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TIMBUKTU, MALI - SEPTEMBER 16: Ancient Manuscripts from Mali, Niger, Ethiopia, Sudan and Nigeria line storage cases at Abdel Kader HAIDARA's home, the director of Bibliotheque Mama Haidara De Manuscrits, Timbuktu, 16 September 2009. These manuscripts are waiting their turn to be cataloged and added to the library collection. Inside them is a history of Africa from the 11th century onwards, with dialogue on Islam, trade, history, the law and so on. (Photo by Brent Stirton/Getty Images Reportage)
N° 134 - Printemps 2021

« Détruire une bibliothèque, c’est effacer la mémoire »

D’Alexandrie à Sarajevo en passant par Tombouctou et Louvain, les bibliothèques sont aussi des victimes de guerre.

Les bibliothèques. L’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie.
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© Fine Art Images / Heritage Images / Getty Images
Gravure de 1876, montrant l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie.

« Un vieillard qui meurt, c’est comme une bibliothèque qui brûle », dit un proverbe africain. Une bibliothèque qui brûle, pourrait-on ajouter, c’est comme une partie de l’humanité qui par t en fumée. Ce qui en fait une cible de choix en cas de conflits armés. Pourquoi, comment et depuis quand s’attaque-t-on à cette gardienne du savoir ? Entretien avec Nicolas Ducimetière, historien, spécialiste de l’histoire du livre et des bibliothèques, ainsi que de la poésie française de la Renaissance, et vice-directeur de la Fondation Martin Bodmer à Genève dont les 150’000 manuscrits, autographes et imprimés sont classés au registre Mémoire du monde de l’UNESCO.

Les bibliothèques. Directeur de la bibliothèque Mamma Haidara de Tombouctou,
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© Brent Stirton / Getty Images Reportage
Directeur de la bibliothèque Mamma Haidara de Tombouctou, Abdel Kader Haidara a sauvé de la destruction terroriste près de 400’000 manuscrits anciens conservés par sa famille.

De quand datent les premières bibliothèques ?

De l’Égypte ancienne. Généralement adossées aux temples, les « maisons de vie » qui forment les scribes possèdent déjà des bibliothèques. Elles conservent les papyrus qui servent aussi bien au déroulement du culte qu’à l’instruction des nouveaux scribes, des membres de l’aristocratie et de la prêtrise. On y garde également des textes que l’on considère comme des classiques. On sait que sous le règne des Ramsès, les scribes recopiaient des textes du Moyen Empire écrits cinq cents, voire six cents ans auparavant. Les Égyptiens, comme les Mésopotamiens à la même époque, avaient ainsi le souci d’assurer la subsistance de textes littéraires anciens, souvent à caractère moral, afin de les employer en tant que support éducatif dans les milieux académiques, religieux et scolaires.

Très tôt, elles vont aussi devenir une cible privilégiée en cas de guerre. Pourquoi ?

Les bibliothèques sont les filles directes de l’écriture, la mémoire d’un peuple, d’une religion et de leurs idées. Ce qui en fait donc une cible de choix dans un contexte de guerre ou de dictature. Les détruire, c’est annihiler cette mémoire. Il peut s’agir de l’action d’un régime, comme le nazisme, ou d’une volonté personnelle. En 213 avant notre ère, Qin Shi Huang, le premier empereur de la dynastie Qin, décida de s’attaquer à l’héritage confucianiste en brûlant les bibliothèques des lettrés et en ne gardant que celles qui conservaient des ouvrages techniques. C’est aussi pour cela que la copie des textes relève d’une importance capitale. Avant cela, il a fallu fixer une bonne fois pour toutes les écrits littéraires qui, pendant longtemps, étaient librement adaptés et parfois déformés. Les textes homériques seront les premiers à être ainsi « stabilisés ». Cela se passe à la bibliothèque d’Alexandrie qui sera la gardienne du savoir de l’Antiquité.

Les bibliothèques. Le violoncelliste Vedran Smailovic.
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© Michael Evstafi ev / AFP
Le violoncelliste Vedran Smailovic jouant dans les ruines de la bibliothèque nationale de Sarajevo en 1992.

Cette dernière sera également complètement détruite. Est-ce qu’on sait aujourd’hui par qui ?

Le mystère reste mal éclairci pour la simple et bonne raison que ceux qui ont commencé à s’intéresser à cette affaire sont sans doute les mêmes qui l’ont provoquée. Il y a cette histoire des troupes arabes qui, après avoir envahi Alexandrie en 642, auraient ensuite jeté à la mer tous les ouvrages qu’ils considéraient comme contraires au Coran. Sauf que cette anecdote n’est relatée qu’au XIVe siècle, soit presque sept cents ans après l’événement qu’elle raconte, par un historien arabe. Il n’existe aucune trace archéologique ni aucun autre témoignage pour étayer cette version. Il y a une deuxième hypothèse qui me semble beaucoup plus plausible. La destruction serait intervenue entre le IVe et le Ve siècle, au moment où Alexandrie devenait l’un des pôles du christianisme en Orient. Ce qui accentue le franc antagonisme qui déchirait les communautés païenne et chrétienne installées dans la ville. On imagine la haine des chrétiens face à cette collection d’ouvrages impies. Là encore, aucun indice tangible ne prouve qu’ils aient détruit la bibliothèque. Il y a quand même un fait parlant : l’assassinat de la grande philosophe Hypatie, lynchée par des fanatiques chrétiens, intervient exactement au même moment. Un proverbe dit ce qui suit : là où on commence à brûler les livres, on commence à brûler les hommes. Pour moi, la bibliothèque d’Alexandrie a été détruite par le prosélytisme chrétien.

Les destructions de bibliothèque sont-elles toujours le fait du fanatisme ?

Non, pas uniquement. Elles peuvent aussi être victimes de destruction aveugle comme dans le cas du bombardement massif d’une ville. Elles peuvent également faire l’objet de butin de guerre. L’histoire regorge d’exemples de pillages de bibliothèques souvent très bien organisés.

Par exemple ?

Selon l’historien Calvisios, cité par Plutarque, Marc-Antoine, amoureux de Cléopâtre, aurait compensé les papyrus détruits à Alexandrie lors des guerres césariennes en lui attribuant 200’000 rouleaux précieux. Problème : cet acte généreux fut accompli en pillant la majeure partie de la riche bibliothèque de Pergame ! Cette systématique à grande échelle n’apparut toutefois que plus tard, pendant la guerre de Trente Ans qui opposa les protestants et les catholiques sur le continent européen entre 1618 et 1648 : la bibliothèque palatine d’Heidelberg en fit les frais et fut transférée vers l’Italie. Napoléon fi t ensuite ériger ce genre de pillage à un niveau quasi scientifique. Au moment de la conquête de l’Italie, il monnaya la pacification des différents États et villes du pays avec des sortes de rançons. Elles se présentaient sous forme de sommes d’argent, de frais de bouche pour nourrir ses armées, mais aussi d’objets d’art : tableaux de maître, sculptures, livres et manuscrits rares. Pour ce faire, l’empereur était accompagné de membres de l’Institut de France qui choisissaient les plus belles pièces qui seraient ensuite montrées à Paris sur des chariots lors du défi lé de la victoire.

Les nazis procédaient exactement de la même manière. Pour quelles raisons vider ainsi les bibliothèques ?

Les motivations sont avant tout économiques et symboliques. Napoléon avait conscience que ce qu’il emportait allait enrichir la culture de son empire. Même chose dans le cas de l’Allemagne où les livres devaient être répartis entre les principales institutions du pays. L’Einsatzstab Reichleiter Rosenberg qui était chargé de les choisir pour Hitler a agi de manière très lucide et très méthodique. Les manuscrits qu’ils ont notamment sélectionnés dans la collection Rothschild étaient de toute première importance. Reste à savoir dans quel but Bonaparte ou les nazis s’emparaient vraiment de ces patrimoines. En tant que gens du métier, ceux qui opéraient les choix voyaient avant tout l’intérêt culturel de ces objets. Les motivations de ceux qui les pilotaient étaient plus ambivalentes : elles oscillaient entre le statut de trophée de ces pièces et leur valeur pécuniaire pour ainsi participer au financement de la guerre. Les nazis ont organisé beaucoup de ventes aux enchères de livres volés et spoliés, mais elles concernaient surtout des bibliothèques courantes et moins patrimoniales.

Les bibliothèques. Les nazis vont aussi méthodiquement piller les bibliothèques situées sur les territoires qu’ils occupent.
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© DR
Les nazis ne vont pas uniquement spolier des œuvres d’art. Ils vont aussi méthodiquement piller les bibliothèques situées sur les territoires qu’ils occupent.

Ce qui veut dire que, même dans ces cas-là, l’envahisseur connaissait l’importance historique d’une partie de ces objets ?

Il y a en effet parfois cette conscience chez celui qui envahit que, la bibliothèque étant un objet fragile, il faut protéger son contenu le plus précieux. En 1914, les Allemands avaient brûlé la bibliothèque de Louvain en Belgique. Ce qui avait suscité un immense élan d’émotion partout en Europe, au point qu’ils avaient ensuite promis de faire plus attention. C’est ce qui s’est passé avec la bibliothèque de Saint-Mihiel qui se trouve dans l’est de la France, à une trentaine de kilomètres de Verdun. Les Allemands qui avaient envahi la ville au début de la Première Guerre mondiale avaient pris garde de mettre en sécurité les ouvrages les plus rares de cette bibliothèque bénédictine en sécurisant les manuscrits et les incunables dans les caves. Malheureusement, un tir de barrage de l’armée française en 1915 a gravement endommagé le bâtiment et les imprimés des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles qui n’avaient pas été protégés. Lors de notre exposition Guerre et Paix l’année dernière, nous avions exposé un ouvrage de cette bibliothèque. Un livre complètement lacéré par un fragment de shrapnel. On aurait dit un corps mutilé.

Les envahisseurs protègent parfois les bibliothèques et leurs contenus. Il y a aussi des hommes et des femmes qui les sauvent au péril de leur vie…

En effet et cela concerne souvent des conflits récents. Je me souviens d’avoir rencontré, à l’EPFL, début 2019, le conservateur de la bibliothèque maronite des évêques d’Alep. Il m’avait raconté comment, avec d’autres fidèles chrétiens, ils avaient caché les ouvrages les plus rares dans la crypte de la cathédrale et procédé à leur numérisation au smartphone pendant que s’abattaient sur eux des pluies d’obus. Autre rencontre marquante, à l’OMPI cette fois, avec l’un de ces chefs de famille maliens qui conservent directement, dans leur maison depuis des générations, des manuscrits extrêmement précieux remontant au XIIe siècle. Il nous a expliqué le sauvetage de sa bibliothèque qu’il avait dû évacuer in extremis par pick-up, cachée dans des cantines militaires. Les terroristes qui sévissaient dans ces régions détruisaient systématiquement ces ouvrages qui montraient de façon absolument extraordinaire les interpénétrations culturelles que les grandes routes caravanières avaient permis. Dans ce cas, il y a, à la fois, la volonté de détruire cette mémoire, mais aussi de détruire ce qui fait l’essence même de ces lignées et de cette pratique immémoriale de bibliothèque familiale. De la même manière, ceux qui visaient la bibliothèque de Sarajevo pendant la guerre de Yougoslavie en 1992 cherchaient à annihiler non seulement son contenu, mais aussi à effacer l’âme de la ville et de ses habitants.

Les bibliothèques. Une scène peinte sur porcelaine par Antoine Béranger en 1813.
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© RMN-Grand Palais (Sèvres - Manufacture et musée nationaux) / Martine Beck-Coppola
Une scène peinte sur porcelaine par Antoine Béranger en 1813 représentant les rouleaux et livres rapportés d’Italie par Napoléon pour les collections du Louvre.

À la suite de cette destruction, l’UNESCO créait le programme Mémoire du monde afin de sauvegarder le patrimoine écrit dans les zones de conflit et dont vous siégez à la commission suisse depuis 2015. Quels sont ses moyens d’action ?

Ils sont faibles, l’organisation n’ayant pas d’argent. En revanche, le fait que l’UNESCO appose son estampille sur certains fonds ou documents leur donne une vraie importance auprès des professionnels et des politiciens qui ne sont pas toujours au courant de l’importance, parfois mondiale, de ce qui se trouve dans leurs pays. Cette distinction permet ainsi de trouver plus facilement de l’aide et des sponsors pour protéger et valoriser ce patrimoine. Pour l’action plus concrète sur le terrain, il y a depuis peu l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (Aliph) qui a été créée à Genève en 2017 et qui lève des fonds pour agir dans les situations problématiques. L’idée est parfois qu’il vaut mieux intervenir avant qu’après. L’année dernière, elle a ainsi financé un projet en Côte d’Ivoire qui n’est pas un pays en guerre, mais qui connaît des soulèvements sporadiques. À la demande de la directrice du musée national qui anticipait une instabilité politique à l’approche des élections présidentielles, l’Aliph a ainsi sécurisé le bâtiment en érigeant un mur d’enceinte, en renforçant les serrures et en posant des vitres blindées.

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