N° 123 - Été 2017

Dialogue sur le temps

– Vous vous souvenez de notre première rencontre ?
– Fort bien ! Nous parlions de la crise et des banquiers. Cela permet de dater à peu près la chose : ce devait être au plus fort de la crise, en 2009, donc il y a huit ans…
– Huit ans, déjà ! C’est une banalité, je le sais bien, mais tout de même : c’est fou, quand on vieillit, comme le temps passe de plus en plus vite !
– Ce n’est pas une banalité : c’est un paradoxe, voire une contradiction dans les termes !
– Que voulez-vous dire ?
– Qu’on ne peut mesurer une vitesse ou une accélération que dans le temps, ce qui interdit de mesurer la vitesse du temps lui-même… Ou bien il faudrait disposer d’un autre temps, supposé constant, auquel on comparerait celui qui est censé passer de plus en plus vite… Mais cet autre temps, personne n’en a l’expérience.
– Si : c’est le temps des horloges !
– Et celui qui s’accélère ?
– C’est le temps de la conscience.
– Ce n’est donc pas le temps qui passe de plus en plus vite ; c’est la conscience que l’on en prend…
– Sauf qu’elle ne passe pas, puisque nous n’avons conscience du temps passé que par la mémoire, qui s’en souvient au moins en partie !
– Alors disons que la conscience que nous gardons du passé tend à se réduire, à se rétracter, comme une peau de chagrin qui serait notre vie elle-même…
– Parce que la mort s’approche ?
– Non pas. Mais parce que la jeunesse s’éloigne.
– Vous voulez dire que plus on vieillit, plus la mémoire s’appauvrit : on a le sentiment que les années ont passé plus vite, parce qu’on n’en a gardé qu’un nombre plus réduit de souvenirs plus pauvres… Bref, ce n’est pas le temps qui passe de plus en plus vite ; c’est nous qui vivons de moins en moins, ou qui oublions de plus en plus !
– L’idée est intéressante, sans doute vraie, mais ce n’est pas à cela que je pensais.
– Alors à quoi ?
– Au fait qu’une année, quand j’avais sept ans, c’était le septième de mon existence, soit un peu plus de 14 % de ce que j’avais vécu. Aujourd’hui, une année, c’est à peine 1,5 % de ma vie déjà écoulée : pas étonnant que cela me paraisse peu de chose !
– Votre explication me satisfait moins que la mienne. Je ne crois pas trop à ces calculs que personne ne fait, dans la vie quotidienne, alors que tout le monde, en vieillissant, a le sentiment de cette accélération du temps. « C’était hier », dit-on souvent à partir d’un certain âge, pour évoquer un événement remontant à plusieurs années…
– Mon père allait plus loin. Quand quelqu’un évoquait un souvenir un peu ancien en disant « C’était hier », il l’interrompait : « Même pas ! C’était ce matin, et encore, pas de bonne heure ! »
– Au fond, c’est ce qu’on appelle le temps subjectif, celui de la conscience, de la mémoire et de l’attente.
– Qui suppose un temps objectif, celui des horloges, comme vous disiez, ou celui de l’univers.
– Mais ce temps prétendument objectif, c’est moins du temps que du mouvement : celui d’une aiguille autour d’un cadran, d’une planète autour d’une étoile, d’une galaxie autour de son centre… Bergson vous dirait : c’est moins du temps que de l’espace !
– Le mouvement suppose l’un et l’autre.
– Sauf que l’espace, nous en avons une expérience plus claire. Cela se mesure, se constate, se touche, si l’on veut, par les corps étendus…
– On mesure aussi le temps…
– Mais avec du mouvement, donc avec de l’espace !
– Il arrive aussi qu’on mesure l’espace avec du temps : par exemple quand on compte en années-lumière, ou lorsqu’on adopte la nouvelle définition du mètre, comme étant la distance que la lumière parcourt dans le vide en un laps déterminé de temps (à peu près un trois cent millionième de seconde, si je me souviens bien).
– Mais ce ne sont que des conventions, dont on pourrait facilement se passer en n’utilisant que des mesures exclusivement spatiales, comme on le fit pendant des siècles. Alors que pour mesurer le temps, aucune mesure exclusivement temporelle ne suffit. Parler d’heures, de jours ou d’années n’a de sens que par rapport à un mouvement (en l’occurrence celui de la Terre autour de son axe et du Soleil, ou aujourd’hui les oscillations de l’atome de césium), qui nous sert de référentiel.
– Vous voulez dire que nos instruments de mesure, s’agissant de l’espace, sont homogènes avec cela même qu’ils mesurent (c’est ce que symbolise le mètre étalon, qui est à Sèvres : on mesure une longueur en la confrontant à une autre), alors que ce n’est pas le cas s’agissant du temps, où l’on mesure une durée par un mouvement, donc par un déplacement dans l’espace. Cela me semble juste. Mais quelle conclusion en tirez-vous ?
– Celle-ci : que le temps est objectivement insaisissable. Mais alors, pourquoi parler d’un temps objectif ? L’espace est une évidence hors de nous. Le temps, non : il n’a d’évidence qu’en nous (c’est la forme du sens interne, dirait Kant, une donnée immédiate de la conscience, dirait Bergson), sans que rien, hors de nous, ne l’atteste. Il n’existe pas au même titre que l’espace, et je ne serais pas loin de penser qu’il n’existe pas du tout…
– « La question est embarrassante, disait Aristote, de savoir si, sans l’âme, le temps existerait ou non ».
– Et saint Augustin penche plutôt pour le non : « Le temps n’est rien d’autre qu’une distension – une distension de quoi ?Probablement de l’âme elle-même. »
– Mais alors il n’y aurait de temps que subjectif !
– Pourquoi non ?
– Parce que la subjectivité elle-même n’a pu naître que dans le temps ! Si des milliards d’années ne s’étaient écoulés, avant que nous en ayons la moindre conscience, nous ne serions pas là pour en parler ! L’histoire de l’univers, telle que nos physiciens la reconstituent, suppose que le temps nous précède et ne saurait donc être un effet de la subjectivité.
– Argument fort, mais circulaire. Ces milliards d’années ne sont du temps que pour nous, point pour la nature, qui ne connaît que le présent.
– Le présent, c’est du temps ! C’est même le seul qui soit réel !
– C’est aussi ce que montrait saint Augustin, dans le génial livre XI des Confessions : le passé n’est pas, puisqu’il n’est plus, ni l’avenir, puisqu’il n’est pas encore…
– Il ne reste donc que le présent !
– Sauf que le présent, justement, ne reste pas : il ne cesse de s’abolir, d’instant en instant, en fuyant dans le passé.
– C’est ce qu’on dit toujours, et que je n’ai jamais constaté.
– Cette phrase, que vous venez de prononcer, c’est pourtant déjà du passé…
– Mais le présent, lui, n’en continue pas moins ! Je ne l’ai jamais vu s’abolir, ni fuir. Depuis que je suis né, le présent ne m’a jamais fait défaut : il a toujours été là, toujours et tout entier présent !
– Comme l’être de Parménide…
– Et comme le devenir d’Héraclite !
– Ce sont deux philosophes que tout oppose…
– Sauf le présent, qui les réconcilie !
– Vous connaissez l’objection que vous faisait par avance saint Augustin : si le présent restait présent, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité…
– L’argument n’est pertinent que si le temps et l’éternité sont deux choses différentes, et même incompatibles, ce qu’Augustin n’a jamais démontré. Quant à moi, je suis convaincu du contraire : que le temps et l’éternité sont une seule et même chose. Quelle chose ? Le présent !
– Même en admettant qu’il ne s’abolisse pas, puisqu’il ne cesse en effet de continuer, reconnaissez au moins qu’il ne cesse tout autant de changer…
– C’est ce qui donne raison à Héraclite plutôt qu’à Parménide ou à Platon. C’est toujours du présent, mais ce n’est jamais le même ! Ce n’est pas le temps qui est « l’image mobile de l’éternité » ; c’est la mobilité qui est éternelle ; c’est ce qu’on appelle le devenir, dont le temps n’est que la saisie abstraite, par l’imaginaire ou par la raison.
– Le temps n’existe donc pas réellement ?
– Non, ou en tout cas pas « par lui-même », comme disait Lucrèce. Ce n’est pas le temps qui est un être ; ce sont les êtres qui durent.
– Comment pourraient-ils durer, s’il n’y avait pas de temps ?
– Comment y aurait-il du temps, si rien ne durait ?
– Pourquoi alors parler du temps ?
– Parce qu’on a besoin de le mesurer, donc de le diviser, ce qui ne peut se faire qu’en prêtant au passé ou à l’avenir une réalité qu’ils n’ont pas. Essayez un peu de mesurer le présent ! De diviser le présent !
– Le temps n’est donc qu’un être de raison, comme disait Spinoza…
– Alors que l’éternel présent, en chaque point de l’espace-temps, est l’être même, perpétuellement multiple et changeant !

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