N° 119 - Printemps 2016

Lettre à Jérémie

Voilà seize ans que le XXIe siècle a commencé, et les mots, même les plus forts, ont perdu leur sens. Les mots, mais aussi les chiffres. 25 000 morts. 500 000. Ces nombres à la chaîne ne suscitent plus en nous la moindre émotion. Seules les images conservent encore quelque pouvoir évocateur. J’ai l’impression que l’aube de ce nouveau millénaire s’est levée dans un bonheur quelque peu illusoire. Comme si l’illusion n’était plus sur la scène, mais ancrée au tréfonds de nous. Comme si les feux d’artifice avaient tissé une nébuleuse, pour mieux masquer l’essentiel et ne livrer que le superflu. De la même façon que l’on a voulu nous convaincre qu’il existait désormais des guerres propres, on nous a assuré qu’en mettant fin aux dictatures nous construirions un monde plus libre, plus juste, où il n’y aurait plus de place pour la tyrannie, où les génocides et les conflits au nom de Dieu, d’Allah ou de Yahvé ne seraient plus de mise. Je souhaite te faire juge. Point de pessimisme à outrance. Mon souhait est de te mettre en garde. Prévenir fait partie de l’amour, même si les avertissements des plus vieux sont rarement pris au sérieux par les plus jeunes. Une fois que la vieille génération aura déserté, c’est toi et ceux de ton âge qui prendrez la relève. Le flambeau que nous vous passons a bien triste mine. Vous devrez assumer l’héritage et tenter de réparer le jouet fracassé.

En attendant, je te propose de survoler les ours polaires en sursis qui somnolent sur la banquise, les lions d’Afrique, les océans fatigués et même, s’il nous reste un peu de temps, le ciel boudeur, encombré de boîtes de conserve et de canettes. Ce sera facile.

Le vieux tapis, acheté il y a quelques mois à ce Chinois famélique de Saint-Ouen, a fait ses preuves. Le bougre m’avait assuré que l’objet avait appartenu à un empereur, un certain Huang-Ti, et qu’il possédait des vertus magiques. « Je te jure, disait-il, il est capable de voler par-dessus les nuages et aussi vite qu’une fusée ! » Dans l’instant, je ne l’ai pas cru. Toi non plus d’ailleurs. Comment croire à des sornettes de ce genre ? J’ignore toujours pourquoi je l’ai acheté. Sans doute parce que la légende était belle. Et, miracle, le Chinois disait la vérité.

– Viens.
– Il faut que tu voies.
– Viens. Regarde.
– Nous voici déjà arrivés au-dessus de la mer d’Aral. Une mer qui est en réalité un lac.
– Vois ce qu’il reste de cette étendue marine.

En quelques années, la surface liquide est passée de 68 000 à 20 000 km2 : six fois la superficie des Pays-Bas. Avant que l’irresponsabilité de certains ne frappe cette région, cette étendue d’eau était le quatrième lac du monde. Au début des années 70, on se moquait des vieux pêcheurs qui se perdaient en mer d’Aral : ils croyaient se diriger vers l’île où étaient enterrés leurs ancêtres et se retrouvaient devant une proéminence inconnue, née la veille. Les vingt-huit espèces de poissons qui vivaient dans le lac ont disparu, éradiquées par les tonnes de pesticides accumulées au fond du bassin. Quel sorcier a pu ainsi bouleverser le rythme de la nature ? Aucun sorcier : l’homme tout simplement. Ni le passage d’Alexandre le Grand, ni l’invasion mongole, ni la puissance dévastatrice de Gengis Khan, tous passés par ici à la tête de leurs armées, n’auront laminé cette terre aussi cruellement, aussi définitivement que l’ont fait les hommes du XXe siècle. Souviens-toi que nous sommes issus d’un berceau marin. C’est dans la mer que fut coulée la matrice d’Adam. Et Aphrodite jaillit de l’écume.

L’eau, vois-tu, est essentielle. Elle nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. Pour toi, qui vis en terre privilégiée, cette affirmation, je le sais, n’a guère de sens. Tu tends la main et le liquide souverain coule entre tes doigts. Hélas, les choses sont loin d’être aussi simples pour les autres enfants du monde.

Vois. A quelques pas de nous, une fillette, accompagnée de sa mère, avance le long d’une route poussiéreuse. Les deux femmes marchent en direction d’un point qui tremble dans la chaleur. Une dizaine de kilomètres les séparent d’un puits partiellement salubre. Elles puiseront l’eau dont elles ont besoin et repartiront vers leur village. En fin de journée, elles auront consacré plus de cinq heures à ce va-et-vient.

La nature est fâchée, mais les hommes ne le voient pas. Elle se rebelle, elle étouffe, elle est à bout de souffle. Pourtant, elle nous a accueillis en son sein avec la tendresse d’une mère et s’est livrée à nous, en toute innocence. Elle nous a autorisés à partager ce qu’il y a de plus précieux dans l’univers : la beauté. La beauté sous toutes ses formes. Ni Rembrandt, ni Monet, aucun artiste ne pourra restituer le tremblement d’une aube naissante sur la cordillère des Andes, ou sur les crêtes du mont Blanc. Aucun peintre n’obtiendra jamais ce bleu du ciel lorsqu’il s’entrouvre au-dessus des Cyclades. J’admire les dessins que tu ramènes de l’école. Mais serais-tu demain le plus formidable génie, jamais tu ne pourras reproduire le mouvement de l’écume, le tremblement des étoiles, l’éclat attendrissant qui scintille dans l’œil d’un moineau. C’est pourquoi, lorsqu’on se réveille un matin et que l’on découvre l’étendue du gâchis, le cœur se serre.

Voilà un bout de temps déjà que les grandes personnes font joujou avec la Terre, qu’elles farfouillent avec impudeur dans le ventre des continents et dans la tête du ciel. Comment peut-on imaginer que ces viols répétés soient dépourvus de conséquences ? Rappelle-toi le jour où tu as versé la moitié du flacon d’eau de Javel dans l’aquarium. Les poissons, eux, s’en souviennent, là-haut, au paradis des vertébrés. Or, la Terre est aussi un grand aquarium. Continuer d’y déverser nos flacons géants d’eau de Javel ne peut se faire sans impunité. La preuve : regarde… Nous sommes arrivés. Posons-nous sur ce nuage.

Contemple la banquise… Le désert blanc à perte de vue. Entre les pics et les glaciers, l’air est d’une transparence absolue. Ici, la nuit dure huit mois. C’est la nuit polaire. Connais-tu l’origine du mot Arctique ? Il vient du grec arktos, qui signifie « ours », en référence à la constellation de la Grande Ourse, très visible dans cette partie du ciel. Tu te demandes pourquoi je t’ai entraîné dans ce coin du bout du monde ? Parce qu’ici se joue une partie de ton destin. Du vôtre. Observe comme les icebergs partent à la dérive. Tous les jours, l’Arctique perd de sa substance. Au moment où je te parle, on nous annonce que la banquise a atteint son plus bas niveau depuis le début des observations par satellite, à la fin des années 70. Quant à l’épaisseur de la couche de glace, elle a diminué en trente ans de 40 %. Longtemps à l’abri d’une exploitation industrielle d’envergure mondiale, l’Arctique risque à plus ou moins brève échéance de devenir le dernier Eldorado pour les grandes compagnies pétrolières. Ce qui, ajouté à la fonte des glaces, entraînera l’un des plus grands désastres écologiques de tous les temps.

Il est capable de voler par-dessus les nuages et aussi vite qu’une fusée !

Sais-tu que parmi les vingt pays les plus pauvres du monde, un seul n’est pas situé sur le continent africain ? Et puisque nous survolons l’Afrique, regarde : voici Kobi ! Ce gamin assis au bord du fleuve, observe-le bien. Il a ton âge, 12 ans. Il nous sourit. Il sourit tout le temps. Je ne l’ai jamais connu autrement que souriant. Paradoxalement, les enfants de la misère sont souvent plus rieurs que ceux des pays riches. C’est ainsi. Lorsqu’on ne possède rien, on est bien obligé de se satisfaire de tout.

Kobi a une santé fragile. Il fait partie de ces enfants menacés dès leur naissance par la malnutrition et la maladie. Comme lui, ils sont 165 millions dans le monde.

Néanmoins, il serait absurde et surtout injuste de conclure sur un bilan qui ne serait empreint que de noirceur et hanté de spectres. Des êtres inspirés par le divin se sont battus et se battent encore de nos jours, pied à pied, pour briser le carcan de l’injustice, du despotisme, pour crucifier les apartheids, pour enterrer les dictatures, pour venir en aide aux oubliés. Il y eut, il existe, de grands héros, mais aussi des milliers de petits qui n’auront jamais le prix Nobel, qui œuvrent en coulisses pour que notre planète conserve encore quelque beauté. A toi de te joindre à eux. Ils t’attendent. N’hésite pas. Tout est encore possible.

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