N° 141 - Été 2023

Du bonheur différé au bonheur immédiat

En 2021, pendant la pandémie, 48 millions d’Américains ont demandé à leur employeur une rupture de leur contrat de travail.

Sachant que près de 40% d’entre eux ont quitté leur job alors qu’ils n’avaient pas de solution de rechange en vue, la nature et l’ampleur de ce mouvement ont frappé les esprits au point qu’un universitaire londonien, Anthony Klotz, a eu la bonne idée de lui donner un nom : the big quit (la grande démission), une formule qui, depuis lors, a été reprise dans le monde entier.

À défaut d’abandonner leur métier, un plus grand nombre encore de salariés a choisi d’opter pour une voie plus facile, la « démission tranquille » (quiet quit), une attitude qui consiste à garder son poste et son salaire, mais en décidant désormais d’en faire le moins possible. Une même allergie au travail salarié s’est retrouvée en France quand notre gouvernement a décidé de mettre en œuvre une réforme des retraites qui repoussait l’âge de départ à 64 ans, ce qui reste pourtant inférieur à la moyenne européenne. Bien que plutôt timide, le projet de loi a suscité un rejet massif de la part de plus de 70% des Français ! La question s’est bien sûr posée de savoir ce qui s’était passé pendant la pandémie pour que cette allergie au travail salarié émerge avec une telle force. La réponse est en fait assez claire : les confinements à répétition ont permis à de nombreuses personnes, exonérées comme par miracle de leurs obligations professionnelles alors qu’elles n’étaient pas en vacances, de s’interroger sur le sens de leur vie.

Il faut en effet noter que le temps libéré par les congés n’est pas de même nature que celui qu’impose un confinement chez soi, tout à fait imprévisible en cours d’année. S’agissant des vacances, on a pu en effet les préparer, on a prévu, pourquoi pas, d’en profiter justement pour faire du « bon travail » : arranger sa maison, réparer ce qui doit l’être si on est resté chez soi, rattraper des lectures qu’on n’a pas eu le temps d’effectuer, pratiquer des activités culturelles ou sportives, bref, travailler son esprit et son corps, mais hors rémunération et obligation émanant d’un supérieur, ce qui change tout.

LE TEMPS DU CONFINEMENT

Mais la pandémie, hors loisirs comme hors vie professionnelle, a créé un espace de temps tout à fait inhabituel, pour ainsi dire « hors du monde » et pour cette raison propice à des réflexions elles aussi peu communes, des pensées qui ouvraient une faille dans ce que les philosophes appellent la « quotidienneté ». La question s’est bien sûr posée aux politiques : d’où a bien pu provenir cette désaffection du travail salarié, celui qu’on accomplit pour « cultiver son jardin » pendant les jours fériés n’étant pas en cause, la fainéantise n’étant pas forcément le vrai sujet ? Comme on pouvait s’y attendre, les réponses furent aussi convenues et prévisibles qu’indigentes. La droite a profité de ce que certains écologistes faisaient l’éloge de la paresse pour clamer urbi et orbi que le culte de l’oisiveté était la cause de tous nos malheurs. À gauche, on s’est empressé de renouer avec un thème éprouvé (dans tous les sens du terme…), un classique entre tous, la stigmatisation des riches qui « sucent le sang du prolétariat ». Quant au gouvernement, il s’est contenté d’aligner des arguments technocratiques et financiers qui prouvaient, selon lui, l’impérative nécessité de la réforme sans jamais réussir, pour autant, à emporter l’adhésion des opposants.

Je suis convaincu que la véritable explication est ailleurs, qu’elle repose sur une espèce de faille de civilisation liée à l’érosion des grands récits sacrificiels, en particulier le christianisme et le communisme. En effet, si « Dieu est mort » comme le prétendait déjà Nietzsche, et si Marx l’a accompagné dans la tombe, si je ne crois plus ni dans la résurrection ni dans la révolution, si par conséquent je n’ai plus l’espoir d’une « seconde vie » dans un avenir radieux sur cette terre ou au ciel, alors je n’ai plus aucune raison de différer ma quête du bonheur ici et maintenant. Dans ces conditions, à quoi bon perdre sa vie pour la gagner ?

PENDANT DES SIÈCLES, L’IDÉE QUI A DOMINÉ LA VIE DES MORTELS EST QU’IL FALLAIT FAIRE DES EFFORTS POUR PARVENIR À SES FINS, TRAVAILLER AVANT DE JOUIR DES FRUITS DE SON TRAVAIL.

Ma seconde vie, si j’en ai une, ne prendra place ni après le « grand soir » ni après ma mort, mais tout simplement ici et maintenant, ou en tout cas, après ma vie professionnelle, alors pas touche à ma retraite !

Je parle de « faille de civilisation », car pendant des siècles, l’idée qui a dominé la vie des mortels est qu’il fallait faire des efforts pour parvenir à ses fins, travailler avant de jouir des fruits de son travail. Ce dernier, comme l’indique assez son étymologie (tripalium, un instrument de torture…) apparaissait, certes, à bien des égards comme une corvée, mais malgré tout comme une nécessité, non seulement pour « gagner sa vie », mais aussi pour se cultiver, apprendre, se perfectionner, devenir meilleur et, pourquoi pas, viser l’excellence dans son domaine.

Même quand il était fatigant, qu’il demandait des efforts ou qu’il était peu valorisant, il permettait au moins d’entrer en relation avec les autres, d’augmenter la richesse et la prospérité de son pays tout en assurant les besoins de la vie familiale. Comme l’écrit Victor Hugo dans le poème intitulé Je travaille, en travaillant nous étions à la fois « forçats » et « libres », sous le joug peut-être, mais malgré tout en voie de nous émanciper des particularismes liés à l’enracinement dans le terroir, de nous affranchir, dit-il de l’erreur et du mensonge.

PRIX D’EXCELLENCE

À l’école, bien que parfois lourd d’ennui, le travail était malgré tout le seul et unique moyen d’entrer dans le monde des adultes, de pénétrer l’univers de la connaissance et, à bien des égards, ça en valait la peine. En visant autant que faire se peut des objectifs élevés fixés par des programmes exigeants, il était un vecteur de réussite, voire la base d’un bonheur, certes différé, mais pour cette raison même, plus solide et plus légitime. Ce message n’était pas seulement celui de la Bible, qui condamne comme on sait les humains à gagner leur pain à la sueur de leur front, c’était aussi celui d’une école naguère encore dominée par des valeurs méritocratiques autant que par le souci d’une excellence dont un prix prestigieux portait d’ailleurs le nom. Son enseignement constituait certes le socle d’une société qui renvoyait les joies et les loisirs à plus tard, mais qui prétendait cependant les assurer : pour les écoliers après la classe, pour les ouvriers après la retraite, pour les communistes après la révolution et pour les croyants au ciel, après l’existence terrestre.

Au lycée comme à l’usine, dans les champs comme au bureau, on invitait les humains à vivre dans le principe de réalité, un principe qui ne s’oppose pas au principe de plaisir, comme l’a cru à tort Marcuse, mais qui propose de différer la quête des satisfactions immédiates dans le but de leur donner davantage d’assise et de valeur. Je ne dis pas que tout était parfait dans cette vision du monde, loin de là. Elle était parfois, sinon presque toujours, mal justifiée, liée à des inégalités peu tolérables, inutilement pénible et répressive et je comprends qu’on ait pu faire la critique du vieux monde, qu’on ait eu parfois envie de renverser la table, de se révolter pour en dénoncer les excès et les travers. Il ne m’échappe pas non plus que certains métiers sont pénibles et qu’en général, ce sont en outre les moins bien rétribués sur le plan matériel autant que symbolique.

Reste que, finalement, la valorisation du travail avait malgré tout du sens. Elle avait le mérite de fixer à l’existence humaine des objectifs aussi élevés qu’honorables, parce qu’ouverts sur le monde, sur la connaissance, sur les idées de progrès et d’excellence, sur le bien commun et le souci des autres. En quoi je ne suis pas certain que le big quit soit une aussi bonne nouvelle que le pensent ceux qui ne voient pas que dans le reste du monde, et en particulier en Chine, on se réjouit de voir l’Occident démocratique s’effondrer chaque jour davantage dans le refus de la compétition mondialisée.

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