N° 141 - Été 2023

La source de l’inspiration

Sa puissance évocatrice a inspiré les artistes de toutes les époques. Symbole de la vie, mais aussi du danger, propice à la nostalgie et aux élans poétiques, l’eau est aujourd’hui mise en scène pour alerter de la menace qui pèse sur elle.

Moïse sauvé des eaux, peint en 1638 par Nicolas Poussin.
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(Musée du Louvre)
Moïse sauvé des eaux, peint en 1638 par Nicolas Poussin.

Habiter une planète aux trois-quarts couverte d’eau, c’est accepter un élément naturel plus grand que soi. Et lui attribuer des vertus mystiques à la hauteur de ses dimensions. L’humanité s’est ainsi inventé des histoires d’aspersion bienfaitrice et d’immersion miraculeuse. Achille devient indestructible parce que sa mère, Thétis, l’a trempé dans le Styx, à l’exception du talon qui révélera sa faiblesse fatale. Saint Jean-Baptiste fait entrer les premiers chrétiens dans le royaume de Dieu en lavant leurs péchés dans les eaux du Jourdain.

Bouddha résume sa philosophie dans le lotus, cette fleur qui naît de l’eau et s’épanouit au soleil. Tandis que Mahomet s’abreuve à la source sacrée Zamzam « la meilleure eau sur terre » et que chez les hindous Vishnou incarne le Gange, le fleuve parfait qui traverse les plaines et les montagnes et se jette dans l’océan. Pour dire l’importance de l’eau dans la naissance de toutes les civilisations, de toutes les cosmogonies. « Il y a dans la substance de l’eau un type d’intimité, intimité bien différente de celles que suggèrent les profondeurs du feu ou de la pierre », écrivait à son sujet le philosophe Gaston Bachelard.

Des quatre éléments, plus que la terre, l’air ou le feu, l’eau est la plus omniprésente dans les rituels de la vie quotidienne. À la maison, elle lave et abreuve. Dans le paysage, sa vue apaise et son clapotis berce. Même le bruit de la pluie qui tombe plonge celui qui l’écoute en podcast dans un état méditatif profond.

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(Tate Britain)
La mort d’Ophélie (1851-1852) par John Everett Millais.

PÊCHE MIRACULEUSE

Cette charge évocatrice s’exprime forcément aussi chez les artistes. À Genève, le Musée d’art et d’histoire conserve un retable fameux. Intitulée La pêche miraculeuse, la peinture représente le Christ marchant sur l’eau. Mais c’est le décor de la scène biblique qui interpelle. Son auteur, le peintre bâlois Konrad Witz, a choisi de transposer sur les bords du Léman un événement qui se déroule sur celui de Tibériade. Et fait de cette œuvre de 1444, la première dans l’histoire de l’art, jusqu’à preuve du contraire, à représenter un paysage identifiable. Les artistes n’ont jamais cessé de représenter l’eau. Il faut dire que l’histoire est riche d’événements où elle tient le premier rôle.

Pas de Fuite en Égypte sans Moïse séparant en deux la mer Rouge. Et, puisqu’on en parle, pas de Moïse sans le Nil sur lequel la fille de pharaon le découvre nouveau-né, abandonné, flottant seul dans un couffin. Ni de mort d’Ophélie sans la rivière où la promise d’Hamlet décide de mettre fin à ses jours. L’eau dans l’art ne présente pas que des épisodes dramatiques. Les allégories des fleuves et des rivières qui traversent la Renaissance jusqu’à Ingres et son tableau La Source sont les prétextes à montrer des corps idéalisés, puissants et désirables. Mais il est vrai qu’elle sert souvent au transport de la nostalgie, à l’évocation du temps qui s’écoule et de la beauté qui s’enfuit.

Devant le lac d’Aix-les-Bains, Alphonse de Lamartine revenant sur les lieux de son amour disparu, compose ainsi le poème romantique par excellence. « J’ai remarqué que l’eau prenait un charme effrayant pour tous les esprits un peu artistiques illuminés par le haschisch. Les eaux courantes, les jets d’eau, les cascades harmonieuses, l’immensité bleue de la mer roulent, dorment, chantent au fond de votre esprit », écrivait de son côté Charles Baudelaire pour qui l’eau est aussi une musique. De celle que Claude Debussy traduit par des notes lorsqu’il observe la Manche. C’est encore la mer sur laquelle irradie l’astre rouge d’Impression soleil levant de Claude Monet. Quelques années plus tard, le peintre impressionniste donnera les Nymphéas, cycle fascinant qui enregistre les variations infinies de lumière et de couleurs sur son étang de Giverny.

Riverbed au Louisiana Museum of Modern Art.
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(Louisiana Museum of Modern Art)
En 2014, l’artiste danois Olafur Eliasson installe Riverbed au Louisiana Museum of Modern Art, près de Copenhague.

FAIRE UNE RIVIÈRE

En littérature, les auteurs racontent des histoires plus tragiques, des récits de tempête, de naufrage et de monstres marins. Daniel Defoe écoute Alexander Selkirk, ce marin écossais qui vécut cinq ans seul sur une île déserte. De ce malheureux perdu au milieu de l’eau, il en fait Robinson Crusoé, le héros du premier roman d’aventures. Herman Melville, qui fut baleinier, imagine Moby Dick, la baleine blanche, obsession du capitaine Achab, dont elle a arraché la jambe et qu’il chasse sans relâche. Il y a surtout Jules Verne dont les Vingt mille lieues sous les mers anticipent le spectacle dangereusement merveilleux des fonds marins, mais aussi, déjà, de leurs exploitations par l’homme. Et lorsque le naufrage est réel, c’est la fiction qui poursuit sa légende. Titanic reste ainsi l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma.

Et puis les temps changent. L’écologie alerte sur l’eau que les activités humaines polluent et dont elles bouleversent les cycles. Les artistes participent désormais à l’éveil des consciences. Dans notre époque préoccupée par le climat, difficile d’exposer l’eau pour sa seule qualité contemplative. Ou alors justement, de mettre en garde sur son sort en montrant sa beauté en péril. L’artiste genevoise Marie Velardi s’intéresse à cette eau menacée, mais aussi menaçante. En 2007, son Atlas des îles perdues dressait la liste des terres que la montée des océans condamnait à une disparition certaine. Tandis que sa série Terre-Mer, réalisée entre 2014 et 2017, présentait à travers des dessins au crayon et à l’aquarelle le déplacement du trait de côte, cette ligne qui désigne l’intersection entre la terre et la mer, d’Ostende, de Venise ou encore de Buenos Aires.

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(Courtesy Pippy Houldsworth Gallery, London. Copyright the artist. Photo : Ruth Clark)
All the Sea (2012-2014) par Tania Kovats. L’artiste britannique expose les eaux de toutes les mers à la manière d’espèces disparues.

Et lorsqu’en 2014 Olafur Eliasson recrée le lit d’une rivière dans les salles du Louisiana Museum of Modern Art près de Copenhague, l’artiste danois rejoue, certes, The New York Earth Room de Walter de Maria et ses 127 tonnes de terre qui remplissent la Dia Art Foundation depuis 1977. Riverbed cherche surtout à pousser la réflexion environnementale du visiteur qui explore librement ce paysage enfermé considéré dès lors comme une œuvre d’art.

La mer et les fleuves, les inondations et les marées, le blanchiment de la barrière de corail et la beauté de la ligne d’horizon sont aussi les objets du travail de l’artiste britannique Tania Kovats. Un vaste projet enc yclopédique dont le recensement de toutes les eaux possibles (aquarelles réalisées avec de l’eau de mer, atlas de toutes les îles du monde) veut rétablir cette connexion biologique et sociale de l’eau en train d’être perdue. Elle prend aussi la forme de bouteilles en verre remplies des eaux des rivières et des océans. Fioles que Tania Kovats expose ensuite dans des vitrines comparables à celles des musées d’histoire naturelle. Et que le spectateur observe comme si, devant lui, défilaient des espèces disparues.

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