Entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’Australie. Des eaux si claires et pourtant meurtrières. © Randall Ruiz
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Entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’Australie.
Des eaux si claires et pourtant meurtrières.
© Randall Ruiz
N° 130 - Automne 2019

L’art pour lutter contre un massacre silencieux

Dans tous les océans de la planète, des filets de pêche sont perdus ou abandonnés. Ils errent au gré des flots et emprisonnent dans leurs mailles des poissons et des oiseaux, des phoques et des dauphins, des tortues et des requins. Tout au nord de l’Australie, des habitants du golfe de Carpentarie et des îles du détroit de Torrès récoltent les filets échoués, démêlent ces écheveaux incrustés de coquillages, d’algues et d’ossements pour, à nouveau, les entremêler en de somptueuses sculptures. Ces dernières racontent l’histoire d’un massacre et de ceux qui tentent de s’y opposer.

Entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’Australie.
Des eaux si claires et pourtant meurtrières.

LE PAYS DE GAROM

Au plafond est accroché le poisson. Aussi ventru qu’une montgolfière, il se balance au bout de filins d’acier. Son corps est une cage de fer et de cordelettes tressées. Au sol, les enfants d’une école voisine se sont allongés sur le plancher du musée de Sydney pour mieux observer cet étrange assemblage.

– Madame ! C ’est quoi comme poisson ? – Il n’appartient pas vraiment à une espèce. Il est symbolique. – C’est un poisson symbolique ? – On en a parlé en classe. C’est un poisson qui représente tous les poissons, tous les animaux tués par les filets de pêche dans l’océan. C’est pour cette raison qu’il est fabriqué avec les morceaux de filets que les artistes ont ramassés sur la plage.

– Il s’appelle comment, le poisson symbolique ? – Garom.

Aucun des enfants, ni les enseignants qui les accompagnent, n’est allé au cap York d’où vient Garom. Une longue péninsule qui se trouve tout au nord de l’État du Queensland, tout au bout de l’Australie. Passé les villes balnéaires, les hôtels installés sur des îlots aux franges blondes et les charters qui emportent des flots de touristes japonais sur la Grande Barrière de corail ; passé les champs de canne à sucre et les forêts tropicales où déambulent des casoars à tête bleue, les routes deviennent des pistes et les pistes des sentiers qui mènent à la mer. Il s’agit toujours du même pays, mais c’est un autre monde…

Douceur de vivre sur la plage de Pajinka, au cap York. © Tourism and Events Queensland
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© Tourism and Events Queensland
Douceur de vivre sur la plage de Pajinka, au cap York.

MORTELLES ÉTREINTES

Plusieurs années auparavant, dans une barque qui oscillait au moindre de ses mouvements, Tom m’avait montré du doigt la brume verte et mousseuse allongée à l’horizon. La Papouasie-Nouvelle-Guinée était seulement à quelques kilomètres de là. Sans se soucier d’une frontière qui, dans cette région, n’est qu’un mirage de cartographe, il pêchait d’un côté comme de l’autre dans des eaux toujours tièdes. Dans le détroit de Torrès, la mer d’Arafura baigne d’un même mouvement la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’extrême nord de l’Australie. D’est en ouest, les courants poussent ce qu’ils trouvent et les marées déposent sur les rivages de terribles moissons. Sur ces terres, à peine peuplées, viennent s’échouer une partie des poubelles de la planète. Tom avait à peine eu le temps de relever son moteur pour éviter le filet qui flottait juste sous la surface, fleur indolente qui déployait des mailles bleutées dans lesquelles s’étaient incrustés des os de seiche, des coquillages et des algues aussi longues qu’une chevelure de sirène. Parfois en surface, mais le plus souvent enfoncés dans le creux des océans, des filets de pêche, perdus ou abandonnés, dérivent. Ils raclent le sable et les récifs, s’enroulent et se déploient. Filets fantômes, car même morts aux yeux de ceux qui s’en sont débarrassés, ils continuent à pêcher… Tom avait ramassé le filet pour le déposer au fond de sa barque. Plus tard, il l’ajouterait à une pile presque aussi haute que lui, derrière sa maison. Entre palmiers et frangipaniers qui laissaient partir au vent des parfums sucrés, il avait regardé la mer : « Plus jeune, je ne faisais guère attention. Je ramassais les filets parce que cela pouvait toujours servir ou bien pour voir s’il n’y avait pas un objet accroché dans les mailles. C’était un peu comme une chasse au trésor. » Tom avait des origines multiples et parfois imprécises. Un grand-père mélanésien qui, du temps du blackbirding – une pratique qui consistait pour les Anglais à aller dans les îles environnantes récupérer de gré ou de force des travailleurs pour la jeune colonie –, avait été enlevé au Vanuatu pour trimer dans les champs de canne à sucre du Queensland. Une grand-mère qui appartenait à un clan des eaux salées, l’autre à un clan des eaux de rivière. Et puis un ou deux Irlandais qui étaient venus et repartis, en laissant des enfants dans leur sillage. En riant, Tom expliquait que c’était pour cette raison que du vert se mêlait au brun de ses yeux. Mais le détroit de Torrès était sa patrie. « Aujourd’hui, elle se meurt. Les filets étouffent la mer et les mangroves, il y a de moins en moins de poissons et de tortues. »

Sur l’île Friday, les habitants vivent surtout de la mer, mais certaines espèces de poissons disparaissent. Les fi lets abandonnés font des ravages. © Tourism and Events Queensland
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© Tourism and Events Queensland
Sur l’île Friday, les habitants vivent surtout de la mer, mais certaines espèces de poissons disparaissent. Les filets abandonnés font des ravages.
Singapour. L’exposition des filets fantômes fait le tour de la planète. © Choo Yut Shing
Singapour. L’exposition des filets fantômes fait le tour de la planète. © Choo Yut Shing
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Singapour. L’exposition des fi lets fantômes fait le tour de la planète. © Choo Yut Shing
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Singapour. Une tortue immortalisée par les artistes australiens. © Choo Yut Shing
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LES ARTISTES AUX MAINS NUES

C’est à plus de 50 ans, dans l’aquarium de Monaco, que Sid Bruce Short Joe va revoir son premier poisson-scie. Cette espèce a presque disparu du golfe de Carpentarie et l’artiste aborigène en a sans doute été plus ému que de dîner à la table du prince Albert II. L’homme est né dans la mission d’Aurukun et entre ses mains naissent tableaux et sculptures, tissages et tressages. Il y a quelques années, comme beaucoup d’Aborigènes et de Mélanésiens du Grand Nord, il a commencé à utiliser les déchets rejetés sur les plages. Des formes ont surgi de ces matériaux qu’il a fallu contraindre tant ils étaient raides et rêches, tout empêtrés de sel. Bien qu’arrivés d’un autre monde, ces filets devenus fantômes se sont mis à raconter des histoires ancrées dans les mémoires millénaires, à faire parler les totems qui veillent sur les clans : les tortues, les crabes, les langoustes, les requins… dans lesquels la tradition veut que, après leur mort, s’incarnent les anciens.

Aquarium de Monaco. L’artiste Sid Bruce Short Joe apporte les œuvres et les paroles des tribus du grand nord australien en Europe. © Paul Jakubowski
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© Paul Jakubowski
Aquarium de Monaco. L’artiste Sid Bruce Short Joe apporte les œuvres et les paroles des tribus du grand nord australien en Europe.
Aquarium de Monaco. L’artiste Sid Bruce Short Joe apporte les œuvres et les paroles des tribus du grand nord australien en Europe. © Paul Jakubowski
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© Paul Jakubowski
Aquarium de Monaco. L’artiste Sid Bruce Short Joe apporte les œuvres et les paroles des tribus du grand nord australien en Europe.

Sid Bruce Short Joe se souvient qu’enfant, assis sur les genoux de son grand-père, il caressait les cicatrices de son corps. « Les anciens se scarifiaient. Cela signifiait qu’ils avaient été initiés. Être initié veut dire que mon grand-père connaissait les chants des pistes et savait survivre sur la terre et sur la mer. Cela signifiait aussi qu’il était responsable, qu’il devait prendre soin de la terre et de la mer. » L’année dernière, à New York et à Paris, Sid Bruce Short Joe a raconté l’histoire de son grand-père. Lui qui longtemps avait rêvé de voyager en se disant que jamais il ne pourrait. Le village de Pormpuraaw où il vit, sur la côte ouest du cap York, est la moitié de l’année coupé du monde. La saison des pluies engloutit les pistes et seuls de petits avions, qui apportent le courrier, des légumes et amènent le docteur, maintiennent un lien avec le reste de l’Australie. Pormpuraaw compte 700 habitants et deux totems, le crocodile et le barramundi. Comme dans la plupart des communautés aborigènes, le peu d’opportunités de travail s’assortit d’un terrible ennui que beaucoup tentent de noyer dans l’alcool. Faire de l’art avec des détritus recrachés par la mer a inscrit Pormpuraaw sur la carte de l’Australie et sur l’itinéraire des journalistes, qui sont venus rencontrer ces artistes improbables dont les œuvres sont achetées par les plus grands musées. « En plus de l’anglais, je parle les langues de neuf clans différents mais le mot « art » n’existe dans aucune d’entre elles… C’est un nouveau langage pour transmettre mon savoir et ma culture. » Partout où il va, d’expositions en forums pour la sauvegarde des mers, Sid Bruce Short Joe explique que les animaux massacrés sont ses ancêtres. « Ils définissent le pays qui est le mien. Ils nous appartiennent et nous leur appartenons. » Puis Tom s’en revient à Pormpuraaw.

Le centre culturel de Pormpuraaw que gère Paul Jakubowski, depuis presque dix ans et dont il est le seul salarié, est devenu un lieu passerelle. Cet Américain aime à penser que le ghost net art, l’art des filets fantômes, parce qu’il raconte les traditions avec des supports modernes, ramassés et recyclés, embrasse le passé et le futur. Mais au présent, il est aussi une formidable opportunité pour les habitants car le ghost net art constitue la seule exportation du village.»

Détroit de Torrès. Une tortue enchaînée à ses filets. Elle sera sauvée par les rangers.
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© Alistair Dermer
Détroit de Torrès. Une tortue enchaînée à ses filets. Elle sera sauvée par les rangers.

LES VEILLEURS

Alors que les artistes du grand nord australien sculptent et tissent leur magistral bestiaire, une femme, Riki Gunn, tente de réduire l’avalanche de filets qui partent à la mer. Dans une première vie, la pêche fut son métier. Elle sait combien cette industrie est vitale pour les peuples qui vivent en bordure d’océan, mais elle reste persuadée que nous sommes assez intelligents pour nous nourrir sans tout détruire. Riki a créé une organisation, Ghost-Nets Australia, en association avec les clans qui vivent de la mer. Depuis 2004, des rangers qui viennent de 31 communautés différentes veillent sur les 3’000 km de la boucle du golfe de Carpentarie : ils ont ramassé plus de 14’000 filets et sauvé plus de 400 tortues.

GhostNets Australia a aussi multiplié les ateliers pour encourager les artistes de la région à se lancer dans le recyclage et le tissage des filets fantômes. Comme à Pormpuraaw, un centre culturel a été créé sur l’île d’Erub dans le détroit de Torrès où Tom navigue toujours. Un somptueux couloir marin, trait d’union entre l’océan Pacifique et l’océan Indien, parsemé d’îles baptisées par des capitaines sans imagination. On peut presque suivre le rythme de leurs tribulations, l’île Mercredi, l’île Jeudi, l’île Vendredi… Combien y a-t-il d’îles de Pâques et de Noël à travers les mers du globe ? « Ils ne se sont pas demandé si ces terres avaient déjà un nom et une histoire avant qu’ils n’arrivent d’Europe », avait dit Tom.

Détroit de Torrès. Face à la mer, les danseurs célèbrent une culture enracinée dans les océans.
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© Tourism et Events Queensland
Détroit de Torrès. Face à la mer, les danseurs célèbrent une culture enracinée dans les océans.
Détroit de Torrès. Face à la mer, les danseurs célèbrent une culture enracinée dans les océans. © Tourism et Events Queensland
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© Tourism et Events Queensland
Détroit de Torrès. Face à la mer, les danseurs célèbrent une culture enracinée dans les océans.

Erub n’a pas échappé aux habitudes de l’époque. L’île fut baptisée Darnley, en 1792, du nom d’un lointain parent du capitaine William Bligh qui, trois ans plus tôt, avait déjà traversé le détroit de Torrès après que les mutins du Bounty l’eurent flanqué dans une chaloupe. Erub où viennent s’échouer, comme sur toutes les îles du détroit de Torrès et les rivages du golfe de Carpentarie, des enchevêtrements de filets parfois si lourds que les rangers n’arrivent pas, sans l’aide d’un tracteur, à les traîner hors de l’eau. « Tous les hommes de la planète sont connectés à la nature. Les gens qui jettent leurs filets par-dessus bord l’ont oublié, la connexion est toujours là mais ils ne la voient plus… » ne cesse de répéter Sid Bruce Short Joe. « Peu importe où nous vivons ou à quelle nation nous appartenons, les océans sont à tout le monde et nous sommes tous liés les uns aux autres. »

C’est à Erub qu’est né Garom, que les enfants regardent se balancer au plafond d’un musée de Sydney. L’histoire raconte que, dans des eaux peu profondes, le poisson Garom et le crabe Dauma, bien que différents, se sont regardés si longtemps qu’ils ont fini par s’aimer et s’épouser.

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