N° 133 - Automne 2020

L’unique

Son nom est Arjumand Banû Bégum, mais on l’a surnommée Mumtâz Mahal, « la merveille du palais ». Elle était l’épouse d’un grand empereur moghol, Shah Jahan. Il eut de nombreuses femmes, mais Mumtâz fut unique à ses yeux. Ils se sont aimés éperdument dès le premier regard et il n’a jamais pu vivre sans elle ni elle sans lui. Ils ne faisaient qu’un, liés comme les doigts de la main, comme les rives au Gange et comme les étoiles sont indissociables du ciel.

Nous sommes le 10 avril 1631, à Burhanpur, dans l’État indien de l’Uttar Pradesh.
– Je t’aime, ma bien-aimée. Mais je crois que je ne t’aimerai jamais autant que tu le mérites.
Mumtâz se lova contre son mari. Elle avait 34 ans, son corps jadis parfait ne l’était plus : huit accouchements avaient eu raison de son harmonie et elle s’apprêtait à mettre au monde un neuvième enfant. Pourtant, Shah Jahan, trouvait dans les seins de son épouse devenus moins fermes, son ventre imparfait, des raisons nouvelles de s’émouvoir et de s’attendrir. Hélas, avant d’être époux, Shah Jahan était empereur et son empire, régulièrement en proie à des attaques. Tout récemment encore, celle des colons portugais. Ils méritaient d’être châtiés. Shah Jahan décida donc de partir en campagne.
– Je viens avec toi, déclara Mumtâz. De me savoir à tes côtés te rendra invincible. Tu verras.
Émerveillé par le courage de son épouse et bouleversé par la force de son amour, Shah Jahan s’inclina. Ensemble, inséparables, ils franchirent les cols, dormirent à la belle étoile, connurent le feu et le sang, la violence et la mort. Des jours, des nuits, des années. Et des naissances. Mais le drame guettait.

Le 16 juin 1631, à Burhanpur, dans la région du Dekkan, la troupe avait dressé le camp. Mumtâz dormait près de son mari sous la tente impériale. Elle approchait du terme de son énième grossesse. Brusquement, elle poussa un cri de terreur arrachant Shah Jahan à son sommeil. Il se dressa.
– Qu’y a-t-il, mon amour ?
– C’est horrible. Je me suis vu mourir en donnant naissance à un fils.

L’empereur tenta de la rassurer. Il caressa tendrement le ventre arrondi de sa femme.
– Tous tes accouchements se sont toujours bien passés. Pourquoi voudrais-tu qu’il en soit autrement du prochain ?
– Les rêves sont des prédictions. Dieu nous parle à travers les rêves. Il cherche peut-être à me prévenir ?
– Te prévenir de ta mort ? Dieu annonce-t-il aux futurs défunts l’arrivée de l’Ange de la mort ? Je ne crois pas. C’est juste une angoisse.

Les traits de Mumtâz se fermèrent.
– Je veux que tu me promettes trois choses, dit-elle. Quelle que soit l’issue de cet accouchement, promets-moi de ne plus avoir d’enfant. Ni avec moi ni avec d’autres femmes.
– Je te le promets.
– Promets-moi aussi de t’occuper de mes parents jusqu’à leur mort. Ils sont tout pour moi et sans eux, je ne serai pas la femme que tu aimes aujourd’hui.
Shah Jahan opina.
– Enfin, si je venais à mourir, promets-moi d’ériger un mausolée en mon nom dans lequel je reposerai jusqu’au jour du Jugement.

L’empereur s’affola.
– Tu ne mourras pas !
– Promets-moi !
– Et si je venais à mourir avant toi ?
– C’est que Dieu aura voulu te libérer de tes promesses.
Shah Jahan s’efforça de sourire.

NOUS VOICI DÉSORMAIS À ÉGALITÉ. MA DOULEUR EST DEVENUE TIENNE. CONSTRUIS LE MAUSOLÉE COMME S’IL DEVAIT ACCUEILLIR LE SOLEIL DE TA VIE.

– Très bien, je te fais le serment de bâtir le plus beau et le plus pur monument de tout l’univers. Un édifice comme jamais l’homme n’en a connu. Pour toi, je construirai l’éternel. Tu es rassurée ?
Il enlaça sa femme et lui murmura à l’oreille :
– En attendant, n’oublie pas qu’un jour, toi aussi tu as prêté un serment : ne jamais m’abandonner.

Le lendemain, le rêve de Mumtâz devint réalité.
Elle accoucha d’un enfant mort-né et glissa lentement dans les bras de la mort.

Selon la tradition, on enveloppa sa dépouille baignée de camphre et d’eau de rose dans cinq tissus de soie et on la transporta jusqu’aux jardins de Zainabad, au bord de la rivière Taptia, où elle fut inhumée, le corps aligné du nord au sud et le visage tourné vers La Mecque. Accablé de douleur, Shah Jahan garda le deuil pendant quarante jours. Il ne porta que du blanc, la couleur traditionnelle, et ses cheveux blanchirent. Il n’avait pas perdu une femme ; il avait perdu l’amour.

Agra, fin décembre 1631.
Le front ceint d’un épais turban noir, Ustad Issa Shirazi, se présenta devant Shah Jahan. Curieusement, l’empereur avait imposé que son visiteur fût accompagné de sa femme.

– Maître Issa, si tu es ici, c’est parce que, selon tous mes conseillers, tu serais le plus grand architecte du monde. Il semble qu’aucun homme dans tout l’empire, ni ailleurs, n’égale ton génie.

Ustad Issa se contenta de baisser humblement la tête.
– J’aimerais te poser une question, reprit l’empereur : aimes-tu ta femme ?
L’architecte sursauta, surpris par la question.
– Éperdument, Majesté. Mon épouse est le soleil de ma vie.
– Elle est donc tout pour toi.
– Tout, et bien plus encore.
– C’est bien.
Shah Jahan resta un moment silencieux avant d’enchaîner :
– Le mausolée que tu vas construire devra surpasser en beauté toutes les plus sublimes constructions connues à ce jour. Tu en es conscient ?
L’architecte acquiesça.
– Maître Issa, à présent, j’aimerais te poser une autre question : as-tu une idée de ce que la perte de mon épouse représente ?
– Majesté, je sais seulement que votre souffrance doit être si vive qu’il me paraît impossible ne serait-ce que de l’imaginer.

Shah Jahan approuva, le regard dans le vide. Soudain, sa voix s’éleva, brisant le silence :
– Garde !
Un soldat se présenta.
L’empereur pointa alors son index sur la femme d’Ustad Issa, et ordonna :
– Tranche-lui la gorge !
Sous l’œil horrifié de l’architecte, le garde obtempéra. Alors que la malheureuse s’écroulait dans une mare de sang, Issa hurla sa douleur :
– Pourquoi ? Pourquoi, Majesté ?
Imperturbable, Shah Jahan répliqua :
– Nous voici désormais à égalité. Ma douleur est devenue tienne. Construis le mausolée comme s’il devait accueillir le soleil de ta vie.

Automne 1648.
Le mausolée de marbre blanc se dresse dans toute sa splendeur. Merveille d’entre les merveilles. Il aura fallu quelque vingt mille ouvriers, et mille éléphants transportant les matériaux venus de toute l’Asie pour l’achever. Des artisans furent amenés d’Europe pour concevoir les délicats treillis de marbre et les panneaux, faits de milliers de pierres semi-précieuses.
Le jaspe vint du Panjab, la turquoise et la malachite du Tibet, le lapis-lazuli du Sri Lanka, le corail de la mer Rouge, la cornaline de Perse et du Yémen, l’onyx du Deccan, les grenats du Gange et du Boundelkand, l’agate du Yémen et de Jaisalmer, le cristal de roche de l’Himalaya. Le dôme central du tombeau est entouré par quatre minarets identiques qui s’inclinent vers l’extérieur de sorte qu’en cas de tremblement de terre, ils s’écroulent dans la direction opposée au tombeau. À l’avant du monument se trouve le charbâgh, quatre jardins plantés d’arbres.

L’ensemble reflète différentes couleurs tout au long du jour et de la nuit, afin, dit-on de rappeler la souplesse et les changements d’humeur de la femme : rose à l’aurore, éclatant de blancheur à midi, doré au couchant, mystérieusement lumineux sous la clarté lunaire.

Une fois l’édifice terminé, Shah Jahan se mit en tête de construire pour lui-même un tombeau, réplique exacte du Taj Mahal, tel était son nom, mais en marbre noir, dans son alignement juste de l’autre côté de la rivière Yamuna. Il entama la construction, mais ne put malheureusement jamais en venir à bout : son fils, devenu empereur, s’y opposa trouvant l’œuvre trop coûteuse. Devant la résistance de son père, il le fit emprisonner au Fort Rouge. Shah Jahan y mourut le 31 janvier 1666 et fut inhumé aux côtés de son épouse.

D’aucuns racontent qu’à certaines périodes de l’année, lorsque le fleuve Yamuna déborde, la pleine lune y fait se refléter le Taj Mahal blanc en… noir.

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