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Une histoire de robots

Des automates de Pierre Jaquet-Droz à Tesla Optimus, de l’humanoïde de science-fiction aux nouveaux robots domestiques, pourquoi l’homme a-t-il toujours rêvé de créer son double mécanique ?

On connait l’intelligence artificielle, cette technologie qui envahit, avec une fulgurance délirante, un peu plus chaque jour nos espaces de vie. Au point de faire oublier qu’avant d’imaginer faire réfléchir un smartphone, l’être humain a rêvé de construire de toutes pièces une créa- ture entière. Le cerveau synthétique étant désormais un projet bien avancé, l’homme revient à son idée première: la fabrication d’une entité artificielle. Le problème est qu’elle soulève des questions bêtement mécaniques. On ne parle pas ici de robots ressemblant à des boîtes en métal montées sur roulettes, mais bien de ces machines humanoïdes qui cherchent à nous dupliquer. Ce qui ren- voie l’histoire de leur invention à très loin dans le temps.
Ce fantasme de copier la nature existe depuis que l’homme sait maîtriser une certaine forme d’ingénierie. Il a bien essayé d’endormir les foules en usant d’astuces comme dans le cas du Turc mécanique, construit en 1770 à Vienne, cette marionnette prodige capable de jouer aux échecs et qui fascinait le public de l’époque.

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Inventée en 1770, l’arnaque du Turc mécanique a bluffé les foules pendant cinquante ans.

Un faux automate en fait, animé par un humain caché dans son socle et dont le pot aux roses ne fut dévoilé qu’en 1820. Cela dit, malgré la supercherie, remonter au XVIIIe siècle est une bonne piste. L’horlogerie bat alors son plein. En 1755, Jean-Marc Vacheron donne son nom à sa manufacture. Vingt ans plus tard, le Neuchâtelois Abraham-Louis Breguet lance sa marque à Paris. Entre ces deux dates, en 1774, les horlogers Pierre Jaquet-Droz et Henri-Louis, son fils, époustouflent le monde avec leurs automates qui peuvent jouer de la musique, écrire des poèmes ou dessiner des animaux.
Les villes du XIXe siècle se hérissent bientôt de cheminées d’usines. Elles attirent une main-d’œuvre venue de la campagne, qui trime pour fournir le commerce mondial naissant. Les tâches sont répétitives, les accidents fréquents et les morts nombreuses, qui racontent la misère d’une population qui se tue sur les chaînes de montage. L’homme se transforme en machine. Et si la machine le remplaçait?
Il n’est peut-être pas étonnant que le robot soit d’abord une idée surgie du bloc de l’Est, là où le culte de l’ouvrier Stakhanov promet à toutes et à tous l’élévation sociale grâce au travail acharné. Écrite en 1920, la pièce R. U. R. (acronyme en langue tchèque de Rossumovi univerzani roboti, soit Robots universels de Rossum) présage un avenir où l’ouvrier sera remplacé par son double mécanique. Mais un avenir déjà inquiet. Son auteur, Karel Čapek à qui on attribue l’invention du terme « robot» (cor- vée en tchèque) y relate la révolte de ces clones qui cherchent à anéantir l’humanité. Avant que l’un d’eux ne découvre l’amour. En 1927, Fritz Lang tourne Metropolis. Le robot y est en encore décrit comme une menace qui endort les masses pour mieux les contrôler, voire les remplacer. Ce ne sont pourtant pas les machines qui vont plonger le monde dans le chaos. Le 24 oc- tobre 1929, le krach de Wall Street et son cortège de misère ne sont pas de la science-fiction.
L’humain artificiel suscite la méfiance. Dépourvu d’émotions, corvéable à merci, donc potentiellement rebelle, il n’inspire
aucune confiance. La guerre éclate. Ce sont encore des soldats qui montent au front et des hommes qui vont imaginer l’indescriptible solution finale. L’humanité qui liait sa survie aux humeurs des robots s’aperçoit qu’elle est tout autant capable de se détruire elle-même.

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(Unitree)
H1, le robot humanoïde de la société chinoise Unitree.

Les États-Unis inventent la société de consommation pour relancer une économie en berne. Les robots deviennent des objets inoffensifs de tous les jours qui aident au ménage et à la cuisine. Leur version humanoïde continue à vivre dans la science-fiction. Ils sont de tous les voyages intergalactiques, protégeant les colons terriens des dangers d’autres planètes. Quand ils ne se consacrent pas servilement aux projets funestes d’une créature venue de l’espace profond. Professeur de biochimie à l’Université de Boston, Isaac Asimov écrit depuis 1939 des nouvelles d’anticipation. En 1942, il publie Cercle vicieux, nouvelle dans laquelle il définit les trois lois censées régir la relation entre les humains et leurs clones mécaniques (lire l’encadré).
Mais le robot n’est plus forcément une machine humanoïde. Il peut aussi n’être qu’un logiciel doté de parole. En 1968, Stanley Kubrick adapte au cinéma un roman d’Arthur C. Clark, autre monument de la littérature de science-fiction. Œuvre complexe, 2001, l’Odyssée de l’es- pace met notamment aux prises un équipage spatial avec le système d’exploitation de son vaisseau, le supercalcu- lateur dopé à l’intelligence artificielle HAL 9000. Doué de conscience, mais nourri d’une haine farouche contre les vivants, il ne laisse pas d’autre choix aux astronautes que de le supprimer. La vision du robot malveillant de Clark se heurte alors à celle, optimiste, d’Asimov. Ce qui scellera une brouille définitive entre les deux écrivains.

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L’oeil rouge de HAL 9000, l’intelligence artificielle malfaisante du film « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick.

Elle sera le premier être artificiel, et le seul à l’heure actuelle, à ainsi devenir citoyen officiel du monde. Une initiative qui, venant d’un pays du Golfe, suscita forcément le débat. L’avènement d’internet, la miniaturisation galopante des composants électroniques, les progrès dans la communication sans fil, le travail en réseau et surtout la capacité phénoménale des chatbots à ingurgiter des données et à apprendre de ces dernières vont accélérer leur « intelligence » et, partant, soule- ver des questions existentielles. Les machines nous mettent- elles vraiment en danger ? Les plus optimistes avancent que leur manque de conscience les rendent incapables de distinguer
le bien du mal… du moins pour l’instant.

  • LES TROIS LOIS DE LA ROBOTIQUE
  • – Première loi
    « Un robot ne peut porter atteinte à un être hu- main ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. »

    – Deuxième loi
    « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont
    en contradiction avec la première loi. »

    – Troisième loi
    « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la
    première ou la deuxième loi. »

Huit ans plus tard, Star Wars rétablit l’équilibre. George Lucas met en scène des robots sympathiques, qui œuvrent auprès des rebelles humains, pour contrer les ambitions autoritaires de l’Empire aidé par ses armées d’humanoïdes tueurs. L’ambivalence de la machine tiraillée entre le bien et le mal atteindra son paroxysme dans la série Terminator où un androïde débarqué de l’avenir doit sauver le monde en protégeant la mère de son futur créateur.
Mais tout cela reste encore très éloigné de la réalité. Il faudra attendre les années 2000 pour commencer à la voir rejoindre la fiction. En 2015, l’entreprise hongkongaise Hanson Robotics active Sophia, une gynoïde – du grec « gyné » (femme) – en raison de son apparence féminine, histoire d’opérer la distinction avec androïde, « andros » signifiant homme en grec ancien. Hyperréaliste, capable d’entretenir une conversation simple et présentée à l’ONU, en 2017, elle obtient la nationalité saoudienne.

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Sophia, devenu saoudienne en 2017. Elle est la seule robote à avoir été faite citoyenne officielle d’un État.

Quatre ans avant de mourir, en 2018, l’astrophysicien Stephen Hawkins avait mis en garde l’opinion publique contre la menace de l’intelligence artificielle au moment où elle deviendrait hors de contrôle. Tout en reconnaissant qu’elle pourrait également être une source de fantastiques opportunités. Même Elon Musk et Sam Altman, créateur de ChatGPT, lui avaient alors emboîté le pas, avant de finalement reculer devant la couleur silicium de ce nouvel or qui promet de couler à flots. Et le robot dans tout ça ? Il commence à ressembler aux images véhiculées par la science-fiction
d’après-guerre. Tesla Optimus mesure 1,73 m, pèse environ 57 kg, peut se déplacer à une vitesse maximale de 8 km/h et soulever jusqu’à 20 kg. L’écran qui remplace son visage est prévu pour interagir avec son propriétaire qui paiera environ 30’000 francs suisses pour s’offrir, dès 2026, ce majordome raide et un peu froid. En Chine, en février 2025, les stocks des robots H1 et G1 du fabricant Unitree, vendus respectivement 85’000 et 13’000 francs, se sont écoulés en quelques heures. Pour l’instant, les industriels préfèrent ne pas donner de traits physiques réalistes à ces machines, histoire sans doute de laisser chacun bien à sa place : d’un côté les machines, de l’autre, les humains.

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