N° 137 - Printemps 2022

Philippe Cramer, le designer artiste

Le genevois dessine des objets uniques à haute valeur artistique. Visite dans son atelier où il travaille sa liberté toute personnelle de création et d’expérimentation des idées et des matières.

Portrait de Philippe Cramer
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Noura Gauper
Philippe Cramer devant son œuvre lumineuse Oculus Mirabilis.

Il a le regard doux et le sens de l’accueil. Dans son atelier-galerie de la rue de la Muse à Genève, il vous sert un bon café, dans de jolies tasses. Solaire, enjoué, Philippe Cramer a créé cet espace de travail qui regorge de trésors à son image et où la lumière et son rayonnement jouent un rôle important. « Voici Oculus Mirabilis, ma dernière œuvre lumineuse. Elle montre le temps qui passe à travers un double spectre coloré qui se métamorphose en continu sur vingt-quatre heures », explique le designer genevois installé depuis 2003 sous le nom de Cramer + Cramer. « Nous sommes une entreprise familiale. Au départ, l’un des Cramer était ma mère, Hongroise d’origine. J’avais dû monter une société en 2001 pour pouvoir commander en Hongrie des prototypes pour mes projets, car ici les prix étaient très élevés et les bons artisans difficiles à trouver. Au fil du temps, je suis finalement tombé sur d’excellents producteurs en Suisse, ma sœur a remplacé ma mère au sein de notre petite équipe, mais les deux Cramer sont restés. »

Sur le mur, Oculus a changé de couleur. Il est passé du bleu azur à l’orangé. « Je l’ai conçu pendant le premier confinement. Le fait de travailler la lumière comme une matière a peut-être inconsciemment à voir avec le coronavirus. Mes pièces ne sont pas tant le fruit d’une profonde réflexion intellectuelle. Je fonctionne à l’instinct et à l’instant. Chez moi, le hasard fait souvent les choses. Oculus est né d’une rencontre avec Antoine Toyon, fondateur de la Maison Créative à Genève, éditeur de l’œuvre, qui travaille la lumière. Tout comme l’idée de ces sphères en trois marbres que j’ai baptisées Colossus of Rhode’s Eyes, les yeux du colosse de Rhodes. Elle m’est venue après avoir croisé un sculpteur qui travaille la technique de la ‹ pierra dura ›, une méthode ancestrale de marqueterie de pierre que j’avais très envie d’expérimenter. C’est encore le cas de ces pièces en verre coulé puis argentées. J’en avais vu un échantillon chez le verrier Matteo Gonet à Bâle. J’ai tout de suite voulu travailler cette matière incroyable. Ces œuvres, nommées Speculas, sont éditées par la galerie Mobilab à Lausanne. »

Le bois, la céramique, le verre, la pierre, le métal, la lumière… Les techniques chez le designer genevois sont à la fois variées et anciennes, misent aussi bien sur l’artisanat que sur les technologies modernes. Ce mariage du passé avec le futur lui a d’ailleurs valu une contribution de reconnaissance de la Fondation UBS pour la culture qui l’a distingué, ainsi que douze projets de Suisse romande, en janvier 2021.

Installation des créations de Philippe Cramer
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Noura Gauper
Installation des créations du designer genevois avec, suspendu à gauche, son profil transformé en mobile.

DANS LES YEUX

Dans son atelier, le visiteur se balade au gré des objets lumineux. Lequel remarque aussi une forte présence des yeux dans son travail, ceux de l’Oculus, du colosse, mais aussi de Randogne série de lampes sur pied qui ressemblent à des cyclopes. « J’aime jouer sur le côté iridescent de la pupille et tout ce qui attire l’œil. Cela a un sens pour moi comme ce mobile recouvert de feuilles d’or et que j’ai suspendu au mur. Il est composé de pièces réversibles sur lesquelles je travaille la couleur, avec des références à des symboles totémiques, des caractères asiatiques, des pictogrammes anciens. J’aime créer un lien avec le monde archaïque où des idoles anthropomorphes, des amulettes et des masques funéraires se côtoient selon un lien que je leur attribue. » Dans cette dialectique lumineuse, Philippe Cramer parcourt ses « essais », comme il les appelle, qui tournent autour de la source initiale, la lumière, celle qui fiat (lux). « Ce n’est pas pour rien que les gens vénéraient le soleil, l’œil, la protection, la Trinité, la feuille d’or. » Particulièrement plaisante à utiliser, cette dernière reflète cet état de perfection sur un laiton brossé agrémenté de carrés précieux posés et lissés délicatement.

Le designer privilégie les matériaux qui deviennent rares. La crise sanitaire étant passée par là, même le bois massif local est désormais difficile à trouver : « Depuis un an, il y a un vrai problème de pénurie. La Chine a englouti la matière première que l’Europe ne protège pas… » Dans une préoccupation écologique, le designer genevois utilise les surplus, les chutes, se passe de certains matériaux nobles. Les solutions durables ne sont-elles pas le nouveau luxe d’aujourd’hui ?

Les lampes « cyclopes » de la collection Randogne.
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Noura Gauper
Les lampes « cyclopes » de la collection Randogne.

ENFANCE DANS L’ART

Le minimalisme épuré, très peu pour lui. La fonction n’est pas toujours le but initial de ses objets le plus souvent réalisés sur mesure, à un seul exemplaire ou alors en toutes petites séries. L’exclusivité se retrouve dans la qualité. Sa grande liberté de création lui permet un point de vue unique. Comme ses mobiles qui jouent une composition musicale, jamais deux fois la même, quand ils s’agitent au vent. Philippe Cramer présente alors un cyanotype sur tissu et papier. « Je travaille sur ce projet, mais je ne sais pas encore quelle forme il aura. C’est un procédé chimique qui transforme une surface exposée au soleil et sur laquelle ont été disposés des objets. Une fois ces derniers enlevés et l’émulsion nettoyée, une forme se révèle. » Un assemblage, presque un jeu d’enfant, qui lui permet de conserver sa curiosité expérimentale, sa manière de fonctionner loin des tendances et des modes. En fait, de travailler comme le ferait un artiste. « J’ai grandi dans ce milieu. Ma grand-mère était galeriste, mon grand-oncle éditait des livres d’artistes qu’il concevait comme des œuvres. Ces frontières entre l’art et les arts appliqués, je vis avec et les explore depuis longtemps. Pour autant, j’ai mis du temps à m’affranchir de l’objet purement fonctionnel. Le fait d’exposer à la foire Artgenève depuis trois éditions m’a donné l’entrain de suivre cette voie artistique. On le sait moins, mais des designers comme Angelo Mangiarotti ou Harry Bertoia faisaient aussi de la sculpture. Aujourd’hui, il y a un public pour ce type de pièces qui, sans être utilitaires, racontent des histoires. Aucune galerie ne représente encore mon travail hors de la Suisse. C’est la prochaine étape, car c’est le seul moyen pour moi de me faire connaître également à l’international. »

La partie atelier de Philippe Cramer
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La partie atelier où Philippe Cramer expérimente les techniques et les matières.

PROFIL MOBILE

L’année dernière, il a ainsi exposé dans une galerie pendant la grande foire du meuble de Milan. Cette année, il y aura Artgenève au mois de mars, mais aussi, en ce moment, sa participation à l’exposition Pas besoin d’un dessin, montée par le curateur Jean-Hubert Martin au Musée d’art et d’histoire de Genève. « Il a eu carte blanche pour revisiter les collections du musée. Il a choisi un des vases que j’avais réalisés en collaboration avec l’artiste Caroline Vitelli. Le principe était de reproduire la figure de l’acheteur sur la silhouette de l’objet. Dans la veine de ces profils découpés sur du papier noir qu’on voyait beaucoup à Genève au XVIIIe  siècle. » C’est d’ailleurs le même concept qui prévaut à un mobile doré suspendu dans la galerie et dont on reconnait, dans la plaque centrale, la tête du designer. « C’est un exemple. L’idée est que l’acheteur peut y reproduire la silhouette de la personne de son choix. Une manière de moderniser une tradition. »

La croix suisse, la marque de fabrique de Philippe Cramer.
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L’atelier-boutique du designer rue de la Muse à Genève. La croix suisse a longtemps été sa marque de fabrique.

SUISSITUDE

Philippe Cramer donne parfois des noms de lieux helvétiques à ses réalisations. Les vases Ragaz, par exemple, font référence à Bad Ragaz dans les Grisons. Manière de rappeler aussi que pendant longtemps, cette suissitude a été sa marque de fabrique. « C’était en réaction à mes études à la Parson School of Design à New York où je suis resté quatre ans. J’ai entendu là-bas tous les clichés possibles sur la Suisse que les Américains ne considéraient pas du tout comme un pays du design. De retour à Genève, je me suis dit que j’allais marquer la provenance de mes objets pour montrer qu’ici aussi il se passait quelque chose d’intéressant dans le domaine du mobilier. » Les vases Ragaz sont ainsi conçus selon une technique ancestrale de verre soufflé à laquelle a été ajouté un matériau contemporain : de la laque pour carrosserie d’automobiles ! « Ces mariages sont amusants. Le fait de produire de petites séries me permet de travailler par roulements et de tester sans hiérarchie des techniques, des couleurs, des matières. Ici, j’ai du ferricyanure de potassium mélangé à du citrate de fer ammoniacal que j’utilise pour réaliser les cyanotypes dont on a parlé. » Le résultat est ensuite laissé à la réinterprétation de chacun.

Speculas, des langues de verre aux reflets d’argent.
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Speculas, des langues de verre aux reflets d’argent.

RÊVE DE BIJOUX

Ces bijoux composés à partir de carapaces de coléoptères emportent l’imaginaire du visiteur. « Ils sont magnifiques, leurs couleurs sont uniques. J’ai transposé leurs effets de reflets dans cette console irisée », continue le designer. Les matières qui viennent de la nature, tout ce qui tape à l’œil, qui attire encore et toujours le sens de la vue, sont chez lui de potentielles sources d’inspiration. « J’adore les minéraux qui sont quand même ce que la nature produit de plus beau. Enfant je rêvais de devenir bijoutier. Et puis le rêve s’est estompé avant de revenir il y a quelques années, alors que je me trouvais par hasard à Tucson, où se déroule la plus grande foire aux minéraux du monde. Chez moi, les envies sont souvent cycliques. J’ai cette grande liberté de faire les choses quand elles me viennent et de suivre mes propres inspirations. » Entre les miroirs teints et les coulures de verre argenté, Philippe Cramer avance sans limites et sa créativité nourrit sa vocation décorative, mais surtout ludique. Essayer des matières, des émaux ou du marbre trouvé pendant des vacances à Paros en Grèce donne au designer la sensation de l’universalité de ses idées. « J’aime le monde du précieux. Je viens de réaliser des broches en or et des amulettes en forme de petit fantôme. Elles sont vendues dans des cadres. Ainsi, quand sa propriétaire ne les porte pas, elle peut les exposer au mur… comme des tableaux. »

Un mobile à la feuille d’or
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Un mobile à la feuille d’or inspiré par des symboles totémiques, des caractères asiatiques et des pictogrammes anciens.

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