N° 118 - Automne 2015

Dialogue sur la vérité

– Tout de même, ce goût que vous avez pour la vérité, je trouve ça un peu suspect…
– Vous voudriez que je préfère l’erreur, le mensonge, l’illusion ?
– Je ne vous en demande pas tant !
– Alors vous êtes comme Nietzsche, vous vous demandez ce que ça cache…
– Vous connaissez sa réponse : la « volonté de vérité » exprime une peur de l’apparence, du devenir, de l’incertitude, de la vie comme puissance d’illusion et comme risque ; bref, un désir de mort…
– On ne chercherait la vérité que par peur de l’inconnu : la joie de connaître ne serait que « la jubilation de la sécurité reconquise », comme un grand « ouf ! » de soulagement, d’ailleurs aussi illusoire que le reste…
– Que répondez-vous à cela ?
– Que ce n’est pas nécessairement faux, ou pas totalement. Mais que je n’y vois aucune réfutation de l’idée de vérité, ni même aucune raison d’y renoncer. La peur a une fonction vitale : elle constitue un avantage sélectif évident. Quel animal pourrait s’en passer ? Celui qui n’aurait jamais peur, comment pourrait-il survivre ? Je m’étonne que Nietzsche, qui prétend approuver la vie dans son entier, veuille récuser la peur, qui en fait si nécessairement partie.
– C’est qu’il préfère le courage…
– Moi aussi. Mais le courage suppose la peur, puisqu’il la surmonte. Il ne saurait donc l’abolir, ni condamner tout ce qui en vient ou en dépend. C’est ma première réponse à Nietzsche. Elle est d’ordre psychologique : quand bien même le désir de vérité naîtrait de la peur, ce ne serait pas une raison pour le désavouer !
– Si vous parlez de « première réponse », c’est que vous en avez d’autres…
– Deux surtout m’importent. La première est d’ordre éthique, donc aussi politique. S’il n’y a pas de vérité, comme le veut Nietzsche, qu’est-ce qui distingue un innocent d’un coupable, ou un historien d’un négationniste ?
– Et la seconde ?
– Elle est d’ordre logique. Si ce que dit Nietzsche est vrai, l’idée de vérité garde donc un sens, de même d’ailleurs que si ce qu’il dit est faux (puisqu’il n’est d’erreur, par définition, que par rapport à une vérité, fût-elle inconnue).

– Vous allez me citer Spinoza : « Veritas norma sui et falsi est », la vérité est norme d’elle-même et du faux… Mais cela présuppose l’idée de vérité, qui est justement en question ! Vous reprochez à Nietzsche de se contredire, puisqu’il nie la vérité qu’il suppose. Mais ne peut-on reprocher à Spinoza de s’enfermer dans un cercle ou une pétition de principe ?
– Si, et c’est tout le problème ! La pensée de Nietzsche est autoréfutatrice : si rien n’est vrai, il n’est pas vrai que rien ne soit vrai. Et la pensée de Spinoza est circulaire : elle ne peut être vraie que s’il existe une vérité ; elle ne saurait donc le garantir.
– « Nous voilà au rouet », comme dit Montaigne ! Comment en sortir ?
– On ne le peut, et c’est ce qui donne raison, en effet, à Montaigne. La vérité est sans preuve et sans réfutation, puisque toute preuve et toute réfutation la supposent.
– Il faudrait donc renoncer à prouver ou à réfuter quoi que ce soit ?
– En philosophie, oui. Mais point renoncer à juger, à raisonner, à argumenter ! Si « tout est faux », comme dit Nietzsche, on peut penser n’importe quoi. C’est ce que j’appelle la sophistique. Mais penser n’importe quoi, ce n’est plus penser : c’est associer librement ou aléatoirement des idées, lesquelles, n’étant ni vraies ni fausses, sont moins des idées que des représentations, des fantasmes, des symptômes… La philosophie n’y survivrait pas, ni l’humanité sans doute.
– Nous revoilà chez Montaigne ! Plutôt que de prétendre connaître la vérité, comme Spinoza, ou nier son existence, comme Nietzsche, il faudrait en rester au doute ou à l’interrogation. Non pas « je sais quelque chose » ou « je ne sais rien », mais une question, celle dont Montaigne fit sa devise : « que sais-je ? » Ni dogmatisme ni sophistique, donc, mais scepticisme. Cela me conviendrait assez. Mais alors votre amour de la vérité est un amour malheureux !
– Ce ne serait pas le seul, ni ne constitue une objection ! Le bonheur n’est pas un argument. Le malheur non plus…
– Soit. Mais si vous êtes sceptique, je ne vois pas comment vous pouvez vous dire matérialiste et rationaliste. Si l’on ne sait pas ce qu’il en est du réel, pourquoi affirmer qu’il est matériel et rationnel ?
– Aussi ne me suis-je jamais défini comme sceptique, mais plutôt comme un matérialiste et un rationaliste non dogmatique.

– Vous jouez sur les mots !
– Nullement. Philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait. Faire de la métaphysique, c’est penser plus loin qu’on ne peut savoir. Toute philosophie dogmatique est donc circulaire ou incohérente. Mais cela n’implique pas que toutes les philosophies se vaillent : il en est de plus fortes ou de plus vraisemblables que d’autres. Il n’y a pas de preuve, en philosophie, ni de démonstration absolument contraignante. Mais il y a des arguments, et rien n’interdit d’en juger certains plus convaincants que d’autres…
– Sont-ils pour autant plus vrais ? Vous savez ce qu’écrivait Nietzsche : « Qu’un jugement soit faux, ce n’est pas, à mon avis, une objection contre ce jugement. »
– Je suis convaincu du contraire : qu’on ne peut penser valablement que « sous la norme de l’idée vraie donnée » (comme disait Spinoza) ou possible (comme j’ajouterais volontiers avec Montaigne, Hume ou Karl Popper). Et que l’absence de preuve absolue, qui donne raison aux sceptiques, n’empêche pas qu’il y ait des preuves au moins relatives et négatives, qui leur donnent tort. Pascal, ici, est plus éclairant que Montaigne : nous n’avons accès ni au Bien absolu ni à la Vérité « toute pure » ; mais « nous connaissons bien le mal et le faux », de sorte que nous ne pouvons ni savoir absolument, ni douter absolument.
– « A la gloire du pyrrhonisme », disait-il…
– Oui, d’un point de vue philosophique. Mais la philosophie n’est pas tout. S’agissant de connaissance, les sciences importent davantage. Et il est tout de même paradoxal que le dédain postmoderne de la vérité se soit tellement répandu, ces dernières décennies, alors que les sciences faisaient de si considérables progrès !
– Celles-ci échouent pourtant, montre Karl Popper, à établir positivement quelque vérité absolue que ce soit…
– Mais réfutent efficacement un certain nombre d’erreurs, dans lesquelles les sciences ne retombent jamais !
– C’est ce qu’on appelle le progrès scientifique : les sciences n’avancent pas de certitude en certitude, comme le voulait Descartes, mais par conjectures et réfutations…
– Elles n’en avancent pas moins, ou plutôt n’en avancent que mieux !
– Est-ce autre chose qu’une illusion rétrospective ? Souvenez-vous de Montaigne, là encore. « Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans » autour de la Terre, avant que Copernic nous persuade du contraire. Qui sait si l’on ne reviendra pas quelque jour au géocentrisme des Anciens, ou si « une tierce opinion, d’ici à mille ans, ne renversera pas les deux précédentes » ?
– Montaigne a métaphysiquement raison (nous n’avons aucun accès absolu à l’absolu), et même logiquement raison (aucune certitude n’est absolument fondée), mais épistémologiquement tort. Que toute théorie puisse être renversée par une autre, soit ; mais point par n’importe laquelle, ni par une théorie déjà réfutée. C’est pourquoi le progrès scientifique est irréversible. La physique ne reviendra jamais de Copernic à Ptolémée, ni d’Einstein à Newton.

Votre amour de la vérité est un amour malheureux !

– Là-dessus, je ne peux que vous donner raison. Aucune science ne détient la vérité absolue. Mais les sciences d’aujourd’hui sont plus vraies que celles du XVIIIe siècle.
– Vérité relative, j’y insiste, mais cruciale, et qui donne tort à nouveau à Nietzsche. Si tout était faux, comme il le prétend, l’idée même de falsifiabilité perdrait toute pertinence et tout pouvoir de démarcation. Or Popper a bien montré le rôle décisif qu’elle joue dans l’histoire des sciences. Nous n’avons accès au vrai que par la mise en évidence du faux. Mais cela suppose une vérité au moins possible, et même effective. La proposition « Il est faux que le Soleil tourne autour de la Terre » est une proposition vraie.
– Va pour les sciences. Mais ce n’est pas le tout de notre vie, ni même l’essentiel.
– Heureusement, puisque les sciences sont sans désir, sans morale, sans cœur ! Mais elles n’ont pas le monopole du vrai. Nous ne cessons, dans notre vie quotidienne, de nous heurter à d’innombrables vérités, souvent désagréables. « Je mourrai » est une proposition vraie.
– « Je suis vivant » en est une autre…
– C’est ce qui nous voue à la peur et à la philosophie, plutôt qu’à la sophistique !

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture