N° 145 - Automne 2024

De toute beauté

Comment l'idée du beau a-t-elle changé au cours du temps ? De l'Antiquité à nos jours, petit périple à travers l'évolution des canons esthétiques.

Qu’est-ce que le beau ? Voilà une question aussi vieille que l’humanité à laquelle tous les philosophes ont tenté de répondre, sans jamais vraiment y parvenir. « Est beau ce qui plaît universellement sans concept », écrivait Emmanuel Kant. Tout le monde trouve, en effet, que le lever du soleil au petit matin sur le paysage fabuleux de la côte amalfitaine est un spectacle saisissant. En revanche, les avis sont partagés en ce qui concerne La Joconde, un chef-d’œuvre pourtant absolu. Est-elle belle, cette Mona Lisa dont le sourire fait accourir les foules au Louvre ? Ça se discute. De toutes les œuvres de Léonard – il y en a fort peu – elle est loin d’égaler la beauté de La Dame à l’hermine. « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente », écrivait David Hume.

TOUS LES CORPS SONT PERMIS

Aujourd’hui, la beauté est marquée par une diversité et une inclusivité croissantes. Les mouvements de body positivity, où tous les corps sont permis, et de diversité culturelle défient les anciennes normes homogènes en célébrant la multiplicité de formes et d’expressions de la beauté. La philosophie contemporaine explore comment elle peut être un moyen de résistance et d’émancipation, tout en continuant de questionner ses relations avec le pouvoir, l’identité et la société. Notre époque bousculée prétend ne plus revendiquer de règles esthétiques. Les diktats sont pourtant toujours là, imposant leurs canons sur les réseaux sociaux.

La beauté, c’est donc l’histoire des goûts et des couleurs. Et qui dit goût, dit aussi le temps qui passe. La beauté et ses canons ont beaucoup évolué à travers les siècles et les cultures. En Égypte, en 1355 avant notre ère, le pharaon Amenhotep IV changeait de nom et renversait les codes d’une civilisation immuable. Le roi décrétait la fin du panthéon divin dirigé par le clergé d’Amon et imposait la vénération d’un dieu unique : Aton. Un choix fatal qui verra le règne d’Akhenaton s’achever dans la confusion, son nom effacé des monuments et son fils, Toutankhaton devenir, après sa mort précoce, Toutankhamon pour la postérité.

Entre-temps, Akhenaton a bouleversé une esthétique égyptienne qui n’avait pas évolué depuis des millénaires. Aux représentations idéalisées du pharaon, mais aussi des scènes de la vie quotidienne, le roi ouvrait la voie au réalisme et à un certain baroque. Sur les bas-reliefs, les crânes s’allongeaient, les yeux s’étiraient et les gestes étaient parfois affectés. L’apothéose de cette nouvelle manière apparaît dans le fabuleux buste de Néfertiti, épouse du futur roi déchu, aujourd’hui conservé à Berlin. Réalisé il y a plus de 3500 ans, ce portait montre la reine, dont le nom signifie « la belle est venue », dans une modernité époustouflante. Au point que certains ont douté de son authenticité.

Le buste de Néfertiti.
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Le buste de Néfertiti et une statue de son époux, Akhenaton, aux alentours de 1350 avant notre ère. Le pharaon déchu pour avoir imposé un nouveau dieu au clergé d’Amon, a aussi bouleversé l’esthétique de son temps à travers une façon plus réaliste et plus maniérée de représenter la figure humaine.
Une statue d'Akhenaton.
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Le buste de Néfertiti et une statue de son époux, Akhenaton, aux alentours de 1350 avant notre ère. Le pharaon déchu pour avoir imposé un nouveau dieu au clergé d’Amon, a aussi bouleversé l’esthétique de son temps à travers une façon plus réaliste et plus maniérée de représenter la figure humaine.

LE BON ET LE BEAU

Chez les Grecs anciens, la beauté physique ne se départissait pas de la beauté de l’âme, le kalos kagathos désignant cette harmonie parfaite entre le corps et l’esprit. « Le plus juste est le plus beau », aurait dit l’oracle de Delphes qui transmettait la parole d’Apollon. L’homme beau est donc aussi celui qui est bon. Les Anciens vouaient un culte à cette beauté totale à travers les corps idéalisés des dieux et des déesses. Phidias, Praxitèle, Apelle… les sculpteurs et les peintres exprimaient ce parfait équilibre entre le spirituel et le matériel, notamment à travers la nudité et les proportions de ces héros inaccessibles parmi lesquels les plus beaux : Aphrodite et Apollon. Les Romains succèdent aux Grecs et adoptent leur panthéon. La beauté reste divine. Elle sert aussi la propagande politique des empereurs qui se font représenter comme des dieux (Louis XIV fera d’ailleurs la même chose). Le sac de Rome en 410 par les Wisigoths précipite la chute de l’Empire laissant les feux de l’Antiquité s’éteindre doucement.

TOUT CE QUI BRILLE

La beauté au Moyen Âge se détourne des idéaux classiques grecs et romains. La religion chrétienne relègue la beauté physique – ce pâle reflet de la splendeur sacrée – au second plan. Saint Augustin et d’autres penseurs chrétiens envisageaient la beauté comme une émanation de Dieu, inséparable de la bonté et de la vérité divines. Inspiré par Aristote, Thomas d’Aquin développe une théorie de la beauté intégrant à la fois l’aspect matériel et spirituel. Il perçoit la beauté à travers l’unité, l’harmonie et la clarté, tant dans les œuvres d’art que dans la création de Dieu. Les images du Christ et de la Vierge s’imposent partout. Leur beauté doit élever les âmes et réchauffer les cœurs. Leur laideur aussi, qui doit susciter la miséricorde à travers le corps déchiré de Jésus représenté supplicié sur la croix ou celui, tordu de douleur, de Marie assistant à la mort de son fils cruellement mortifié. Si l’homme ou la femme de cette période s’extasient devant la beauté d’un paysage, l’élégance du chant d’un oiseau, la délicatesse de l’amour courtois ou les dentelles de pierre des cathédrales gothiques, c’est toujours parce que Dieu l’a voulu. La lumière, l’or et les couleurs vives, bref tout ce qui brille symbolisent l’état éclatant du divin. Des signes extérieurs de richesse que combattront les ordres pauvres, précipitant le schisme de la chrétienté entre catholiques et protestants.

« Naissance de Vénus »
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La fameuse « Naissance de Vénus » de Sandro Botticelli réalisée vers 1484-1485. Le peintre florentin est l’une des figures majeures de la Renaissance, cette période du XVe siècle qui reprend le concept de beauté de l’Antiquité.

GRAISSE FONDUE

En Italie, à Florence, un groupe de penseurs va remettre un peu d’humanité dans ce discours où l’esthétique apparaît comme secondaire. La Renaissance, son nom l’indique bien, marque un retour aux idéaux de beauté de l’Antiquité. Elle y associe la capacité de l’homme de créer et comprendre l’univers.

Si Dieu n’est jamais loin – l’Église, qui ne regarde pas à la dépense, figure parmi les commanditaires réguliers des artistes – les peintres s’inspirent désormais aussi de scènes mythologiques. Botticelli choisit une femme au teint de lait et à la longue chevelure blond vénitien pour représenter la naissance de Vénus. Léonard de Vinci, qui a étudié l’anatomie, cherche à représenter les corps tels qu’ils sont. Raphaël abandonne l’idéalisme classique et donne à sa Madone Sixtine l’apparence d’une femme du peuple. Tandis que Michel-Ange modernise cette statuaire antique qui le fascine et dont le sous-sol italien est rempli des vestiges.

Quelques siècles plus tard, Rubens, dont les ateliers inondent les cours européennes de tableaux, représentera les corps des déesses et des saintes tels qu’ils sont à son époque : généreux, tandis que les dieux et les saints restaient idéalement musculeux. L’évolution du concept de beauté va bien entendu de pair avec celui de l’apparence, surtout féminine. On sait ainsi que Cléopâtre relevait ses lèvres d’un rouge qu’on lui fabriquait à partir de 100’000 cochenilles broyées et que les femmes égyptiennes soulignaient leurs yeux de mesdemet, plus connu aujourd’hui sous le nom de khôl, qui signifie « rendre les yeux parlants », de couleur noire, bleue ou verte. Les Romaines utilisaient la craie pour blanchir leur visage, ainsi que des onguents à base de fientes de crocodile, Pline l’Ancien rapportant qu’elles contiennent une substance qui éclaircit le teint. En Chine, ce sont les sourcils qui captent toute l’attention. Les femmes les pensent liés à leur destin. Selon les époques, elles les allongent, les raccourcissent ou les dessinent après les avoir rasés. Elles les recouvrent de suie ou d’une pâte bleue issue du broyage d’un minéral appelé dai.

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(Alte Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin)
« L’abbaye dans une forêt de chênes » peint par Caspar David Friedrich vers 1809. Chez les romantiques, la beauté est affaire d’émotion et de sentiment. Elle se niche désormais, aussi, dans des paysages abandonnés.

BEAUTÉ TRISTE

Pour autant, ces sociétés passées étaient-elles aussi obsédées par la beauté que la nôtre ? Difficile à dire. Comme l’écrit Umberto Eco dans ses deux essais, l’un consacré à l’histoire de la beauté, l’autre à celle de la laideur, seuls les artistes, les penseurs et les écrivains ont transmis leurs opinions sur la question. « Ainsi ne saurions-nous affirmer que ceux qui sculptaient des monstres sur les colonnes et les chapiteaux des églises romanes les jugeaient beaux. » Grâce aux écrits de saint Bernard, on sait que les fidèles avaient du plaisir, en tout cas, à les contempler.

Cette question de la beauté ne va vraiment se poser qu’à partir du XVIIIe siècle. Kant écrit sa Critique de la faculté de juger où il énonce son précepte de beauté universelle « sans concept ». Hegel va y consacrer l’ouvrage de sa vie, Esthétique, dont il invente le terme moderne. Cette réflexion sur ce qui est beau, ou ne l’est pas, plonge l’humanité dans une forme de torpeur qui réveille des sentiments enfouis. Les romantiques trouvent la beauté dans la mélancolie, les architectes dans les ruines des temps anciens, au point de la susciter en créant de toutes pièces des ouvrages faussement détruits ou inachevés. Cette beauté tourmentée atteint son paroxysme avec l’ère industrielle qui remet à plat l’organisation de la société, invente les classes sociales et les grandes villes. Le beau n’est plus seulement esthétique, il est aussi intellectuel, conceptuel, provocant et fragmenté. C’est l’étrange « Le beau est toujours bizarre, de Charles Baudelaire. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. »

En peinture, les cubistes succèdent aux impressionnistes, dont ils radicalisent la déconstruction du monde telle qu’on le voit. Plus tard, les surréalistes trouveront de la beauté dans l’imaginaire et le fantasme. Ce rêve que la société de consommation va valider à travers les images – le cinéma, la télévision, les réseaux et la publicité – dont elle martèle l’idéal de beauté sur tous les canaux de diffusion. « Tout le monde est très beau… ou alors personne », disait Andy Warhol qui trouvait la beauté aussi bien dans le mythe de Marilyn que dans la figure funeste d’une chaise électrique.

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