N° 146 - Printemps 2025

La saga Bugatti

Originaire de Milan, mais naturalisés français, Carlo, Ettore et Rembrandt Bugatti ont, chacun à leur manière, exprimé l’idée d’une certaine modernité. Si leur nom évoque aujourd’hui une marque d’hyperbolides, le design du premier et les sculptures du dernier sont désormais des pièces de collection très recherchées.

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Rembrandt Bugatti posant avec l’un de ses célèbres éléphants dans le zoo d’Anvers en 1908.

Que peuvent bien avoir en commun la Batmobile, le peintre Giovanni Segantini, le film Alien, le tableau La ronde de nuit et une certaine nuance de bleu appelé : de France ? Tous entretiennent un rapport avec la famille Bugatti dont le nom reste attaché à Ettore et à sa production d’hyperbolides. En oubliant les apports de ses deux autres éminents représentants.

Au commencement de cette saga à la marge entre le design, l’art et l’industrie automobile, se trouve Carlo Bugatti, né à Milan en  1856 d’un père architecte, Giovanni Luigi, qui s’échina à découvrir le mouvement perpétuel sans jamais y parvenir. Carlo, qui se destine aux arts, suit les cours de l’Académie de Brera, dans sa ville natale, avant de partir pour Paris où il s’inscrit à l’École des beaux-arts. Après s’être un temps intéressé à l’architecture, c’est au mobilier qu’il décide de consacrer l’essentiel de sa carrière. À l’époque en Europe, à la fin du XIXe siècle, la mode est à l’Art nouveau et aux inspirations exotiques venues d’Orient, principalement du Japon. Guimard, Gallé, Horta reproduisent aussi dans leurs armoires, leurs tables, leurs lampes et leurs architectures les formes organiques des plantes qui croissent et d’une faune minuscule qui rampe et vole. De son côté, Carlo Bugatti développe un style étrange, recouvrant ses meubles de cuir de chameau, incrustant le bois de métal et multipliant les ajouts de passementeries et de pampilles. Mais sans aucune influence revendiquée. À Hélène de Savoie, reine d’Italie, qui s’éprend de ce design à l’apparence très orientaliste qu’elle qualifie de « mauresque », il répondit : « Vous vous trompez, Majesté : ce style est à moi. »

Ettore Bugatti.
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Ettore Bugatti en 1927 avec sa Bugatti Type 41, dite Royale ou Coupé Napoléon, un monstre mécanique de 6 mètres de long.

SALON EXTRATERRESTRE

Il y a surtout l’usage du rond que l’on retrouve systématiquement dans son œuvre – sur des fauteuils, des têtes de lit – et dont il fait le sujet du salon Escargot, ensemble bizarre de pure science-fiction avec ses sièges Cobra qu’on dirait adaptés aux habitants d’une autre planète. Présenté à la première exposition internationale d’art décoratif moderne en 1902 à Turin, l’ensemble est accueilli en triomphe. N’empêche, le XXe siècle va longtemps éclipser l’œuvre de ce créateur atypique dont les pièces surgissent parfois aux enchères, s’arrachant, aujourd’hui, à des prix astronomiques.

Tout comme elles apparaissent parfois, et c’est plus inattendu, au cinéma. Sorti en 2017, le film Alien : Covenant s’ouvre sur le décor d’un salon immense presque vide, dont la baie vitrée panoramique balaie un horizon de montagnes. Un piano à queue, une table basse d’Eileen Gray, le David de Michel-Ange, une nativité de Piero della Francesca et le trône de Carlo Bugatti meublent ce gigantesque espace froid. Sans doute, le réalisateur Ridley Scott trouva dans ce meuble inclassable quelque chose de l’ordre de la curiosité pour l’anatomie, la zoologie, l’art et le design qui habite son personnage principal.

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Le salon Escargot avec ses fameux sièges Cobra de Carlo Bugatti en 1902.

On l’a dit, la forme ronde animait Carlo Bugatti. Elle tourne aussi dans l’esprit de son premier fils, Ettore, pionnier de l’automobile et créateur de la plus mythique marque de voitures de très grand luxe. Né comme son père à Milan, mais en 1881, il suit, comme lui, les cours aux beaux-arts de Brera en compagnie de son frère cadet, Rembrandt. Mais c’est la mécanique, qu’il découvre à l’âge de 14 ans en désossant le tricycle à moteur qu’on vient de lui offrir, qui va décider de son avenir. Pilote de course à 18  ans, il construit sa première voiture deux ans plus tard en 1901. La machine est exposée au salon automobile de Milan et décroche une médaille. Elle tape aussi dans l’œil du baron de Dietrich, industriel alsacien qui s’associe avec le jeune ingénieur et installe une usine à Niederbronn, à 50 kilomètres au nord de Strasbourg.

Le siège « Trône » de Carlo Bugatti.
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Le siège « Trône » de Carlo Bugatti, aux alentours de 1900. C’est lui qui apparaît dans le film « Alien : Covenant ».

VOITURE INSENSÉE

En 1907, Ettore se retrouve seul à la tête de la firme Dietrich Bugatti à qui il donne une nouvelle orientation : la voiture de sport et de prestige. Trois ans plus tard, Ettore fonde sa propre marque et s’installe à Molsheim, petite ville alsacienne où Bugatti a toujours son siège. La Bugatti Type 35 est présentée au Grand Prix automobile de France à Lyon en 1924. Avec sa couleur bleue typique qui permet aux spectateurs de la voir de loin et son moteur révolutionnaire, le modèle remportera plus de 2000  victoires au cours de sa carrière. « Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher », aimait à dire celui qui lance avec son fils Jean en 1927, la Bugatti type 41, dite Royale, voiture insensée de presque 6  mètres de long et 2  mètres de large, capable de monter à 200  km/h, mais en consommant 60 litres au 100.

La Bugatti Atlantic Type 57 SC.
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La Bugatti Atlantic Type 57 SC de 1936 et sa crête d’assemblage caractéristique. Sans doute la plus belle voiture du monde.

Conçue pour les élites monarchiques, cet équipage hors norme coûte la bagatelle de 500’000 francs de l’époque, et encore, sans la carrosserie que l’acheteur doit payer en sus. Son prix volontairement stratosphérique doit ainsi surclasser celui de constructeurs haut de gamme tels que Rolls-Royce, Bentley ou Delage. Mais aucun monarque n’en fera pour autant l’acquisition. Sur les six exemplaires fabriqués, trois furent vendus et les trois autres restèrent conservés dans l’usine dont le « Coupé du patron – Coupé Napoléon » qu’Ettore Bugatti utilisa à titre personnel toute sa vie. C’est aussi à Jean qu’on doit la fantastique Bugatti Atlantic avec sa crête d’assemblage caractéristique qui souligne son profil et son design aérodynamique absolument parfait. L’histoire veut qu’elle ait inspiré la Batmobile des années 40. Pour les bouchons de radiateur de leur moteur, Ettore et Jean ont choisi comme mascotte une version miniature de l’Éléphant dressé, sculpture de 1904 de Rembrandt Bugatti. Un hommage à l’artiste qui mit fin à ses jours en 1916 dans son atelier parisien.

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« L’Éléphant dressé », la mascotte qui orne les bouchons de radiateur des voitures Bugatti à partir de la fin des années 20. Une version miniature d’une sculpture de Rembrandt Bugatti en hommage à l’artiste qui mit fin à ses jours en 1916 dans son atelier parisien.

BESTIAIRE DE BRONZE

Rembrandt justement. Voilà un patronyme original, mais difficile à porter. Il lui vient de sa tante. Ou plutôt du mari de celle-ci, Giovanni Segantini, peintre habité, né en Italie, mais installé dans les Grisons, et tenant d’une forme réaliste du symbolisme. Segantini représente aussi bien les paysages des Alpes suisses et les hommes et les femmes vivant dans cette nature à la fois sublime et rugueuse, que des scènes hivernales ésotériques inspirées par la poésie bouddhiste. C’est lui qui conseilla à Carlo Bugatti de baptiser son deuxième fils Rembrandt, en hommage au peintre hollandais de l’Âge d’or et auteur de la fameuse Ronde de nuit. Rembrandt sera donc artiste, c’est inscrit dans son extrait de naissance daté de 1884. Encouragé dans cette voie par Segantini et le sculpteur Paul Troubetzkoy, Rembrandt s’adonne au travail du volume. Il coule dans le bronze ses sujets de prédilection : les animaux. Comme le célèbre sculpteur parisien Antoine-Louis Barye, il voue une admiration sans bornes aux vaches, aux éléphants, aux jaguars, aux singes… bref, à tout un bestiaire qu’il observe scrupuleusement au parc zoologique du Jardin des plantes à Paris.

« Le grand fourmilier ».
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« Le grand fourmilier », un bronze de Rembrandt Bugatti de 1909.

Avant de partir pour Anvers qui abrite alors le plus grand zoo du monde et dont la direction offre à l’artiste d’occuper un atelier au milieu des bêtes sauvages. La Première Guerre mondiale éclate. Les animaux les plus dangereux sont abattus. Rembrandt ne se remettra jamais vraiment de ce massacre. D’autant que de retour à Paris, les affaires vont mal. Les commandes et les ventes de ses sculptures s’effondrent. Atteint d’une tuberculose contractée alors qu’il était engagé volontaire à la Croix-Rouge pour soutenir les blessés, il ne peut plus rendre visite à sa famille, notamment à ses neveux et nièces qu’il adore. Rembrandt Bugatti se suicide en laissant ce mot à son frère Ettore : « … sois rosse avec les hommes, gentil avec ta femme, Dieu avec tes enfants et bon pour les animaux… »

Comme Carlo Bugatti dont le mobilier eut peu de succès après sa mort, les sculptures animalières de Rembrandt s’évanouirent dans les méandres du marché de l’art. Redécouvertes depuis une vingtaine d’années, elles sont devenues des pièces de collection très recherchées, dont chaque exemplaire franchit facilement la barre des 100’000 francs sous le marteau des enchères. En septembre 2022, une version d’Éléphant blanc « il y arrivera » de 1907 ayant appartenu à Alain Delon, grand amateur de ce type de statuaire, était ainsi adjugée 140’000  francs chez Piguet Hôtel des ventes à Genève.

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