N° 135 - Été 2021

« Wokisme », « Cancel Culture » et « Décolonialité »

Que signifient au juste ces mots, encore nouveaux pour beaucoup ? Le woke (en français « l’éveillé »), désigne celles et ceux qui veulent faire prendre conscience au monde du sort réservé par l’Occident aux « damnés de la terre », à tous les « racisés », aux « non-Blancs » et aux « non-mâles » – aux immigrés, aux afrodescendants, aux musulmans, aux transgenres, aux femmes. C’est en leur nom que des groupes woke interdisent de parole des conférenciers non politiquement corrects dans les universités ou déboulonnent les statues de ces célébrités qu’ils accusent d’avoir participé à l’oppression. Il s’agit donc de « décoloniser » les esprits et « d’annuler » (cancel) toutes les interventions publiques de ceux qui ne sont pas dans la ligne. Ce qu’on a appelé « islamogauchisme » est, bien entendu, un des piliers de cette cancel culture.

Pour comprendre ce concept forgé dans les années 2000 par Pierre-André Taguieff, il faut en rappeler l’histoire. Elle se déroule en trois étapes. Alors que dans les années 70 la gauche de la gauche fête encore joyeusement la « mort de Dieu » et dénonce les méfaits des religions, « opium du peuple » selon Marx, « nihilisme achevé » aux yeux de Nietzsche ou « névrose obsessionnelle de l’humanité » pour Freud, elle est aujourd’hui devenue le principal soutien de l’islamisme. Pour comprendre ce renversement inouï de perspective que pointe le terme islamogauchisme, il faut remonter à la fin des années 70, lorsque Foucault et Sartre clamaient haut et fort leur soutien à la révolution iranienne, amorçant ainsi le remplacement du prolétariat comme force révolutionnaire par l’islamiste. Khomeiny est alors décrit par Sartre comme le « symbole du progrès » (sic !), le renversement du shah signant forcément l’émergence d’un régime de liberté puisque anti-américain et anti-impérialiste. Il se rendra bientôt à la tête d’une délégation d’intellectuels, afin de saluer le « soleil de la Révolution » en pèlerinage, dans un petit village de France, Neauphle-le-Château, où Khomeiny s’est réfugié.

LE CAS FOUCAULT

Pour ne pas être en reste, Foucault s’empresse de déclarer, dans une série d’articles, que la révolution islamique est « la forme la plus moderne de la révolte… ». Belle lucidité ! Un an plus tard, toujours aveuglé par sa haine de l’Occident, il persiste et signe : « L’histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution », un moment magnifique selon lui, conduit par des braves qui cherchent « au prix même de leur vie, cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance : une spiritualité politique. J’entends déjà les Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort ». En effet, ils auraient bien tort de rire, l’horreur qui se profile à l’horizon n’ayant rien de comique, mais pour Foucault comme pour Sartre, il suffit qu’un mouvement soit anti-occidental pour être forcément admirable. Le deuxième moment dans l’histoire de l’islamogauchisme est celui de l’intifada des années 2000 qui signe l’alliance de l’extrême gauche propalestinienne avec ce nouveau nom de l’antisémitisme qu’est l’antisionisme. C’est seulement dans un troisième temps que l’immigré va renforcer encore ses positions au détriment du prolétariat comme seule force véritablement révolutionnaire, la gauche de la gauche forgeant alors le concept « d’islamophobie », une machine de guerre destinée à disqualifier comme raciste toute critique du fondamentalisme. L’extrême gauche abandonne peu à peu la question sociale au profit du « sociétal », de ces fameuses studies directement empruntées au politiquement correct américain le plus agressif, depuis les gender studies jusqu’aux « études décoloniales ». Lesquelles inspirent des mouvements woke qui vont de Black Lives Matter à Extinction Rebellion en passant par les « Indigènes de la République ».

MODÈLE UNIQUE

Ces études, nées en Amérique latine, sont rapidement adoubées par les universités américaines au cours des années 90. Elles ajoutent à la critique radicale du capitalisme celle de la colonisation et du patriarcat, en quoi elles rejoignent aussi les luttes féministes dans ce qu’on appelle « l’intersectionnalité ». Bien que la grande période de la colonisation proprement dite soit largement derrière nous, la « colonialité » reste selon les « décoloniaux » encore bien vivace dans les têtes, et c’est elle qu’il faut déconstruire. Comme l’écrit Françoise Vergès dans son petit livre Un féminisme décolonial (Éd. La Fabrique, 2019), par colonialité il faut entendre l’attitude « bourgeoise, occidentale, masculine et blanche » qui consiste depuis les débuts de la colonisation à vouloir imposer un modèle unique de comportement et de valeurs : comment être un homme « bien », un bon père ou une bonne mère, un bon citoyen, un bon travailleur, etc. C’est dans cette perspective que Françoise Vergès défend le voile islamique contre les féministes républicaines, comme Elizabeth Badinter, qu’elle accuse d’être prises d’une « obsessionnelle hostilité face à cette culture du sud qu’est l’Islam », – où l’on mesure au passage à quel point ces deux féminismes, le républicain universaliste et le différentialiste décolonial, s’opposent de manière irréconciliable. « Le féminisme décolonial, écrit Vergès, relève les impensés de la bonne conscience blanche. Il se situe du point de vue des femmes racisées. Il dénonce un capitalisme foncièrement racial et patriarcal et pose les questions qui fâchent : Quelle alliance avec les femmes blanches ? Quelle solidarité avec les hommes racisés ? Quelles sont les premières vies menacées par le capitalisme racial ? »

CES ‹ PSEUDOSCIENCES › QUI CHERCHENT À FAIRE PESER SUR LES ESPRITS LA CHAPE DE PLOMB D’UNE NOUVELLE POLICE DE LA PENSÉE.

POLICE DE LA PENSÉE

La pensée décoloniale a bien entendu fait l’objet de nombreuses critiques, en particulier venant de femmes victimes du fondamentalisme, à l’image de Zineb El Rhazoui, cette jeune journaliste rescapée de l’attentat contre Charlie Hebdo qui publia un livre intitulé Détruire le fascisme islamique (Éd. Ring, 2016) pour dire leur vérité à ceux qu’elle considère comme les nouveaux totalitaires de notre temps et, aussi paparadoxal que ce soit, comme les seuls à réintroduire dans nos démocraties la notion de race. « La pensée décoloniale bafoue la devise républicaine ‘Liberté, Égalité, Fraternité’ en classifiant les humains par segments raciaux éternellement victimes ou coupables, écrit-elle. Ne leur en déplaise, être noir, jaune, rouge ou blanc n’est pas une ‘identité’, mais une caractéristique physique. Quant à la religion, libre à chacun d’en avoir une en république (ce qui n’est pas le cas en théocratie), mais lorsqu’on ‘a’ une religion, cela ne signifie pas qu’on ‘est’ sa religion. Les indigénistes sont les collaborateurs de l’islamisme et les saboteurs de la laïcité. Ils enrobent leur idéologie différentialiste dans des concepts universitaires creux, faits de pseudoscience et de compétition victimaire ». C’est courageux, et bien vu, car ce sont en effet ces « pseudosciences » qui, à l’université comme sur les réseaux sociaux, cherchent à faire peser sur les esprits la chape de plomb d’une nouvelle police de la pensée.

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