N° 134 - Printemps 2021

Dans la tête d’Aby Warburg

Fasciné par les images, l’art et son histoire, Aby Warburg a constitué au fil du temps une bibliothèque unique au monde. fondée à Hambourg à la fin du XIXe siècle, elle est désormais londonienne depuis 1933.

En 1879, Max Warburg pense avoir réalisé l’affaire du siècle. À douze ans, il vient d’accepter la proposition de son frère Aby. Son aîné d’un an lui cède la direction de la banque familiale (qui lui revient par tradition). En contrepartie, Max devra lui acheter tous les livres qu’il souhaite… à vie. Max dira avoir signé le plus gros chèque en blanc de son existence.

En 1933, les 60’000 livres constituant la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg seront acheminés de Hambourg vers l’Angleterre, en secret, afin d’échapper à la destruction nazie. « Je suis fait pour laisser un beau souvenir », disait Aby Warburg. Prescience, plus que bon mot ? Figure mythique de l’historien de l’art (alors que lui-même ne s’est jamais revendiqué comme tel), il mourra en laissant une œuvre dont l’inachèvement ne l’empêchera pas de devenir culte et sans avoir vu l’installation de sa bibliothèque à Londres, où l’Institut Warburg, fort de 400’000 volumes, fait dorénavant partie de l’université.

Aby Warburg. Aby Warburg à Rome en 1929.
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© The Warburg Institut London
Aby Warburg à Rome en 1929 entouré de Gertrud Bing, qui deviendra directrice du Warburg Institut de Londres, et Franz Alber, son secrétaire personnel.

Aîné d’une fratrie de sept, Aby Warburg naît en 1866, dans une famille de banquiers juifs de Hambourg. Deux épisodes de son enfance seront déterminants. L’expérience de la maladie, la sienne – il attrape la typhoïde – et celle de sa mère, l’amène à avoir des hallucinations. Ces épreuves seraient, d’après lui, à l’origine de son rapport viscéral aux images. Cette hypersensibilité constituera ainsi le moteur de ses recherches en histoire de l’art. Warburg a l’intuition d’une continuité souterraine de l’Antiquité à l’œuvre dans les images. Une permanence qu’il traque dans les figures de la Renaissance à Florence – sa thèse porte sur Botticelli – mais aussi chez les Indiens Hopis du Nouveau-Mexique. Pour le chercheur, il n’existe aucune distinction entre les objets d’art. Les images sont toutes égales, qu’elles apparaissent sur une coiffe indienne, un tableau de maître, un timbre-poste ou une fresque romaine. Seule l’intéresse leur charge émotionnelle, ce qu’elles révèlent de la psyché. Selon Warburg, les objets d’art sont à appréhender comme  les passeurs de choses immuables, porteurs d’immanences, d’une œuvre, d’un continent, d’un millénaire l’autre.

Machine à penser

La bibliothèque naît du besoin de nourrir ses recherches. En 1900, il explique à Max son projet d’un institut qui lui permettrait de « chercher les fils sur la toile du temps en étudiant les images ». En 1921, la bibliothèque devient le centre de recherches Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW, Bibliothèque Warburg des sciences de la culture) – également département d’histoire de l’art de l’Université de Hambourg. Cinq ans plus tard, elle déménage dans un bâtiment construit exprès pour elle. Le plan suit l’« ordre mental » de son fondateur. Au centre, une salle de lecture elliptique, à l’acoustique soignée pour les conférences, contient les ouvrages sur l’Antiquité et la Renaissance. Principalement en allemand ou en italien, les livres, classés par domaines, sont en consultation libre. Les différents thèmes sont représentés par des couleurs, un même livre pouvant en porter plusieurs. Le lecteur déambule entre les rayonnages de cette « machine à penser », où les ouvrages sont disposés selon le principe du « meilleur voisin ». La publication dont vous avez besoin n’étant pas celle que vous êtes venu chercher, mais celle qui se trouve juste à côté. Les livres sont pour Warburg plus que des outils de recherche. Assemblés, groupés, ils expriment la pensée humaine dans toute sa sinuosité. Le financement de la KBW est entièrement privé, porté par Max et ses deux autres frères installés aux États-Unis. Son ancrage américain permet de poursuivre les acquisitions durant la Première Guerre mondiale et d’éviter la saisie lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Aby Warburg partage avec ses frères la conviction, héritée de leur père, que seule l’éducation peut remédier aux défaillances humaines. La bibliothèque, selon lui, « sera un observatoire d’où regarder et comprendre la culture et la barbarie européennes ».

Aby Warburg. La salle de lecture elliptique de la bibliothèque Warburg.
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© Warburg-Archiv im Warburg-Haus, Hamburg
La salle de lecture elliptique de la bibliothèque Warburg à l’époque où elle se trouve encore à Hambourg.

La frénésie avec laquelle Warburg explore les origines de la Grande Guerre est-elle le résultat, ou la cause, de la dépression dans laquelle il sombre en 1918 ? Sur fond de montée de l’antisémitisme et des menaces réelles qui pèsent sur les siens, Aby délire. Des visions macabres l’assaillent. Il « voit » ainsi sa famille cuite au four comme des pommes de terre, se persuade d’être la cause de la guerre. Ses crises hallucinatoires le mènent à être interné en 1919. « Ma vraie fascination pour Aby Warburg a commencé à la lecture des mémoires de son psychiatre, raconte l’artiste suisse Denis Savary, subjugué par la figure du chercheur allemand. J’y ai découvert un aventurier – quasiment un personnage de fiction – comme Don Quichotte qui vit aussi dans les livres. Le héros de Cervantès procède par collage. D’une maison de passe, il fait un palais. D’une prostituée, une princesse. Des moulins à vent deviennent des géants. Warburg agit pareillement, en rapprochant des images n’ayant a priori rien à voir entre elles. En les juxtaposant, il rend évident un motif que l’on retrouve chez les Indiens Hopis ou au Quattrocento  à Florence. »

Grenouille décapitée

Pendant cinq ans, Aby Warburg passera d’une clinique psychiatrique à une autre, se décrivant comme une « grenouille décapitée ». Un collectif de chercheurs dévoués prend dès lors en charge la gestion de la bibliothèque surnommée « Bilo », avec à sa tête Fritz Saxl. Assistant de Warburg, il embauche Gertrud Bing. Ils deviendront tour à tour directeurs de la bibliothèque dans son incarnation anglaise, Bing étant considérée par Warburg comme la légataire de sa pensée. « Cette bibliothèque est dangereuse. Je devrais l’éviter complètement ou m’y enfermer pendant des années, s’exclama Ernst Cassirer en la découvrant. Les problèmes philosophiques qui y sont implicites sont voisins des miens, mais les matériaux historiques que Warburg a réunis sont tels qu’ils m’accablent. » Le philosophe choisira finalement la seconde option et écrira à la KBW trois de ses ouvrages majeurs. Aby Warburg combat ses démons en 1923. L’effervescence intellectuelle propre à la bibliothèque s’achève à sa mort en 1929.

Aby Warburg. La bibliothèque Warburg est installée à Londres.
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© Philafrenzy
Depuis 1933, la bibliothèque Warburg est installée à Londres, dans un immeuble en briques du quartier de Bloomsbury.

Inquiets de la déferlante nazie qui s’abat sur l’Allemagne, les héritiers spirituels de Warburg cherchent à déménager d’urgence ses livres. Le salut viendra d’Angleterre. Le collectionneur d’art Samuel Courtauld propose d’accueillir la bibliothèque au sein de son institut et prête main forte aux Warburg d’Amérique pour affréter deux vapeurs. En 1933, rangée dans 600 caisses, « Bilo » s’achemine sur la Tamise, accompagnée de ses rayonnages métalliques, ses pupitres, ses machines à relier. L’année 1944 marque un nouveau tournant lorsqu’elle intègre l’Université de Londres, une étude ayant révélé que 30% des livres et périodiques arrivés de Hambourg ne figuraient pas dans la bibliothèque du British Museum. Après plusieurs déménagements (dont l’un pour être mise à l’abri des bombardements allemands), elle s’installe en 1958 à Woburn Square dans le quartier de Bloomsbury. Denis Savary s’y rend, cinquante ans plus tard. « Son histoire romanesque attisait ma curiosité. En réalité, lors de ma visite, l’aspect statique du lieu m’a surpris. Figé, il s’accordait mal avec ma perception de Warburg. En effet, l’idée du mouvement est cruciale dans son œuvre. Elle est également au cœur de la conception de sa bibliothèque, dont le parcours s’apparentait à une pensée qui s’élabore. D’ailleurs, il la décrit comme un organisme vivant en perpétuel mouvement. » À Hambourg, la bibliothèque révélait la dimension théâtrale de son fondateur, matérialisant sa représentation du monde. La salle de lecture était elliptique, en référence au système planétaire de Kepler. « L’astrologie était l’un des sujets de recherche majeurs de Warburg. Cette mise en abîme où le fond et la forme se rejoignent est fréquente chez lui. J’aime cette idée que l’architecture du lieu évoque le sujet qu’elle abrite. »

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