N° 134 - Printemps 2021

Les défis des châteaux de papier

Son architecture et son rôle ont évolué avec le temps. Du simple conservatoire des écrits, la bibliothèque est devenue le lieu de transmission de tous les savoirs.

On connaît bien la formule d’Amadou Hampâté Bâ, dans l’appel que l’écrivain malien, membre du Conseil de l’UNESCO, avait lancé en 1960 en faveur de la tradition orale africaine : « Chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Voilà des paroles qu’il faudrait empêcher de s’envoler. La seule solution pour les préserver ? La bibliothèque. En 1960, on ne pense pas systématiquement au film ou à l’enregistrement, supports à l’époque moins fiables que le papier. Des tablettes et papyrus de nos lointains ancêtres aux clés USB et aux serveurs blindés, le soin de conserver culture et mémoire n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui. Une bibliothèque, comme un bureau ou un foyer, ce peut être un meuble, une pièce ou un bâtiment. Ptolémée Ier, fondateur de la bibliothèque d’Alexandrie en 288 av. J.-C., est sans doute l’inventeur de la bibliothèque en tant qu’immeuble accessible à un public, certes choisi. La légende prête à l’ancien général d’Alexandre et à ses successeurs l’ambition d’avoir voulu conserver et traduire en grec l’ensemble du savoir universel, en prenant les mesures nécessaires à ce que personne ne puisse rivaliser : Ptolémée V aurait même fait interdire l’exportation du papyrus égyptien pour ralentir les efforts d’éventuels imitateurs. On estime que l’incendie survenu des siècles plus tard aurait détruit quatre millions d’œuvres. Aux premiers siècles de notre ère, Grecs et Romains bâtissent aussi des lieux de conservation et d’étude. L’empereur Hadrien, à en croire Marguerite Yourcenar, estimait que « fonder des bibliothèques, c’est construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit que je vois venir ». Le futur hôte perpétuel du château Saint-Ange admirait, toujours selon l’écrivaine, l’inscription sur le seuil de la bibliothèque du Forum de Trajan : « Hôpital de l’âme ».

Force symbolique

L’historien genevois de l’architecture David Ripoll rappelle que par la suite, au travers de centaines d’années, les bibliothèques et leurs trésors seront inclus dans des palais, couvents ou institutions et qu’à quelques exceptions près, il faudra at tendre le XIXe siècle pour que « peu à peu, la bibliothèque – en cela proche du musée – prenne en quelque sorte son autonomie, adopte sa propre identité architecturale. On commence alors à distinguer, et souvent à dissocier en corps de bâtiment distincts, les « magasins », c’est-à-dire les espaces de rangement où sont placés les livres et où n’entrent que chercheurs et spécialistes, et les salles de lecture ouvertes au grand public. La Bibliothèque nationale de France ou celle de Sainte-Geneviève à Paris en sont des exemples, imités un peu partout. » Il y a quelques originaux, déjà, qui comme Edmund Lind et Nathaniel Morison en 1878 à Baltimore, conçoivent une bibliothèque ressemblant à un théâtre antique, avec un grand atrium. « Dès le XXe siècle, explique David Ripoll, on glisse progressivement de la volonté de préservation et de sécurité des livres à celle de l’accueil du public, du lieu fermé et sûr à l’espace culturel ouvert, convivial, interactif. Comme les musées, les bibliothèques deviennent des symboles architecturaux d’une région, d’une ville, d’un gouvernement soucieux de laisser durablement sa marque dans le paysage. » Elles ressemblent de moins en moins à des bibliothèques ! « S’il est un sujet qui doive plaire à un architecte, et en même temps échauffer son génie, c’est le projet d’une bibliothèque publique », écrivait l’architecte révolutionnaire Étienne-Louis Boullée au XVIIIe siècle déjà. Christian Hottin, conservateur du patrimoine français, précise qu’entre 1945 et 1975, dans son pays, on a édifié beaucoup plus de bibliothèques qu’entre 1789 et 1914 : 300 en trente ans, contre 60 en cent vingt-cinq ans.

La bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale de 1963.
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© Gunnar Klack
La bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale de 1963. Son auteur, l’architecte américain Gordon Bunshaft, en fait un monolithe minimaliste couvert de plaques de marbre translucide.

Beaux gestes

Les nouveaux bâtiments sont peu audacieux et pour la plupart caractérisés par un aspect massif et monotone. Ce n’est que dans les années 70 que des innovations architecturales verront le jour. L’une des plus emblématiques de cet te période est sans doute la Bibliothèque publique d’information que Renzo Piano et Richard Rogers installent au Centre Pompidou, qui « offre une nouvelle image de la bibliothèque, transparente, libre, aux collections foisonnantes », écrivait Jacqueline Gascuel, conservatrice en chef des bibliothèques françaises, décédée en 2017. Les institutions construites à cette époque un peu par tout en Europe se veulent ainsi fonctionnalistes : elles sont au service de l’utilitaire et bannissent toute monumentalité qui pourrait rebuter le public. Si, sur le Vieux-Continent, il faudra attendre les vingt dernières années du XXe siècle pour que des gestes architecturaux audacieux viennent redonner de la grandeur et du panache aux « temples de la religion du livre » chers à Jean-Paul Sartre, tel n’est pas le cas outre-Atlantique. « La seule chose que vous ayez absolument besoin de savoir est l’emplacement d’une bibliothèque », affirmait Albert Einstein. Le second des deux disparus illustres aura eu le temps de constater qu’on ne saurait rater la bibliothèque Beinecke de Yale, conçue en 1963 par l’Américain Gordon Bunshaft (bâtiment vêtu de marbre translucide sur six niveaux et de trois étages en sous-sol), ni la Phillips Exeter Academy Library de Louis Kahn, dans le New Hampshire, inaugurée en octobre 1972. Le bâtiment, carré par fait, joue avec le concept de « ruine moderne », puisque son enveloppe extérieure de brique s’interrompt brusquement, laissant apparaître le ciel à des visiteurs fort heureusement protégés des frimas extérieurs par la seconde enveloppe, ininterrompue quant à elle, en béton brut.

S’IL EST UN SUJET QUI DOIVE PLAIRE À UN ARCHITECTE, ET EN MÊME TEMPS ÉCHAUFFER SON GÉNIE, C’EST LE PROJET D’UNE BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE.

Bain de lumière

Plus récemment et plus proche de nous, comment ne pas mentionner la bibliothèque de la Faculté de droit de l’Université de Zurich, signée par le célèbre Santiago Calatrava ? Inaugurée en 2004, elle a remporté immédiatement un grand succès. Ce « chef-d’œuvre architectonique », comme le décrit le gouvernement zurichois, est en fait la réinterprétation par l’architecte de Valence du bâtiment occupé par l’Institut de droit, créé en 1909 par Hermann Fietz. De l’extérieur, on remarque tout au plus la coupole en verre sur l’ancien toit plat qui recouvre un patio autrefois ouvert, éclairant ainsi la bibliothèque en son cœur. Six galeries circulaires en forme de lentille – abritant des tables pour étudiants le long de leurs balustrades – accompagnent ce rayon lumineux jusqu’au rez-de-chaussée. Grâce aux matériaux utilisés – pierre naturelle blanche pour le sol du rez-de-chaussée et bois clair pour les planchers et balustrades des tables des galeries – la bibliothèque est inondée de lumière. Si l’on regarde la construction depuis le premier étage, les balustrades des sols semblent flot ter dans l’espace, seuls huit piliers à peine visibles soutiennent la structure. « Comment s’étonner que l’intelligence humaine ait quitté l’architecture pour l’imprimerie ? » déplorait un Victor Hugo fataliste dans Notre-Dame de Paris. Pour lui, l’imprimerie allait immanquablement rendre l’art des bâtisseurs obsolète. Clin d’œil du destin : à l’heure des smartphones et d’internet, on reconstruit la basilique à l’identique, tandis que les amateurs d’architecture se multiplient et que – ô symbole éloquent ! – les livres d’architecture sont parmi ceux qui se vendent le mieux. Il est vrai, l’historien lyonnais Laurent Baridon le constate prosaïquement. « Certaines bibliothèques ne portent déjà plus ce nom officiellement. Il est par fois remplacé par des appellations précises et permettent de distinguer les différents types d’édifices : learning centre, studium, idea store, médiathèque, mediacenter, qui héritent de traditions culturelles diverses. Herzog & de Meuron ont achevé en 2004 l’Informations, Kommunikations und Medienzentrum (IKMZ) de l’Université de technologie de Brandebourg à Cottbus. L’édifice comprend une bibliothèque, à côté d’un pôle multimédia et d’un centre de données internes de l’université. Dans la pratique, la bibliothèque conserve une certaine prééminence de fait et de prestige, y compris sur le site internet de cet te institution. Mais l’accent est mis sur toutes les technologies numériques et en particulier sur l’e-learning. Comme pour mieux affirmer l’importance du centre des médias, les architectes opposent aux contours plutôt paysagers des façades, une très vive polychromie au sol, comme sur les vis hélicoïdes des escaliers et des rampes ; elle est fondée sur les couleurs de la mire de la télévision.

L’Exeter Academy Library.
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© Carol M. Highsmith
L’Exeter Academy Library de Louis Kahn. Chef-d’œuvre de béton, 1972.

Résistance sauvage

Pourtant, de plus en plus de bibliothèques sortent de terre, de toutes dimensions et de toutes natures ! Baridon, comme Ripoll, le constate. Les États nouveaux veulent affirmer une identité nationale et culturelle. La bibliothèque de Zagreb est ainsi inaugurée le 28 mai 1995, jour du cinquième anniversaire de l’indépendance de la Croatie. Les grandes bibliothèques des grands États affichent pour leur part une prééminence culturelle mondiale. Les bibliothèques publiques souffrent par fois des alternances électorales : le Pôle culturel Grammont à Rouen, de Rudy Ricciotti (le brillant ingénieur et architecte formé à Genève et à Marseille) va ainsi subir un brusque changement de programme. « De petites bibliothèques trouvent leur place dans les aéroports, à Schiphol par exemple, dont les 11 chaises et les 14 fauteuils sont très prisés ; dans les métros de Madrid, de Santiago du Chili ou dans les gares des Pays-Bas. Au Royaume-Uni, les anciennes cabines téléphoniques dessinées par George Gilbert Scott ont par fois été reconverties en petites bibliothèques sauvages à par tir de 2002 », souligne Laurent Baridon. Cette efflorescence, qui touche tous les types de bibliothèques, illustre aussi une forme de défense des valeurs culturelles et de la connaissance dans nos sociétés contemporaines mercantiles. Certes, les documents conservés dans ce que l’on continue d’appeler, de façon générique, des bibliothèques, se diversifient de façon considérable. Il ne s’agit pas toujours de livres. Mais par fois, après avoir conçu une « médiathèque » numérique, on y ajoute une aile pour accueillir les livres réclamés par le public ou indispensables aux chercheurs. Le livre, et c’est heureux, ne veut pas mourir.

La bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb.
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© iStockphoto / iascic
Inaugurée en 1995, la bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb participe symboliquement à l’affirmation d’un nouvel État.

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