N° 142 - Automne 2023

Creatio ex machina

Faux duo de rappeurs, tableau de Rembrandt qui n’existe pas et photos générées par des algorithmes : l’intelligence artificielle bluffe le monde de la culture. Certains s’en offusquent, tandis que d’autres jouent la carte de la collaboration avec la machine.

L’ordinateur sait à peu près tout faire. Mais il lui manque encore un vrai cerveau pour prétendre à l’intelligence. La machine humaine, un fantasme qui remonte à bien avant Mary Shelley qui a fait du monstre de Frankenstein la première créature créée par l’homme, tout en décrivant les funestes conséquences d’une telle alchimie. Le personnage réfléchit sur le monde et sa propre condition d’aberration de la nature. Il est donc philosophe. Sauf qu’on parle de cette science-fiction que la réalité parfois dépasse. Une intelligence artificielle pourrait-elle s’atteler à ce qui relève de la plus stricte condition humaine : l’art, qui convoque le vécu personnel, l’expérience, le talent et le savoir-faire ?

Théâtre d’opéra spatial
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(Jason Allen)
Théâtre d’opéra spatial, un monde sorti de l’imaginaire de l’artiste américain Jason Allen. Ou plutôt de celui de Midjourney, l’intelligence artificielle qui fait de l’art avec celui des autres.

En 1774, l’horloger Pierre Jacquet-Droz présente trois automates humanoïdes, dont l’un est un enfant dessinateur. La petite machine est capable de tracer un chien ou un profil masculin grâce à des cartes perforées, ancêtres du programme informatique. Son talent subjugue les foules, mais reste une performance technique. C’est encore l’intelligence humaine qui guide la main de l’artiste mécanique.

Deux siècles et demi plus tard, rien n’a vraiment changé. Ce sont toujours des bataillons d’ingénieurs qui se trouvent derrière les prouesses de ce que le mathématicien John McCarthy baptisa « intelligence artificielle » au début des années 60.

Alors oui, en 250 ans, les machines ont appris à apprendre. Grâce au Deep Learning, leur capacité phénoménale à emmagasiner un nombre considérable d’informations puisées sur internet dépasse largement celles du cerveau humain. Elles peuvent même comparer ces données, les mélanger, mais sans savoir les analyser. Elles se bornent au rôle d’imitatrices, de la même manière que si le perroquet est peut-être doué de parole, il ne fait que répéter les mots qu’il entend, sans les comprendre.

REMBRANDT INCONNU

En 2016, le Mauritshuis d’Amsterdam exposait The Next Rembrandt, une nouvelle toile du maître hollandais représentant un gentilhomme à collerette dans le style typique de l’auteur de La Ronde de nuit. Sauf que cette dernière était en fait le fruit d’un ordinateur gavé de 160’000 fragments de peintures scannés en 3D parmi 346 tableaux du peintre. Au bout de dix-huit mois de travail, soit largement plus que le maître, le robot avait non seulement su proposer un sujet jamais peint par l’artiste, mais aussi reproduire jusqu’à la texture de la peinture sur la toile, comme si la machine avait exécuté l’œuvre à l’huile et au pinceau, alors qu’elle sortait d’une imprimante. Justement. On touche là à la limite de l’exercice. Comme l’automate de Pierre Jacquet-Droz, The Next Rembrandt reste une attraction technologique, certes bluffante, qui peut reproduire un style, mais pas le toucher de la main de l’artiste qui étire sa pâte sur la toile. Comment demander ce supplément d’âme à une machine qui en est, par définition, dénuée ?

En cela, le problème vient moins de l’émetteur que du récepteur. En clair, de celui qui voit ces images numériques qu’il prend pour vraies. La chose n’est pas nouvelle. La retouche photographique pour réarranger le réel (pour des raisons esthétiques ou par calcul politique) est une manipulation vieille comme Nicéphore Niepce, l’inventeur de la photographie. Le volume et surtout la diffusion extraordinaire de ces nouvelles images sont, en revanche, tout à fait inédits. Ce qui accentue les risques de confusion, et partant, le relais des fausses informations, parfois vecteurs de violence et de haine. Les progrès dans ce domaine sont, en effet, proprement sidérants. S’il est actuellement possible de déterminer l’origine d’une image produite par des algorithmes en observant les erreurs dans certains de ses détails (mains avec six doigts, effets de pixellisation dans les éléments éloignés), ces défauts seront très rapidement corrigés.

Le gentilhomme à collerette exécuté par The Next Rembrandt.
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(DR)
Le gentilhomme à collerette exécuté par The Next Rembrandt. La toile est l’œuvre d’un algorithme qui, avant de peindre à la manière du maître, a décrypté 346 tableaux de l’auteur de La Ronde de nuit.

En avril 2023, le photographe allemand Boris Eldagsen remportait le Sony World Photography Awards avec Pseudomnesia : The Electrician, image sépia de deux femmes, l’une derrière l’autre, de deux générations différentes. Avant d’avouer via son site internet qu’elle était l’œuvre d’une intelligence artificielle, en précisant dans la foulée qu’il refusait donc sa récompense. « Nous, le milieu de la photographie, avons besoin d’une discussion ouverte, déclarait l’artiste. Une discussion sur ce que nous voulons considérer comme de la photographie et ce qui ne l’est pas. Doit-on permettre aux images générées par l’IA d’y entrer, ou serait-ce une erreur ? Le refus de mon prix nourrit l’espoir d’accélérer le débat. » Du côté des organisateurs, la provocation est plutôt mal passée. Même si le Sony World Photography Awards reconnaît qu’une discussion doit être engagée, sa direction insiste sur le fait que « les prix ont toujours été et continueront d’être une plateforme pour défendre l’excellence et les compétences des photographes et des artistes qui travaillent dans ce domaine » et décide que Boris Eldagsen « ayant délibérément tenté de nous induire en erreur, et donc d’invalider les garanties qu’il a fournies, nous ne pensons plus être en mesure d’engager un dialogue significatif et constructif avec lui ». Pour dire que le débat en est encore à ses balbutiements, au risque de le laisser se faire dépasser par la vitesse du progrès.

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(Boris Eldagsen)
Pseudomnesia : The Electrician, l’image du photographe allemand Boris Eldagsen. Conçue avec le logiciel DALL-E, la photo a remporté le Sony World Photography Awards 2023. Avant que son auteur ne refuse le prix.

L’ATTAQUE DES CLONES

Les entreprises actives dans l’intelligence artificielle assurent qu’elles planchent sur un autre problème, celui qui touche aux droits d’auteur. Sur internet, l’IA aspire des textes, des images, mais aussi des sons. Les technologies permettent ainsi à n’importe qui d’un peu aguerri de créer de toutes pièces des compositions originales qui vont cartonner sur les réseaux sociaux. La dernière en date ? Un duo entre les rappeurs Drake et The Weeknd qui a récolté plus de 15 millions de vues sur TikTok. Sauf que le morceau sort de l’imagination d’un habile bidouilleur qui a cloné les voix des deux artistes. Universal Music, qui représente ces derniers, s’en est logiquement offusqué, exigeant qu’Apple et Spotify retirent le faux tube de leur catalogue. La plateforme musicale française Deezer annonçait en juin 2023 la mise en place d’un système de détection de contenus générés par des IA. Le dispositif pourra notamment repérer les chansons utilisant des voix synthétiques de chanteurs existants.

« Ces informations seront utilisées pour signaler aux artistes, aux labels et aux utilisateurs le contenu généré par l’IA sur la plateforme, explique dans un communiqué Jeronimo Folgueira, directeur de Deezer. Ce nouveau système entend développer un modèle de rémunération qui fasse la distinction entre les différents types de création musicale. »

PROBLÈME D’EGO

Tous ne voient pas la main du diable dans ces technologies. Bien au contraire, pour certains, l’IA, qui agit sans calcul ni ambition, peut apporter un vent de fraîcheur à la création, voire de l’inattendu. En avril 2023, le Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne (mudac) inaugurait sa première résidence d’artistes à Milan. Son but ? Développer des projets menés par des designers en collaboration avec des outils d’intelligence artificielle.

De son côté, le compositeur japonais Keiichiro Shibuya présentait en juin 2023 sur la scène du Châtelet, à Paris, Mirror, pièce musicale dans laquelle Alter 4, un robot chantant branché sur ChatGPT4, inventait des airs ésotériques avec cinq moines en chair et en os du mont Koya, haut lieu de pèlerinage bouddhique. « Dans la musique, il y a des parties fixes et d’autres où il peut improviser selon un programme qui le fait réagir en temps réel aux sons qu’il entend. Quand je travaille avec des humains et que je leur demande d’improviser, ils tombent dans une démonstration excessive de leur compétence pour satisfaire leur ego. Rien de tel avec l’androïde, expliquait Keiichiro Shibuya au Figaro. À l’Exposition universelle de Dubaï, Alter 4 s’est figé pendant une minute. On ne pouvait plus l’arrêter de chanter. On n’a pas su pourquoi et c’est ce qui est intéressant. »

Le robot Alter 4 chante des textes ésotériques.
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(ATAK. Photo Sandra Zarneshan)
Dans la pièce Mirror du compositeur japonais Keiichiro Shibuya, le robot Alter 4 chante des textes ésotériques inspirés par l’intelligence artificielle en compagnie de cinq moines bouddhistes.

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