N° 148 - Automne 2025

« Le corps du robot n’est pas aussi performant que celui de l’humain »

Coût de fabrication, complexité technique, problème juridique… pour la Lausannoise Aude Billard, référence mondiale de la robotique, le monde de demain n’est pas encore humanoïde.

La vingtaine à peine franchie et encore doctorante, Aude Billard s’est dit que ce serait peut-être une bonne idée de démembrer une poupée premier prix pour lui redonner vie sous une autre forme. Elle avait alors séparé les bras, les jambes et la tête du reste du corps pour créer un moteur avec une boîte pleine d’électronique et réassembler le tout. « Avec aussi un algorithme d’apprentissage pour lui enseigner l’imitation, la parole, le sens des mots… C’étaient mes premiers pas, ça peut paraître simple aujourd’hui, mais c’était magique. Je suis d’abord physicienne, un domaine où il s’agit surtout d’observer. C’était donc fascinant, pour quelqu’un de ’ théorique ’, de voir qu’avec l’intelligence artificielle, on avait le contrôle sur l’entier et qu’on pouvait construire un robot de toutes pièces, puis le programmer », détaille-t-elle aujourd’hui. Le chemin qu’elle a ensuite parcouru est constellé d’étoiles et elle est devenue, à 54 ans, une référence internationale coiffée d’une foule de casquettes : professeure à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), directrice du laboratoire d’algorithme et systèmes d’apprentissage (LASA), présidente de l’IEE Robotics and Automation Society et membre du Grand Conseil vaudois. Un grand témoin idéal, à l’évidence, pour faire le point sur les relations entre humains et humanoïdes présentes et futures.

Où en est-on, en 2025, dans les progrès technologiques liés aux humanoïdes ?

Je vais me montrer un petit peu critique ici, car c’est quelque chose qui existe depuis longtemps et qu’il y a eu des avancées phénoménales qu’on a un peu vite oubliées.Les superbes robots humanoïdes créés au Japon et en Corée voilà vingt ans faisaient des choses extraordinaires. Ils pouvaient se relever d’une position couchée d’un seul bond, par exemple. Et les avancées actuelles ne sont pas tellement technologiques, mais plutôt commerciales. Soudain, des personnes y croient et sont prêtes à mettre des millions pour rendre ces machines abordables et utilisables ; alors qu’avant, c’étaient essentiellement des prototypes dans les laboratoires. Le déclencheur actuel se trouve ici.

Donc moins dans la technique. N’est-ce pas un peu paradoxal de voir que les progrès sont fina- lement loin d’être exponentiels alors que le marché semble plein de promesses ?

Ce sera plus difficile que ce que pensent les investisseurs. Car on fait toujours face à cette problématique : le corps donné à l’humanoïde n’est pas aussi performant que celui de l’être humain, et de loin. Il n’a pas sa flexibilité ni sa régénération ; il est très rigide. J’ai récemment écrit un article pour le magazine Science où j’ai beaucoup parlé des mains. Les robots maîtrisent finalement assez peu les manipulations. Alors que la force de l’humain, si on refait l’histoire de notre développement, c’est cette dextérité, cette préhension, cette capacité de mouvement. Les robots resteront très limités s’ils ne progressent pas dans ce domaine. Les millions ne sont pas forcément la solution. Aujourd’hui, l’investissement dans la recherche concerne surtout le cerveau du robot. Et le cerveau ne pourra pas résoudre cette problématique de limitation à lui seul.

ON N’A PLUS LE DROIT D’UTILISER LE TERME, MAIS LES ROBOTS, CE SONT UN PEU LES ESCLAVES DES HUMAINS. ILS FONT CE QU’ON LEUR DEMANDE DE FAIRE. »

Aude Billard, Ingénieure en robotique

Quels sont les pays moteurs de cette industrie ?

Deux pays sont leaders en matière de moyens financiers pour la commercialisation : les États-Unis et la Chine. Ils lancent des investissements privés monumentaux sur la robotique. L’Europe, elle, investit massivement dans la recherche, c’est très différent. Les investisseurs privés européens sont encore frileux, sans que je com- prenne vraiment pourquoi.

Selon vous, l’antinomie entre la protection des emplois et le développement de la technologie vaut-elle encore un débat légitime ?

C’est la même chose depuis cinquante ans, vue, revue et entendue, alors je suis contrainte de vous répéter ce qui a déjà été dit : chaque fois qu’une nouvelle technologie apparaît, des emplois disparaissent et d’autres apparaissent. C’est quand même grâce à la technologie qu’on a pu faire décroître le nombre d’heures travaillées et qu’on a pu se libérer des tâches ménagères. Il existe des millions d’exemples comme utiliser une machine à laver plutôt qu’aller au lavoir. Il ne faut pas avoir peur de ça, non, et il est important d’aider les gens à faire cette transition, à comprendre la technologie.

Des voitures sans conducteur : ça semblait impossible à imaginer il y a seulement vingt ans pour une grande partie de l’humanité. Tout comme on peine encore à imaginer des humanoïdes omniprésents dans notre quotidien. Quelle est votre vision du monde à trente ou cinquante ans, du point de vue technologique ?

Je ne le vois pas forcément spectaculaire avec des humanoïdes partout et pour tout. En revanche, on verra des retombées implicites avec l’utilisation de robots plus performants pour les prothèses. Je m’attends à des choses assez belles, parce que les exosquelettes ne seront plus aussi rigides qu’aujourd’hui. On pourra recouvrir entièrement nos facultés. Ça deviendra normal d’avoir des prothèses de jambes ou de mains dextres, actives et capables de se mouvoir automatiquement, et non plus statiques. Aussi : on verra toutes sortes de fauteuils roulants qui ne seront peut-être plus des chaises, mais plutôt d’autres mécanismes qui permettront une mobilité plus généralisée. Pour l’instant, il existe surtout des prototypes très chers. Plus tard, ce sera à la portée du grand public. On verra également de plus en plus d’interfaces personne-machine pour pouvoir interagir en quasi-symbiose avec l’utilisateur. Mais le robot humanoïde, dans votre cuisine, qui fait la vaisselle à votre place, je n’y crois pas.

C’est pourtant séduisant, en tout cas bien installé dans le fantasme futuriste. Alors pourquoi ?

D’une part, cela peinera à convaincre parce que ça restera bien moins efficace que l’équivalent humain, et trop onéreux. D’autre part, et surtout, parce que beaucoup de problèmes restent à résoudre. De la maintenance de ces machines – il y a peu de chances que vous trouviez un réparateur dans votre quartier suffisamment qualifié pour rafistoler un robot bourré d’électronique dernier cri, et les coûts seront importants – à l’obsolescence programmée des ordinateurs qui contrôlent ces appareils. Sans parler des questions de sécurité que soulève la présence, dans votre salon, d’une machine de 60 kilos de métal à la démarche incertaine, truffée de caméras filmant en permanence.

L’espèce humaine est souvent partagée entre peur et séduction devant les robots. Vous comprenez cette ambivalence ?

Je ne sais pas. Je ne suis pas philosophe. Je vais vous décevoir là-dessus…

La peur de l’être humain face à la machine, ça vous parle quand même un peu ?

Oui, mais je ne suis pas comme ça, moi (sourires). Je me réjouis, en fait. J’ai très envie qu’on ait une intelligence plus grande que la nôtre. Un robot n’est pas un autre être, il ne faut pas oublier que c’est nous qui l’avons créé. Et que ce sont les compétences de l’ensemble de la société qui nous mènent à ces créations. Il ne faut pas en avoir peur, mais plutôt se montrer fiers de créer, lentement, quelque chose d’aussi fort. Quelque chose qui pourrait être plus doué que nous dans certains domaines. Je me réjouis de voir grandir nos technologies et j’aimerais bien que l’humanité le voie ainsi.

Le « transfert de compétences » reste-t-il un domaine toujours aussi délicat à gérer ?

Transférer des capacités de l’humain vers le robot nécessite une interface.  Ce  qui  reste  difficile. On « montre » des choses au robot, mais on rencontre un problème de correspondance, car on n’a pas le même corps. On a des solutions, certes, mais elles ne sont pas génériques, ce qui cause donc beaucoup de problèmes. C’est déjà le cas pour de « simples » mouvements dans l’air, alors imaginez pour le contrôle de la force, des appuis… C’est compliqué à enseigner alors que c’est fondamental pour n’importe quelle manipulation dans le monde courant. Les robots n’ont pas les mêmes sensations malgré les gants et les capteurs, ils n’ont pas la même peau – quand ils en ont une. Je vous parle ici du proprioceptif, mais c’est aussi valable pour la vision : ce qu’on voit avec nos yeux ne correspond pas à ce que voit la caméra. Il y a là aussi une discrépance.

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(Sony Music Entertainment)
Daft Punk, les DJ-robots. Mi-homme, mi-machine, le duo d’electro français a joué toute sa carrière sur cette ambiguïté.

Il semblerait que l’être humain tolère davantage ses propres erreurs que celles commises par la technique. Par exemple : il admettra plus facilement un accident de voi- ture provoqué par un conduc- teur maladroit plutôt que par une panne de logiciel.

Pendant très longtemps, on a refusé d’imaginer qu’une machine puisse faire une erreur – ce qui est assez absurde, car on sait bien que celles-ci tombent en panne tout le temps. Que les gens soient surpris : c’est ça qui est surprenant pour nous autres ingénieurs. Parce qu’on voit des dysfonctionnements tous les jours, du téléphone qui bugge au grille-pain qui lâche. Je pense que l’habituation va venir, lentement, sur le fait que les pannes sont inévitables. Le problème avec votre exemple de voiture, ce sera peut-être pour le tribunal, qui devra trancher et dire qui est coupable. Si un véhicule autonome blesse plusieurs personnes, qui doit endosser la responsabilité entre l’ingénieur, le fabricant, l’utilisateur ou le vendeur ? Pour l’instant, sans surprise, les fabricants s’en lavent les mains en rejetant tout sur le conducteur. Mais ça ne va pas durer, ce n’est pas possible. Il sera facile de démontrer que le logiciel du constructeur peut se tromper. Et les fabricants devront accepter leur part de culpabilité potentielle.

La législation paraît encore particulièrement floue, non ?

Le manque de législation est quasi complet sur les robots qui sont en contact direct avec l’être humain – par exemple ceux déployés sur les trottoirs ou dans les supermarchés. Et comme on parle en plus d’une technologie qui n’est pas encore vraiment déployée, alors le législateur ne sait pas sur quoi se fonder. C’est un peu comme la sculpture sur nuages. Quant à l’harmonisation… La législation va simplement dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas pas, façon « grande maille ». Il faudra ensuite traduire ça par des protocoles, que nous appelons standards dans le jargon technologique, ce qui va prendre un ou deux ans de plus. Souvent, c’est de pays à pays, ce qui rend la chose encore plus compliquée. Dans l’association que je préside, l’IEEE Robotics and Automa- tion Society, un sous-groupe travaille justement sur des standards pour les humanoïdes. C’est un problème complexe, car il y a tellement de choses qu’il faut couvrir… Cela va de mesurer les risques pour les personnes, par exemple, lorsque le robot chute, aux dommages matériels résultant de manipulations maladroites amenant le robot à briser les objets qu’il porte…

La personnalité juridique des robots, la question du genre, leur éligibilité à l’imposition : sont-ce des questions déjà pertinentes ou encore prématurées ?

Les robots ne sont pas autonomes pour l’instant, alors… On n’a plus le droit d’utiliser le terme, mais je vais quand même le faire : ce sont un peu les esclaves des humains, n’est-ce pas… Ils font ce qu’on leur demande.

À propos d’esclavage et de la soumission : que vous inspire la création d’humanoïdes, essentiellement féminines, à destination du marché du sexe ?

Je n’ai pas envie d’entrer dans ce débat ni dans celui des robots qui sont utilisés pour les conflits armés. La vraie question ne se situe pas sur le plan de la technologie, mais de l’humain. Pourquoi l’humain fait-il ça ? Pourquoi veut-il toujours exploiter d’autres personnes, sur le plan sexuel, des conflits ou autre ? Pourquoi ce besoin de contrôle sur son espèce et aussi sur les autres ? 

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