N° 136 - Automne 2021

Le bonheur par le beau

Architecte, designer, homme politique et précurseur du retour à la nature dans les arts décoratifs, William Morris inventait Arts and Crafts dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Histoire d’un visionnaire pour qui l’artisanat et la beauté des choses devaient contribuer à rendre le monde meilleur.

Le XIXe siècle représente une période pivot dans l’histoire post-Révolution française et de l’industrialisation. Les mouvements ouvriers, politiques, artistiques se côtoient parfois de manière décalée, parfois en symbiose. Celui de William Morris, Arts and Crafts, provient de la préoccupation d’un homme pour son entourage, son contexte sociopolitique et économique, dans la mesure où, au-delà du progrès industriel, il cherchait à sauver le monde qui courait à sa perte, en s’éloignant de sa substantifique mœlle, la nature. Et qu’est-ce qui pourrait le sauver, le monde? La beauté d’un bouton de fleur, l’art, la connexion entre les connaissances et leur mise en application dans un contexte spécifique. William Morris met déjà le doigt sur une forme de démocratisation du luxe, observe la marginalisationélitiste de l’artisanat qui mettait en péril les ouvriers, les classes moyennes, ou les populaires dans une Grande-Bretagne à l’essor galopant.

William Morris
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William Morris en 1887

TRAVAIL DES MAINS

Les problématiques n’ayant guère changé depuis lors, l’influence des partis politiques n’est pas anodine, sachant que si le cœur dirigeait Morris vers la gauche, il œuvrait et travaillait dans des secteurs qui s’adressaient plutôt à une certaine clientèle de droite, aisée et capitaliste. Objets de luxe, monde éditorial sélect, ses activités le poussent néanmoins à décider de rendre ses lettres de noblesse à l’artisanat, au travail des mains, plus personnel et moins global, mais non destiné à la masse. Dans La carte et le territoire (2010), Michel Houellebecq résume bien la pensée de ce révolutionnaire moderne : « Pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau, d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme également avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. »

Le bonheur pour tous par le luxe ? Le Louis Vuitton du XIXe ? Alors oui, à sa manière, William Morris crée ce qui s’ancrera dans les esprits à la manière du monogramme de la maison parisienne aux malles en cuir. À la fois artisan, peintre et designer textile, il exprime sur tout type de support (tissu, bois, céramique, verre), des motifs de décoration naturalistes qui marqueront l’époque empreinte de ce romantisme qu’il souhaite réhabiliter. C’est Dante Gabriel Rossetti qui lui présente les artistes préraphaélites, eux aussi emprunts de ce retour à l’esprit du passé. Ensemble, ils dessinent les prémices du mouvement Arts and Crafts en Angleterre aux alentours de 1860, auquel l’artiste polyvalent a apporté son savoir-faire, ses idées, son esthétique qui perdure dans les arts décoratifs, cherchant à inclure la nature, son cheval de bataille. L’ébénisterie, la poterie, la peinture sur porcelaine et la simplicité doivent ainsi revaloriser le travail manuel de l’ouvrier.

La Red house
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Avec ses briques rouges et son style gothique, la Red house construite par William Morris et l’architecte Philip Webb au sud-est de Londres servait de quartier général aux membres du mouvement Arts and Crafts.
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(British Library)
Une édition de « The works of Geoffrey Chaucer now newly imprinted » publiée en 1896 par Kelmscott Press, la maison d’édition de William Morris, et ornementée par l’artiste préraphaélite Edward Burn Jones.

Sa manie pour l’unique l’amène à dessiner des polices de caractère qui voulaient se détacher de celles produites à l’époque en série. Il fonde sa propre maison d’édition, Kelmscott Press, avec laquelle il publie des ouvrages imprimés à l’ancienne, comme au temps de Gutenberg. Il tente par tous les biais de revenir à une pensée unique, à l’exclusivité des motifs et à anéantir le travail à la chaîne. William Morris et l’architecte Philipp Webb créent la Red house, à Bexleyheath, au sud-est de Londres, en briques rouges, pour marquer une structure que l’on appelle organique, où tout est fait à la main. C’est derrière ces fenêtres en ogive que les membres du collectif Arts and Crafts se regroupent, travaillent et réfléchissent.

Le mouvement ne se fonde pas uniquement sur une nouvelle approche de la décoration et de l’amé-nagement intérieur. L’habitation est également un domaine important pour rendre le monde meilleur. En 1884, des architectes s’allient aux idées de Morris et lancent l’Art Workers’ Guild, inspiré du système des guildes médiévales. Substantiellement, il s’agit ainsi d’affirmer que les arts ne forment qu’une seule unité. Il n’y a pas de beaux-arts ou d’arts appliqués, mais un tout créatif sans contraintes techniques. Mais l’entreprise qui voulait sauver par la beauté les ouvriers enchaînés à leurs machines se révèle être un échec. La production artisanale de mobi-lier, de papier peint, de vitrail, de vaisselle reste réservée à une clientèle riche et élitiste.

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(Tony Hisgett / Wikimedia)
Un buffet Arts and Crafts dans l’une des chambres de la Red House, la maison de William Morris.

Du point de vue financier, William Morris ne s’y retrouve pas et doit céder à l’air du temps. Il en sera d’autant plus affecté que cette grande bourgeoisie victorienne lui pose un problème existentiel. Son socialisme viscéral ne parvient pas à venir à bout de cet empire colonial et hégémonique. Inspiré par l’harmonie naturelle, le style, néanmoins, perdurera. L’aspect social de l’initiative est abandonné au profit de son esthétique et de la noblesse de ses formes. L’utopie Arts and Crafts donnera ainsi naissance à l’Art Nouveau. À Paris, Hector Guimard réalise en fonte les fameux portiques végétaux du métro. À Bruxelles, Victor Horta construit des immeubles à l’intérieur desquels les ébénistes s’inspirent des fleurs, des insectes et des animaux. « En attendant, il est juste et raisonnable que les hommes, à l’instar de la nature, s’efforcent d’embellir ce qu’ils fabriquent et que ce travail soit lui-même agréable, comme la nature rend plaisant l’exercice des fonctions naturelles chez les êtres sensibles, écrit William Morris dans son livre L’âge de l’ersatz en 1894. En résumé, les arts appliqués aux objets utilitaires ne relèvent pas de la frivolité, mais de ce que la vie a de plus sérieux. »

Un vase de William Howson Taylor
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(Victoria and Albert Museum, London)
Un vase de William Howson Taylor réalisé aux alentours de 1900.

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