N° 148 - Automne 2025

Le Japon, terre de robots

Gundam, Evangelion, Astro Boy, Goldorak… l’archipel entretient un lien singulier avec les robots. Depuis fort longtemps. Et pas seulement en tant qu’objet de fiction.

Il affichait l’allure d’un petit astronaute sympathique, tout blanc, répondant au nom chantant d’Asimo, littéralement « des jambes aussi », dans la langue des anciens shoguns. En 2004, le robot humanoïde de la branche Honda Motor du fabricant automobile japonais stupéfiait le monde en montrant sa capacité à marcher de façon réaliste. Son ultime version, la sixième, était même capable de courir à 9 km/h et de tenir un objet sans le casser. En 2018, après dix-huit ans de développement, la division robotique de Honda cessait ses activités. Deux ans plus tard, l’industriel mettait définitivement Asimo à la retraite en lui organisant une cérémonie officielle. Le constructeur expliquait alors vouloir profiter des innovations apportées par sa machine dans le domaine des robots de soins et des voitures autonomes. Fini les robots qui se comportent comme des humains, du moins au Japon. Aujourd’hui, ce sont la Chine et les États-Unis qui s’imposent sur ce marché promis à un avenir dont personne ne peut encore prédire s’il sera radieux.

Pendant des années, l’archipel imprégna la conscience collective de ses robots fantastiques, au point d’im- poser durant plusieurs décennies l’image d’engins géants colorés, gentils ou méchants, parfois inspirés par les armures de samouraïs, mais aussi animés de considérations existentiellement plus profondes.

Les Américains avaient inventé les super-héros, les Japonais, les supers-robots. D’où vient cette fascination nippone pour ces vies mécaniques ? Elle remonte au XVIIe siècle, plus précisément à l’ère Edo (1603-1868) qui popularisa la production de karakuri (traduisez par mécanique ou astuce), des petites poupées sophistiquées qui servent le thé ou tirent à l’arc. Ces automates ne réussissent pas les prouesses techniques dont seront capables, des années plus tard, vers 1776, ceux de l’horloger neuchâtelois Pierre Jaquet-Droz qui savent jouer de l’épinette ou dessiner un chien.

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(Honda Industries)
Asimo, le robot de Honda, était capable de prouesses spectaculaires. L’industriel l’a mis à la retraite en 2018.

Les karakuri s’adonnent à des taches simples de tous les jours. Ils habitent le monde des petits êtres. En cela, la spiritualité shinto, en vigueur au Japon, ne fait pas de différence entre les êtres et les choses. Pour elle, tout ce qui fait partie du tout possède un esprit. L’humain et le naturel doivent chercher l’harmonie au sein d’un ensemble, chacune des deux parties restant libre de défendre ses intérêts. Le premier ne domine pas le second, pas plus qu’il ne lui est soumis. Les machines ne menacent donc pas la position de l’homme dans la représentation qu’il se fait du monde.

En Europe, la révolution industrielle du XIXe siècle invente les cadences infernales. Les auteurs et les philosophes rêvent de machines qui remplaceraient les ouvriers et les ouvrières qui se tuent à la tâche. En 1927, Fritz Lang tourne Metropolis, ville futuriste dans laquelle une femme-robot doit détourner les masses de la révolte qui gronde. L’année suivante, le biologiste Makoto Nishimura, sans doute inspiré par la créature du réalisateur allemand, invente Gakutensoku qui signifie : apprendre des lois de la nature. Une montagne mécanique dorée de trois mètres de haut, assise devant un bureau orné de bas-reliefs représentant le soleil, l’eau et des animaux.

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(DR)
Gakutensoku, le premier vrai robot.

Dévoilé à l’occasion de la Grande Exposition de Kyoto qui commémorait l’intronisation du nouvel empereur Hirohito, le premier « robot » de l’histoire peut changer d’expression faciale grâce à son masque en caoutchouc, déplacer sa tête et ses mains et écrire, un système de pression d’air donnant l’illusion qu’il respire. Mais quelle mouche a bien pu piquer Nishimura, qui n’est pas ingénieur, pour l’amener à créer cette machine ? Partisan de la théorie de l ’évolution, mais critique sur celle du darwinisme qui récompense les plus forts, il préfère une vision sociale de l’entraide entre humains. Gakutensoku est donc le premier exemplaire de créature artificielle conçue pour servir de modèle inspirant aux hommes de chair et de sang et ainsi élargir leurs champs intellectuels. Le robot suscite le débat, la littérature s’empare du phénomène, le public japonais se passionne pour les questionnements sur les limites du corps humain à l’épreuve de la modernité. Gakutensoku participe à quelques expositions et voyage jusqu’en Allemagne où il disparaît en 1930.

La guerre, bientôt, éclate, lançant le Japon dans les bras des puissances de l’Axe. Les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki vont achever de convaincre l ’empereur de signer l’Armistice. La destruction atomique va laisser des traces, et pas seulement dans les consciences. En 1952, le mangaka Osamu Tezuka invente Astro Boy, robot-enfant qui se pose en critique du progrès scientifique. Défenseur de la terre – le tropisme écologique est récurrent dans la fiction japonaise – il œuvre pour la paix et l’harmonie entre robots et humains. Déclinées en livres, en animés (c’est ainsi qu’on désigne les dessins animés japonais) et en films, les aventures du petit garçon à réaction rencontrent un succès tel qu’il intéresse le marketing. Astro devient l’image d’un chocolatier industriel, diffusant son image absolument partout.

 

 

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Astro Boy, le gentil robot humaniste d’Osamu Tezuka.

Le Japon vit alors son miracle économique d’après- guerre. Champion de l’automatisation et de la mi- niaturisation, le pays inonde les marchés avec ses produits « Made in Japan ». Dans les usines de Sony, Toyota, Kawasaki ou encore Mitsubishi, les ouvriers travaillent conjointement avec des robots qui ont droit à leur cérémonie shintoïste de bienvenue. Le gentil Astro Boy, nourrit de philosophie altruiste, va bientôt laisser sa place à un autre genre, plus agressif : le mecha. Mazinger Z (1972), Goldorak (1975) et surtout Gundam (1979) vont populariser les robots géants, armés jusqu’aux dents, fabriqués pour faire la guerre, mais avec, sous-jacent, un message pacifiste, le conflit étant dépeint comme vain et inutile.

 

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(DR)
Les héros de Neon Genesis Evangelion devant leurs EVA, leurs robots géants.

Ce courant sombre donnera, dans les années 90, le souffle épique de la série Neon Genesis Evangelion. Son scénario sophistiqué – les EVA, robots géants humanoïdes doivent défendre la Terre menacée de destruction par les Anges, entités venues de l’espace – mâtiné d’introspections existentielles – les pilotes des EVA admettent leur fêlure, la série allant jusqu’à aborder le thème du suicide – fera d’Evangelion le fleuron de l’animation japonaise. On notera au passage la référence à L’Eve future, le roman de Villiers de L’Isle-Adam publié en 1886, et qui appartient aux œuvres fondatrices de la science-fiction. Diffusées en Europe bien après leurs sorties au Japon, ces histoires vont lentement infuser dans la culture occidentale. Et ouvrir la porte à toute une production japonaise qui pratique le grand écart, aussi bien capable d’in- venter des super-robots pris de tourments que des personnages tout ronds, tout mignons.

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