N° 124 - Automne 2017

Développement personnel, coaching et sagesses anciennes

La psychologie positive, le coaching et les théories du développement personnel qui font fureur aujourd’hui, nous recommandent, en s’inspirant de sagesses anciennes telles que le bouddhisme et le stoïcisme, de pratiquer un travail sur nous-mêmes pour parvenir au bonheur. De là les nombreux conseils qu’elles dispensent dans des magazines et des livres à succès : savourer l’instant présent, apprendre à lâcher prise, se méfier des attachements, savoir montrer de la gratitude envers ce qui nous est donné, habiter son corps, accomplir quelques bonnes actions chaque jour, cesser de ressasser le passé, se méfier des espérances qui nous font quitter le présent, viser le plaisir plus que la perfection, renoncer à l’excellence, apprendre à s’aimer soi-même, pratiquer la méditation de pleine conscience, j’en passe et des meilleures.

LE BONHEUR EST LE SEUL ET UNIQUE BUT DE L’EXISTENCE HUMAINE, LOIN DEVANT L’HONNEUR, LA GLOIRE OU LA LIBERTÉ.

Pourquoi ça marche ? Sans doute, parce que nous sortons de plusieurs siècles d’idéologies religieuses et républicaines hostiles au bonheur, de visions du monde adossées à la conviction qu’il faut souffrir pour accéder au salut et réussir dans la vie. Dans l’après 68, en réaction à ces traditions austères, nous assistons à la victoire des doctrines hédonistes, du « jouir sans entrave », « il est interdit d’interdire » et autres « sous les pavés la plage ». L’idéal du plaisir prend la place de l’ascétisme méritocratique catho-républicain qui valorisait la souffrance dans le travail, mais aussi dans l’accouchement ou les sports, voire dans la maladie encore définie dans le Catéchisme officiel du Vatican comme « un chemin de conversion » qui peut « nous configurer à la passion du Christ ».

Nous vivons par contrecoup l’ère des éthiques « eudémonistes », des morales du plaisir et du bien-être tous azimuts, du souci de soi et de l’épanouissement personnel, de la santé et de la remise en forme, avec des conséquences quasi infinies sur l’emphase mise dans l’Occident contemporain sur la quête du bonheur. Jogging, diététique, fitness, psychothérapies en tous genres n’ont cessé de proliférer au fil des trente dernières années en même temps qu’on s’efforçait de redécouvrir les visions du monde héritées de l’Antiquité occidentale ou orientale.

L’idée s’est désormais imposée que le bonheur est le seul et unique but de l’existence humaine, loin devant l’honneur, la gloire ou la liberté, au point qu’il devient le nouvel impératif des temps modernes, obligation nous étant faite non seulement d’être en forme, en bonne santé physique et psychique, mais qui plus est heureux dans notre vie professionnelle et personnelle. Faute de quoi nous sommes mis « en baisse », « en panne », affublés d’un feu rouge comme chaque semaine dans nos hebdos qui s’amusent à rabaisser tel ou tel au rang de loser. C’est dans cette perspective que le bouddhisme et le stoïcisme reprennent du service en tant que modèles de félicité. Car pour qu’on puisse parler de bonheur véritable, il faut que deux conditions soient remplies, que ces sagesses anciennes avaient déjà parfaitement analysées : il faut d’abord qu’il y ait un accord entre nos désirs et la réalité, entre nos aspirations les plus profondes et le « cosmos ». Mais il faut aussi, seconde condition, que cet accord ne soit pas simplement éphémère, comme dans le cas des plaisirs passagers (manger, boire, dormir…), mais solide et même durable jusqu’à la fin de notre vie dès lors que nous avons suffisamment travaillé à identifier nos désirs essentiels pour construire cette harmonie dans la durée. Or c’est bien évidemment là que le bât blesse, car d’évidence, mes désirs et le réel ne sont pas forcément en phase, c’est le moins qu’on puisse dire, et il n’y a du reste a priori aucune raison pour qu’ils le soient.

Voilà pourquoi bouddhistes et stoïciens nous invitent à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde, en pratiquant notamment deux types d’exercices de sagesse que la psychologie positive a remis au goût du jour. Le premier consiste à apprendre à « savourer le présent », à pratiquer le fameux carpe diem cher à Horace, l’amour de ce qui est là, ici et maintenant. Le passé nous tire en arrière par un sentiment puissant, la nostalgie du bon vieux temps, tandis que le futur nous fait échapper au moment que nous vivons par une autre passion tout aussi forte, l’espérance. Or le passé n’est plus, le futur pas encore, seul le présent est et, comme dit Sénèque, à force de le fuir, « nous manquons de vivre ». Il faut dès lors apprendre à dire « oui » au réel, quel qu’il soit. On raconte qu’Épictète prétendait pouvoir endurer toutes les tortures. Devenu esclave d’un maître cruel, ce dernier, pour vérifier la justesse de la philosophie stoïcienne, s’était amusé à lui briser la jambe. Épictète aurait supporté la douleur sans broncher – de là le sens courant du mot « stoïque », le stoïcien étant celui qui reste de marbre sous les coups du sort.

Le second exercice vise le « non-attachement ». Stoïciens et bouddhistes considèrent en effet qu’il ne faut surtout pas s’attacher, ni aux êtres ni aux choses, ni aux biens matériels ni à ceux que vous aimez, à vos filles, à vos fils, à vos maris, à vos femmes, bref, à vos proches. S’attacher est pure folie attendu que la vérité du monde réside dans la non-permanence de toute chose : « Tout passe et rien ne demeure », disait déjà Héraclite. Si je m’attache à quelque chose ou à quelqu’un, un jour ou l’autre, ce lien se rompra et la rupture me fera terriblement souffrir. C’est dans ce contexte que le dalaï-lama explique dans son livre La Voie de la Liberté, que seule la vie monastique permet de parvenir à la sérénité indispensable au bonheur : « À tant se préoccuper de cette vie, déclare-t-il, on tend à travailler pour ceux qu’on aime bien, nos proches, nos amis, et on s’efforce à ce qu’ils soient heureux. Si d’autres essaient de leur nuire, on leur colle aussitôt l’étiquette d’ennemi. De la sorte, les illusions telles que le désir et la haine croissent comme une rivière en crue d’été. » Et il ajoute ceci : « Parmi les humains, la vie profane est bourrée de turbulences et de problèmes. Et les laïcs sont impliqués dans toutes sortes d’activités qui ne favorisent guère l’exercice du dharma, la vie monastique est beaucoup plus favorable, dit-on, à la pratique en vue d’en finir avec ce cycle. Selon Tsong-ka-pa, réfléchir aux difficultés et aux désavantages de la vie laïque, ainsi qu’aux avantages de la vie monacale, renforce l’engagement dans celle-ci, si vous en avez pris la vie. Pour quiconque n’a pas encore choisi ce mode de vie, y réfléchir laisse une très forte empreinte karmique sur l’esprit. » Oserais-je avouer que ces appels aux sagesses d’antan ne me convainquent guère ? D’abord parce que j’aime l’histoire et les projets d’avenir, les souvenirs et l’espérance. Ensuite, parce que, comme l’avoue avec honnêteté le dalaï-lama, seule la vie monacale permet d’échapper aux attachements qui sont inévitables quand on vit dans le siècle et qu’on a des amis, des amours, des enfants. Et pour être franc, je me vois mal devenir moine. Du reste, comme l’écrit Kant dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, l’idée de bonheur reste indéfinissable d’autant que « si la providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous aurait jamais donné l’intelligence ». À quoi Flaubert ajoutait cet autre mot auquel je souscris pleinement : « Être bête, égoïste et avoir une bonne santé : voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu. »

ET POUR ÊTRE FRANC, JE ME VOIS MAL DEVENIR MOINE.

Je préfère me contenter d’une sagesse plus modeste. Une absence de malheur, c’est déjà beaucoup, des plages de sérénité qui entrouvrent humblement la porte à des moments de joie dont on doit garder à l’esprit qu’ils sont éphémères et, en toute hypothèse, dépendants des autres infiniment plus que de notre petit ego. Voilà ce qu’il nous est permis d’espérer en cette vie. Car c’est la lucidité qui sauve, les mirages idéologiques des philosophies du bonheur ayant invariablement des effets pathologiques dont je doute qu’ils puissent rendre quiconque authentiquement heureux.

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