N° 138 - Été

Au fil de l’art

Costumière, elle se définit comme chercheuse en textile. Passionnée par le corps et son anatomie, Jeanne Vicérial réalise des sculptures spectaculaires à la marge de la mode et de l'art.

Jeanne Vicérial.
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Leslie Moquin
Jeanne Vicérial.

Sur le plateau du Grand Théâtre de Genève (GTG), Sangaride expire. Embrochée par Atys, l’amour de sa vie, elle succombe à la blessure sanglante qui ouvre sa poitrine. L’assassin a été ensorcelé. Il se donne à son tour la mort au vu de son terrible méfait, une fois ses esprits retrouvés. Cette histoire d’amants tragiques, c’est celle d’Atys, opéra composé par Lully en 1676 pour Louis XIV et pratiquement plus joué depuis. Aviel Cahn, directeur du GTG, l’a mis à son programme 2022. Comme il le fait chaque année avec un spectacle de la maison, il a demandé à un artiste d’en imaginer la scénographie. Ou plutôt, a laissé le chorégraphe francilien Angelin Preljocaj, metteur en scène de cette pièce chantée et dansée, le soin de composer son casting créatif. L’artiste française Prune Nourry s’est ainsi occupée d’habiter le plateau avec cette histoire d’amour dramatique entre dieux et mortels. Tandis que Jeanne Vicérial a eu la charge d’en dessiner les costumes dont celui de Sangaride qu’une astuce de couture permet de simuler la balafre rouge fatale. « Un jour, j’ai reçu un appel d’Angelin Preljocaj qui voulait me voir. Je revenais tout juste de Rome où j’avais terminé ma résidence à la Villa Médicis. Il m’a parlé du projet et échangé sur les matières et le fait que je ne travaille pas le tissu, mais le fil », explique celle qui ne se définit ni comme artiste ni comme styliste. « Je suis ce que les gens veulent. Disons que je fais de la recherche, que je suis plasticienne. »

Jeanne Vicérial a réalisé tous les costumes de la tragédie Atys de Lully
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(Photo : Gregory Batardon)
Sangaride agonisant sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Jeanne Vicérial a réalisé tous les costumes de la tragédie Atys de Lully.

PIÈCES BAROQUES

Elle est surtout et d’abord costumière, diplômée des métiers d’art. « C’est très spécial. Dans le costume, tout est fabriqué sur mesure. Les tenues sont portées par une personne en particulier. Lorsque je suis ensuite arrivée à l’école des arts décoratifs pour apprendre la création et le prêt-à-porter, j’ai eu un choc. Je devais faire la gradation d’un vêtement à partir d’un mannequin taille 36-38. Moi qui venais d’une pratique de la couture fondée sur le corps humain, j’arrivais dans un processus industriel qui désincarnait l’individu. D’un coup, je faisais un bond de cent ans dans l’histoire de la mode. »

Inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Atys parle de rituel, d’hybridation, de transformation. Un champ sémantique, mais aussi scientifique et anthropologique, qui résonne chez Prune Nourry dont les œuvres questionnent aussi bien la bioéthique et la manipulation génétique que le corps morcelé, la maladie, la naissance et la renaissance. Tout comme chez Jeanne Vicérial. « On ne se connaissait pas. On s’est immédiatement trouvé des intérêts communs, notamment pour le corps, et notre goût pour ces planches anatomiques qui tapissent mon atelier. On a très vite travaillé ensemble. J’adore l’histoire du costume. Je puise mes références dans diverses époques, divers folklores. On dit de mes pièces qu’elles ont un style baroque. » Ce qui tombe bien, vu qu’Atys apparaît pile au cours de cette période de foisonnement décoratif. Jeanne Vicérial a habillé les danseurs du ballet et le chœur du Grand Théâtre et les solistes dans des tenues inspirées de la prêtrise antique et de l’Asie dans des couleurs qui se limitent au blanc et au noir. On pense bien sûr à Issey Miyake dont on sait la passion de la créatrice pour le plissé et le goût du Japonais pour les technologies. « Ce qui m’a tout de suite captivée dans ce projet, c’est le nombre de personnes impliquées. Entre le chœur, les danseurs et les solistes, il y a plus de 170 artistes sur le plateau. Créer pour autant de monde et autant de corps, c’était un défi incroyable à relever. D’autant que j’avais complètement arrêté de travailler avec le corps vivant quand j’étais à Rome. J’avais plus ou moins quitté la mode pour me concentrer sur la sculpture. Mais sans abandonner ma pratique de la couture. »

Bouquet final, 2020.
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(Jeanne Vicérial & Leslie Moquin)
Bouquet final, 2020. Une création de Jeanne Vicérial en collaboration avec la photographe Leslie Moquin.

À la Villa Médicis, elle découvre les statues dispersées dans les jardins. « J’ai voulu habiller les modèles masculins, mais ils représentaient des guerriers en armes. Je me suis tournée vers les femmes qui étaient toutes des Vénus au drap mouillé. J’ai commencé avec une Cléopâtre, une grande pièce très compliquée à recouvrir. Au point que je me suis dit que je pouvais me passer de modèle en faisant dans la sculpture textile », explique celle qui a collaboré à Londres avec Hussein Chalayan, le plus artiste de tous les stylistes. « J’ai beaucoup appris à son contact. C’est aussi quelqu’un qui a questionné le rapport de la mode avec l’art, la danse, le design et la technologie. »

En 2015, Jeanne Vicéral crée Clinique Vestimentaire, laboratoire qui réfléchit aux mécanismes d’une industrie écologiquement et socialement douteuse. « Aujourd’hui, l’individu n’existe absolument plus dans la mode, à part à la fin, au moment de la transaction. L’invention du prêt-à-porter a été géniale en termes d’accessibilité. Mais elle a aussi fait en sorte de modifier le corps pour le faire correspondre à l’image qu’elle cherchait à imposer. Il n’y a jamais eu autant de problèmes liés aux troubles alimentaires et de chirurgie qu’en ce moment. D’où cette utilisation du mot « clinique », sorte de clin d’œil à cette situation. Histoire aussi de remettre l’humain au début de la chaîne de production et qu’il se souvienne que la peau qui le recouvre est sa véritable enveloppe sur mesure. »

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(Mathieu Faluomi. Jeanne Vicérial)
Armors : sculptures vestimentaires, 2019.

Pour l’artiste textile, cette prise de conscience de méfaits de la mode passe par des séries d’initiatives. « Mais intervenir à l’intérieur du système reste complexe. Trouver une solution à un endroit signifie qu’on enlève du travail ailleurs. Récupérer des rouleaux de tissu qui vont finir dans les poubelles des grandes maisons, c’est très bien, mais la plupart du temps personne ne sait ni d’où ils viennent ni dans quelles conditions ils ont été fabriqués. En ce sens, proposer un projet décroissant dans le milieu de la mode ne fonctionne pas. Par contre, amener le sujet dans le champ de l’art est un moyen d’en dénoncer les excès en dehors du domaine industriel. En cela, l’art me met beaucoup plus à l’aise et me permet une plus grande liberté », reprend l’artiste qui vient de clore sa toute première exposition en galerie, chez Daniel Templon à Bruxelles. « J’y présentais une gisante. Une pièce qui dort entière-ment faite à la main que j’ai mis un an à terminer. »

Akantha et Apollon Acanthe, 2020.
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(Jeanne Vicérial & Leslie Moquin)
Akantha et Apollon Acanthe, 2020.

ROBOT COUTURIER

Au cours de ses recherches, Jeanne Vicérial découvre le tissage musculaire humain. « Le fait qu’on soit fait de fibres et de cordes m’a complètement fasciné. J’ai voulu reproduire ce que je voyais en copiant des illustrations trouvées dans des livres anciens de médecine. Je me suis lancée dans la confection de vêtement anatomique en partant d’un fil, d’un seul, et d’une technique, le « tricotissage » que j’ai inventée. » Ses robes sont absolument sublimes. Mais tisser les 150 kilomètres du seul fil qui les constitue prend un temps fou. « J’ai contacté le département de mécatronique de Mines ParisTech. Ensemble, nous avons développé une petite machine qui fonctionne sur le même principe qu’une imprimante 3D et qui fait mon travail de sept mois en sept jours. Ce lien entre technologie et technique, art et artisanat me passionne. » Sauf qu’elle n’est pas adaptée pour les 250 costumes qui habillent les artistes d’Atys. « Je me suis installée à Genève pendant un mois et demi pour pouvoir travailler avec les ateliers du Grand Théâtre où les artisans sont très talentueux. On a mixé le moulage avec le tailleur. Tout est sur-mesure, entièrement fait à la main. Avec la numérisation, les gens ne se rendent plus compte du travail et du temps que cela prend. En fait, il y a beaucoup trop de vêtements. Il faudrait arrêter d’en produire et surtout d’en acheter. »

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(Jeanne Vicérial & Leslie Moquin)
Lingua del fuoco, 2020. Manière codée de dire « ne pas avoir la langue dans sa poche ».

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