir à la retraite. J’ai répondu que je restais sans hésitation, mais sans me projeter. Au niveau de l’esthétique, la forge c’était pas franchement ce dont je rêvais. On reste dans quelque chose d’assez vieillot. À l’époque de mon radiateur, j’avais l’ambition de dépoussiérer le travail de la fonte en y amenant des formes nouvelles. Avec la ferronnerie d’art, il y a encore pas mal de boulot. »

RAFRAÎCHIR LA TRADITION

Le métier prend Bertille Laguet, comme la mer certains hommes.

Elle commence à se faire un nom parmi une clientèle qui sait qu’elle est aussi designer. « Un couple est venu avec des carreaux de terre cuite fabriqués par un céramiste connu de la région. Ils m’ont laissé carte blanche pour les monter en table basse. Les gens sont prêts à accepter de mettre un peu de fraîcheur dans un savoir-faire traditionnel. D’autant qu’on retrouve dans la ferronnerie ancienne des styles qui sont tout à fait actuels. »

La designer Bertille Laguet.
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© Mirjam Kluka
« L’effort physique et la chaleur ne sont pas un problème. Par contre, c’est un métier où je dois encore trouver ma place. Je suis une designer qui fabrique des objets et une artiste qui expose en galerie, mais aussi une artisane qui répare des outils de vignerons. Je suis atypique dans cette profession. »

À côté de ce genre de mobilier où elle peut laisser aller sa créativité, Bertille Laguet martèle des enseignes pour des restaurants et des maisons, des trophées pour des concours, des barrières, des portails et participe à des rénovations de monuments historiques. Il y a aussi ce relief animalier en métal de quinze mètres de long.

Réalisé avec les designers Schlaepfer-Capt, spécialistes de la mise en lumière de projets artistiques, il brille sur un mur de l’Université de Lausanne depuis les fêtes de Noël. « Nous devons être une vingtaine de forgerons dans le canton de Vaud. Il y a du travail pour tout le monde. Mon carnet de commandes est plein jusqu’en juillet 2021. J’ai dû embaucher une personne à mi-temps pour m’aider, car seule je n’y arrivais pas. J’ai eu de la peine à trouver quelqu’un de qualifié. En Suisse, la ferronnerie n’est plus enseignée dans les écoles.

Le trophée Gaggenau, une création de Bertille Laguet.
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© Mathieu Rohrer
Le trophée Gaggenau qui récompense le meilleur sommelier de l’année. Une création de Bertille Laguet.

Ceux qui sont formés à la construction métallique n’ont pas forcément le sens artistique ou la forme de précision que je requiers », reprend la forgeronne qui avoue un faible pour les idées de William Morris, homme politique et designer anglais du XIXe siècle pour qui la révolution industrielle relevait de la catastrophe humanitaire. Au point qu’il réveilla l’artisanat ancien en créant, à Londres, le mouvement Arts & Crafts qui regroupait des artistes et des maîtres-artisans de tous bords comme à l’époque des guildes du Moyen Âge. « J’adhère à cette philosophie. Je me sens plus en phase avec le ‹ faire › qu’avec des logiciels 3D. Le fait de se trouver ici au cœur de la matière, de pouvoir admirer à la fin de la journée un objet que vous avez commencé le matin est une satisfaction incomparable. »

Malgré l’intensité d’une profession qui réclame de la force et de supporter des chaleurs de hauts-fourneaux : « Ce qui n’est pas un problème. En revanche, c’est un métier pour lequel je ne peux pas m’accrocher à un modèle pour envisager mon avenir. Je suis une designer qui fabrique des objets et une artiste qui expose en galerie, mais aussi une artisane qui répare des outils de vignerons. Je suis atypique dans ce milieu.

En fait, en Suisse, on est deux dans ce cas. Il existe une autre forgeronne, en Appenzell, designer comme moi, qui a repris l’atelier de son père. » La difficulté est de naviguer d’un univers à l’autre, l’esthétique n’étant rigoureusement pas la même, selon que le projet est plus conceptuel ou plus fonctionnel. « Quelle est ma place là-dedans ? Cette question m’habite parfois et puis je me dis que le chemin se tracera bien tout seul. Je me réjouis vraiment de voir ce que je vais devenir. »

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