N° 133 - Automne 2020

Le bon français en mauvaise forme

Jamais on n’a autant parlé, ni plus mal. La logorrhée engendrée par la prolifération des interventions et la multiplication des médias a si peu amélioré le discours politique que le plus mauvais tour qu’on puisse jouer à un professionnel du suffrage universel n’est pas de le priver de micro, mais de le lui laisser plus de trois minutes. Aucun tribun ne sort grandi d’apparitions prolongées et trop fréquentes ne lui laissant d’autre choix que de se répéter ou de se contredire. Surtout, lorsque des imitateurs très talentueux ont appelé l’attention du grand public sur des tics, des intonations ou des idées fixes dont la caricature finit par se substituer à la réalité. À une époque où il n’y a guère que les officiers de réserve pour posséder encore le sens de la période, c’est un pâle euphémisme d’affirmer que l’art oratoire se perd. Car il est perdu. André Malraux l’a enterré en même temps que Jean Moulin un matin de décembre 1964. Bossuet, respectueux du vœu de célibat des prêtres, n’a pas eu d’héritier. Bourdaloue n’a attaché son nom qu’à une tarte aux poires et au récipient qui permettait de satisfaire des besoins naturels pendant ses interminables sermons. L’éloquence politique a connu ses ultimes envolées avec Michel Debré. L’éloquence judiciaire est morte avec René Floriot, l’avocat trop occupé à plaider les divorces pour avoir pris le temps de se marier. Depuis la disparition de Jaurès, les verbes sont passés du futur à l’imparfait. Les contrevérités tiennent lieu de paradoxes. Partout où l’on attendrait un homme de lettres se glisse un statisticien. Après le Général, aucun gouvernant ne se risque plus à exhumer les mots rares faisant mouche. Les ministres s’expriment tantôt comme le Président, tantôt comme des contremaîtres selon qu’ils sortent de l’E.N.A. ou du rang. Les académiciens « s’excusent » plutôt que de prier qu’on ne leur tienne pas rigueur. Les scientifiques jargonnent. Les patrons de syndicat grasseyent pour essayer de faire croire qu’ils appartiennent toujours à la base. Tous usent et abusent du « Françaises, Français », le double vocatif initié par Georges Marchais. De cette dégradation, les technocrates portent une lourde responsabilité. Ce sont eux qui ont mis à la mode les tournures et les vocables qui compliquent et opacifient une langue jamais plus claire qu’avec Montaigne, Molière et Flaubert. Cela ne s’arrangera sûrement pas au cours des années qui viennent puisque les grands textes de référence, le grec, le latin, la rhétorique, l’analyse logique et la logique formelle semblent avoir été exclus de la culture humaniste. N’est-il pas possible d’envisager la création de cours du soir au fil desquels, oubliant la tarte à la crème de plus en plus rance de la communication, on enseignerait que « conséquent » ne signifie pas important, qu’on part pour Paris, que si l’on arrive sur Marseille, c’est qu’on est parachutiste, que « en revanche » est préférable à « par contre » et que « merci à vous » relève moins de la politesse que de ce que les colonialistes nommaient « le petit nègre » ? Je rêve d’universités de quartier où l’on expliquerait aux futurs parlementaires que les cailloux de Démosthène favorisaient davantage l’éloquence que la bouillie sortant désormais de la plupart des bouches.

Je suis très fier d’avoir été mobilisé pour la défense du français. Je dois reconnaître que j’étais sinon compétent au moins volontaire. En l’absence de diplôme, une passion incestueuse pour ma langue maternelle et une certaine défiance à l’égard des patois contemporains me désignaient pour participer à la croisade, loin derrière les grands écrivains, les penseurs, les grammairiens, les professeurs de faculté, les critiques littéraires qui me toisent souvent de haut. Avec raison car, sévissant aussi dans l’audiovisuel, j’ai parfois manqué à la plus élémentaire orthodoxie. Que de remords, que de regrets après une émission lorsqu’on s’avise – parfois au moment précis où on la profère mais toujours trop tard – d’une bourde délictueuse. Ces soirs-là, on rentre chez soi la tête lourde et la bouche amère, chagriné d’avoir gâché quelque chose d’essentiel. À la radio, à la télévision, la rapidité et la bonhomie priment des qualités plus solides. Sans compter que la profession d’humoriste et le métier de plaisantin exigent l’emploi des ellipses, des raccourcis et des à-peu-près. L’effet comique repose sur une mécanique infiniment délicate. L’ordre des mots et le nombre de leurs syllabes sont déterminants. Or, ce n’est pas toujours la phrase la mieux balancée et la plus harmonieuse qui déchaîne les rires. Passe encore pour le monologue qui ne requiert, par définition, aucun vis-à-vis mais le dialogue – c’est-à-dire l’interview – implique une complicité langagière avec l’interlocuteur. On n’interroge pas Mireille Mathieu comme on aurait questionné Mme de Sévigné. Pour des motifs tenant autant à l’efficacité qu’à la charité, il convient d’aborder les illettrés et les délinquants, témoins récurrents de notre temps, avec le vocabulaire réduit et le relâchement syntaxique susceptibles de créer un climat de confiance.

À partir de ce postulat, toutes les erreurs sont permises. Le gros mot remplace le mot juste, la forme interrogative disparaît, les accords de participes rejoignent la panoplie des vieilles lunes. Dans la phrase la plus courte, le sujet peut sacrifier au pluriel et le verbe au singulier. Ou l’inverse. On ignore délibérément la concordance des temps, l’existence du subjonctif et le rapport mystérieux entre les vocables. Les barbarismes, les solécismes et les impropriétés pleuvent en même temps que les vérités premières dans des tabliers de toutes couleurs. Certes, on s’est compris tant bien que mal mais sans aller au fond des choses, sans nuance dans l’expression et donc sans subtilité dans la pensée. La bonne pratique d’une langue ne réside pas seulement dans l’évitement des fautes. L’écriture, elle, incite à plus de rectitude. D’abord, on est moins pressé. Ensuite, on dispose d’une faculté de se relire autorisant l’élimination des bavures. Enfin, il n’est pas interdit, en cas de doute, de recourir à un dictionnaire ou à un précis de grammaire alors qu’on voit mal l’interruption d’un entretien devant les caméras – sauf dans Les Chiffres et les Lettres – pour consulter un lexique. Un stylo qui court sur le papier se bat seul, lui, puisqu’il n’a aucune aide à attendre d’un accent, d’un sourire ou du ton employé.

ON AIMERAIT POUVOIR FÉLICITER LES TÊTES D’ŒUF QUI PONDENT CES PETITES MERVEILLES.

Nous vivons au sein d’une civilisation où les avancées sémantiques masquent le recul du progrès social. Ainsi, y a-t-il de plus en plus de nécessiteux mais on les humilie moins en les qualifiant d’économiquement faibles tandis que la précarité l’emporte sur la pauvreté. N’étant pas capable de leur assurer un train de vie décent, on leur a offert des brevets d’exclus. Les clochards dorment toujours à la belle étoile mais ils ont été promus SDF par des technocrates nantis, friands de sigles plutôt que sujets aux émotions.

Le fin du fin consiste donc à fabriquer sans cesse de nouvelles locutions pour évoquer d’anciens problèmes. Ces derniers deviennent des problématiques dès lors qu’on ne sait pas leur trouver des solutions. On aimerait pouvoir féliciter les têtes d’œuf qui pondent ces petites merveilles destinées à nous rendre plus belle la vie. Las, on ne connaît pas davantage leur identité que celles des joyeux drilles à l’origine des histoires drôles dont nous nous régalons entre la poire et le fromage ! On imagine ces petits génies œuvrant dans des soupentes ministérielles, à la fois comblés par le succès de leurs formules et déçus de ne toucher aucun droit d’auteur pour avoir omis le dépôt à la propriété industrielle. Saluons au passage la pérennité de la société civile, renforcée par la suppression du service militaire, et déplorons que le showbiz ait, en se les appropriant, corrompu deux jolies expressions comme le « concert », détourné de la grande musique au bénéfice de la chansonnette (Les Garçons Bouchers y avaient eu droit !) et les « albums », ces CD dont la pochette ne se laisse même pas colorier. Ma principale désapprobation concerne toutefois cette appellation de « terminale » qui, selon la spécificité de l’établissement où elle est utilisée, s’applique à la fin du secondaire ou au terme de la vie.

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