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T.CHAPOTOT
N° 148 - Automne 2025

Fondation Carmignac : la possibilité d’une île

Perchée au cœur de Porquerolles, la Villa Carmignac, bijou architectural signé Henri Vidal, présente jusqu’au 2 novembre l’exposition « Vertigo ».

Il y a d’abord la mer, bien sûr, qui s’étire indolente face aux côtes varoises et qui aimante le regard du visiteur atteignant enfin la Presqu’île de Giens, le point le plus méridional du continent entre Marseille et Saint-Tropez (comptez six heures de route depuis la Suisse romande pour les plus chanceux).
Puis très vite, les Îles d’Or, cet archipel préservé composé de quatre îles parfaitement alignées – Porquerolles, Port-Cros, Bagaud et l’île du Levant – de quelques îlots et autant de rochers, s’imposent tant par leur proximité avec le continent que par leur intrigante couleur vert fumé. Cet ailleurs presque sauvage et si proche a été constitué en quasi-totalité Parc national terrestre et maritime dès le début des années 60.
L’aventure semble donc à portée de main ; une chance par les temps qui courent pour les aspirants Robinson Crusoé troublés par l’époque, mais sans dédain pour le confort contemporain.

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(Fondation Carmignac / Camille Moirenc)
La Villa Carmignac. Un écrin pour l’art contemporain. (Fondation Carmignac / Camille Moirenc)

C’est là que la Villa de la Fondation Carmignac a élu domicile. Le lieu d’art contemporain ouvert au grand public en 2018 s’étire au cœur de la plus grande et la plus belle de ces îles, Porquerolles, en dominant le domaine viticole de la Courtade et une forêt de 15 hectares. Il suffit pour arriver au musée de prendre un bateau depuis la côte varoise, la traversée jusqu’au village de Porquerolles dure quinze minutes, puis il s’agit de marcher ou de pédaler pendant une dizaine de minutes pour atteindre cette villa inédite qui amplifie les possibilités de son île. « Mon père, grand amoureux d’art contemporain, est venu dans les années 90 au mariage de la fille de l’architecte Henri Vidal qui y possédait une maison, dévoile Charles Carmignac, directeur de la Fondation du même nom créée par son père, l’homme d’affaires et collectionneur Edouard Carmignac, en 2000. Il a tout de suite dit aux propriétaires : si un jour vous vous séparez du lieu, mon rêve serait d’en faire un musée pour exposer ma collection. »
Vingt-trois ans plus tard, le rêve devient réalité. Avec cette idée radicale d’Edouard Carmignac : partager sa collection oui, mais en rompant avec les habitudes muséales.

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(Ugo Rondinone / ADAGP, Paris, 2025 | Photo : Fondation Carmignac / Camille Moirenc)
« Four Seasons », 2018. Le groupe de sculptures de l’artiste suisse Ugo Rondinone, parmi des oliviers du domaine.

« Mon père est quelqu’un de très libre, d’assez provocant, franc-tireur : dans son esprit, l’idée de s’écarter de ce qui est connu, de l’agitation quotidienne du continent a été cardinale. Il fallait créer les conditions propices pour que les œuvres puissent parler au mieux au public. Porquerolles s’est imposée. Prendre le bateau pour arriver jusqu’ici, c’est en quelque sorte se laver l’esprit, et ainsi, une fois sur l’île, être beaucoup plus réceptif à des pensées nouvelles et des émotions inédites.
Le mot expérimental revient souvent dans la bouche du directeur de la Fondation qui, depuis huit ans, enrichit la collection paternelle et y ajoute sa touche poétique et spirituelle. « Je viens désormais à Porquerolles toutes les trois semaines environ, glisse-t-il. J’ai découvert l’île une première fois il y a plusieurs années. Une femme m’y avait invité pour un week-end de rupture. Nous nous sommes donc quittés en beauté et je suis tombé sous le charme de Porquerolles et de ses habitants. Tout cela s’est passé pile au moment où mon père a acheté la future villa. » Pourtant, au premier abord, le projet muséal des Carmignac a suscité la méfiance chez les habitants. « Pensez, un projet qui vient de Paris, du monde de la finance et qui porte sur l’art contemporain, on cochait toutes les mauvaises cases, sourit notre hôte. Les débuts sur l’île ont été difficiles. Mais j’ai passé beaucoup de temps dans le village, dans les bistrots, pour rencontrer les Porquerollais que j’ai très vite choisi d’associer au projet. Aujourd’hui tout se passe de façon très organique, certains habitants accueillent même des artistes chez eux. »

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(Miquel Barceló / ADAGP, Paris, 2025 | Photo : Fondation Carmignac / Camille Moirenc)
Le visiteur est accueilli par « Alycastre » de 2018, une sculpture de l’artiste espagnol Miquel Barceló, inspirée par la légende locale d’un dragon marin.

Vingt-cinq ans après sa création, la Fondation Carmignac s’articule aujourd’hui autour de trois axes : la collection de plus de 300 œuvres d’art contemporain rassemblées, le Prix du photojournalisme soutenant chaque année un reportage d’investigation et qui fait l’objet d’une exposition et d’un catalogue, et la Villa de Porquerolles, qui accueille une partie de la collection du maître des lieux et propose chaque printemps une nouvelle exposition temporaire sous la houlette d’un curateur invité.
Jusqu’au 2 novembre, c’est le Français Mathieu Poirier qui présente l’exposition Vertigo. Un parcours immersif qui conduit le visiteur à s’étourdir dans un emballement d’abstraction, de nature et de chocs furtifs. « Il est conçu en écho au vertige sensoriel et émotionnel que peut générer l’expérience de phénomènes naturels intenses comme ceux présents sur l’île », expliquent Edouard et Charles Carmignac, en préambule à l’exposition. Ainsi, Mathieu Poirier a choisi de rapprocher la peinture troublée de l’Allemand Gerhard Richter de l’indolence mobile d’Alexandre Calder, de mettre face à face le Vaudois Philippe Decrauzat et la mythique Britannique Bridget Riley ou de croiser le facétieux Genevois John Armleder avec une Pluie Bleue d’Yves Klein.

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(Jesús Rafael Soto / ADAGP, Paris, 2025 | Photo : Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot)
En-dessous du miroir d’eau, « Esfera Amarilla » de 1984. Un « pénétrable » de l’artiste vénézuélien Jesús Rafael Soto présenté dans le cadre de l’exposition Vertigo.

Tout cela se découvre selon un rituel immuable et… pieds nus. Après avoir arpenté la végétation luxuriante du parc imaginé par le célèbre paysagiste Louis Benèche et constellé de sculptures spécialement créées pour le jardin – parmi lesquelles des pièces du Suisse Ugo Rondinone ou de l’Américain Ed Ruscha –, le visiteur atteint l’entrée dissimulée du musée, où l’Alycastre, une œuvre monumentale de Miquel Barceló inspirée d’une légende locale sur un dragon marin, lui ouvre les lieux.
« L’entrée est un peu cachée, souligne Charles Carmignac. nous sommes ici accueillis comme dans une maison et nous voulions nous inscrire avec déférence dans le paysage. Porquerolles est préservée, nous sommes sur un site classé au cœur d’un parc national, où les règles d’urbanisme n’autorisent pas d’étendre l’emprise au sol. » Pour le père et le fils, il n’a donc jamais été question de faire un grand geste architectural. « Bien au contraire, il s’est agi de nous inscrire en toute discrétion dans le paysage et en harmonie avec la nature et les âmes qui y habitent. Nous voulions faire corps avec l’île, et je crois que le pari est réussi. »

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(Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot)
« À la poursuite du rayon vert – Romancing the Light », 2025 de l’artiste française Flora Moscovici. Une peinture murale presque impressionniste qui ne dure que le temps de l’exposition « Vertigo ».

Dans les années 80, Henri Vidal avait su transformer une toute petite maison agricole – la Ferme de la Courtade, que l’on aperçoit dans le film Pierrot Le Fou, de Jean-Luc Godard – en une villa ouverte sur la mer. La remanier en musée ne s’est pas fait sans mal. « Nous sommes partis de l’existant et avons épuré les fondations pour considérablement agrandir le sous-sol, reprend Charles Carmignac. Il nous a fallu trois ans de travaux. Tout l’enjeu des architectes a été de créer des ouvertures, un plafond aquatique qui laisse passer la lumière et de grands volumes pour que les œuvres puissent être vues dans de bonnes conditions et sur 2000 m². »
Cette année, sous le plafond d’eau de la Villa, le visiteur pourra tourner autour de l’immense Esfera Amarilla, la « Sphère jaune » du pionnier de l’Op art et de l’art cinétique Jesús Rafael Soto, composée de 453 tubes de métal peints aux couleurs du soleil. L’œuvre semble pulser à mesure que l’on s’en approche, une sensation due à l’effet parallaxe amplifiée par la vibration lumineuse du bassin. Et qui donne le vertige, si cher à Mathieu Poirier.
Impossible de quitter lieux sans s’arrêter au Poisson Ivre (tout un programme !), le restaurant de la villa où l’on déjeune divinement bien sous les pins parasols de produits régionaux et de saison, et dont la carte « très influencée par l’environnement insulaire et la nature qui l’entoure » a été composée par Jean-Baptiste Battini et son chef Hugo Mancel. Un conseil : si le restaurant est exclusivement réservé aux visiteurs de la Villa Carmignac, les places sont limitées et la réservation par téléphone impossible. Ainsi, mieux vaut s’y arrêter dès votre arrivée au musée pour choisir votre table avant de visiter l’exposition !

Vertigo, exposition jusqu’au 2 novembre 2025, Villa Carmignac, Piste de la Courtade Île de Porquerolles, 83400 Hyères, +33 (0)4 65 65 25 50, fondationcarmignac.com

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