N° 127 - Automne 2018

Moby Dick et moi

Mais quel péché ai-je bien pu commettre pour avoir été condamné à vivre pendant des semaines sur un navire, moi qui suis malade au moindre tangage ? Des semaines à voguer par tous les temps, dans les tempêtes et les embruns, et de surcroît en sinistre compagnie. Quel péché ai-je pu commettre ?

On a affirmé que j’avais rêvé de contempler les océans sauvages où les grands cétacés roulent dans les flots leur masse comparable à des îles vivantes. Les grands cétacés ? Alors que je ne supporte pas la vue d’un vulgaire poisson rouge ? On aurait pu me faire vivre cette aventure au XXe siècle, sur le France ou le Queen Mary, mais non, on m’a obligé à m’enrôler sur le Pequod, un vieux navire, plutôt petit que grand, l’air d’un monstre griffu.

Lorsqu’en 1840, j’ai posé le pied sur le pont de ce rafiot, il était amarré dans le port de Nantucket, berceau des baleiniers américains. La pêche à la baleine était alors en plein essor. L’huile que l’on tirait de ces malheureux mammifères n’avait pas sa pareille pour l’éclairage et la lubrification des machines. Connaissez-vous Nantucket ? C’est un îlot d’une centaine de kilomètres carrés, ancré dans l’Atlantique, au sud-est de Boston, dans l’État du Massachusetts.

Voir Nantucket et mourir ! À mon époque, ce n’était qu’une baie surplombée par une colline aride, fréquentée essentiellement par des prostituées et des marins aux traits burinés. Par quel sortilège ai-je atterri dans ce coin perdu ? Pourquoi a-t-on fait de moi un chasseur de baleines ? Pourquoi ai-je accepté de ne recevoir que la trois centième part des éventuels bénéfices ? Et pourquoi m’a-t-on affublé de ce prénom ridicule : Ismaël ? Ismaël ! Lorsque je me regarde dans la glace, j’aurais plutôt tendance à m’imaginer en John ou Ronald ou François, mais… Ismaël ?

Il m’a fallu du temps pour trouver les réponses à mes interrogations. Beaucoup de temps.

La veille du départ, le patron de La Baleine-qui-fume nous avait recommandé de passer la nuit chez son cousin, un certain Hosea Hussey, propriétaire des Deux Chopes, l’une des meilleures auberges de Nantucket, nous avait-il affirmé. Après avoir déambulé une bonne heure dans des ruelles crasseuses, nous nous sommes trouvés devant une maison à la façade incrustée de coquillages et dont l’enseigne représentait deux énormes chopes en bois.

Mes camarades d’infortune et moi avons poussé la porte. L’atmosphère puait le poisson. D’ailleurs tout dans cette auberge puait le poisson. À dîner, on nous a servi des palourdes cuites et des morceaux de porc salé. Et pour le petit-déjeuner, nous avons eu droit au même menu, agrémenté de harengs fumés. J’exècre les palourdes, les harengs et plus encore le porc. Est-il besoin de préciser que – comme pour tout le reste – je n’ai pas eu le choix ?

Nous avons appareillé un 24 décembre, la nuit de Noël. Il faisait un froid de gueux. À peine à bord du Pequod, j’ai cherché du regard le capitaine, en vain. Comme je manifestais mon étonnement, le second, un dénommé Starbuck, m’a expliqué :

– Tu ne verras pas souvent le capitaine Achab. Il passe le plus clair de ses journées cloîtré dans sa cabine. Il souffre le martyre depuis que Moby Dick lui a mangé la jambe au cours du dernier voyage.
– Moby Dick ?
– Une énorme baleine blanche.
– Mais les baleines blanches n’existent pas !
– Oh que si ! Elles existent. J’ai vu Moby Dick de mes propres yeux. On aurait juré une colline de neige ! Son jet est plus rapide, plus puissant, plus épais que celui de n’importe quelle autre baleine ! Sa queue, lorsqu’elle s’évente, ressemble à un foc battu par les vents !

Alors que j’affichais une moue dubitative, une voix a claqué dans mon dos.
– Tu as l’air de douter, petit !

Je me suis retourné et presque aussitôt, j’ai senti comme un courant glacial me parcourir l’échine : le capitaine Achab, poings sur les hanches, se tenait sur le gaillard d’arrière. Il avait un visage effrayant. Une barbe aussi noire que ses yeux lui dévorait les joues. Quel âge pouvait-il avoir ? Cinquante ? Soixante ans ? Guère plus de quarante – je l’apprendrais plus tard – mais la souffrance, l’amertume et la colère l’avaient vieilli prématurément.

Un rictus anima ses lèvres et il désigna le pilon qui lui servait de jambe. Un pilon en ivoire poli ; sans doute taillé dans la mâchoire d’un cachalot. Je découvrirais par la suite que l’étrange capitaine gardait dans sa cabine plusieurs jambes de rechange, toutes semblables à celle-là.

Il a repris :
– Oui ! Moby Dick existe. C’est elle qui m’a démâté ! Oui, c’est à Moby Dick que je suis redevable de cet affreux moignon ! Oui. C’est cette maudite baleine blanche qui a fait de moi ce que je suis : une moitié d’homme !

Et il a enchaîné en levant le poing au ciel :
– Mais je la retrouverai, petit. Je fouillerai les mers. Du cap de Bonne-Espérance au cap Horn et dans le Maelström de Norvège. Je la poursuivrai jusqu’en enfer s’il le faut ! Je veux la voir rejeter du sang noir par ses évents ! Je veux la voir crever le ventre en l’air !

Il a craché par terre et il est reparti dans les entrailles du navire. Une vingtaine de minutes plus tard, nous avons appareillé. Et le Pequod a mis le cap au nord.

Ce soir encore, alors que tout est fini, j’entends la voix d’Achab. « Comment se fait-il que le tabac ne me calme même plus ? » Ou alors : « Hé ! de la vigie ! Il y a des baleines dans les parages ! Si vous en voyez une blanche, hurlez à vous faire éclater les poumons ! »

Combien de jours et de nuits avons-nous sillonné les océans ? Je ne sais plus. La tête me tournait. J’étais épuisé, j’agonisais. J’aurais donné n’importe quoi pour quitter ce navire, ce dortoir de fond de cale qui empestait la sueur et le mauvais tabac. Mais quitter le Pequod était impossible. Toute évasion interdite. J’aurais voulu jeter l’ancre, ou l’encre, ce qui eût été pareil. Impossible. J’étais prisonnier des maux et des mots. De la concordance des temps et du temps. À quoi rimait cette aventure ? Pour quelle mystérieuse raison y étais-je mêlé ?

Et puis un soir, pendant le quart de minuit, le capitaine Achab a surgi sur le pont. Les cheveux hirsutes, la barbe en broussaille, il a fait quelques pas, s’est approché du bastingage, et après avoir longuement reniflé l’air, il s’est écrié :
– Elle est là ! Elle n’est plus loin. À un mille d’ici.

Le premier moment d’étonnement passé, nous avons tous senti l’odeur caractéristique que dégagent les baleines, même lorsqu’elles se trouvent à une grande distance. Après avoir déterminé avec une extraordinaire précision la direction d’où provenait l’odeur, Achab donna l’ordre de changer de cap. Ce fut dans les premières lueurs de l’aube, sur une mer d’huile, que Moby Dick est apparue sous nos yeux fascinés. À intervalles réguliers, son jet d’eau s’élevait vers le ciel, tandis que son énorme bosse s’engouffrait sous l’écume en soulevant des tourbillons d’eau.
– Changez les vigies et rassemblez l’équipage ! ordonna le capitaine.

Dans une incroyable bousculade, les hommes mirent trois baleinières à la mer et, Achab en tête, se lancèrent à l’attaque. Dieu merci, on m’ordonna de demeurer sur le navire avec le reste de l’équipage.
– Souquez ! Souquez ! hurlait Achab, littéralement en transe.

Bientôt, trois lances et quatre harpons allèrent se ficher dans la chair de Moby Dick. Elles n’eurent pas l’air de lui faire le moindre effet. Le monstre bataillait, emmêlant les filins et secouant les baleinières comme s’il se fut agi de brins de paille. Moi, j’observais, médusé par le spectacle.

Brusquement, ignorant ses agresseurs, le cétacé pivota et fonça vers le Pequod. Il me souvient du choc au moment où son front heurta, par tribord, l’avant du navire, ébranlant la coque tout entière. Presque immédiatement, me parvint le bruit de l’eau qui, avec la violence d’un torrent, s’engouffrait par la brèche. Le Pequod était perdu.

Là-bas, à quelques toises, toujours debout dans sa baleinière, Achab poussa un cri :
– Mon navire !

Comme si elle l’avait entendu, la baleine blanche plongea sous le Pequod, remonta à la surface et fendit la mer, droit vers l’embarcation du capitaine.

Tout se passa alors très vite. Dans un geste désespéré, Achab leva son dernier harpon et le lança vers Moby Dick. Le dard se planta en elle. La ligne fila et ne tarda pas à s’embrouiller. Achab se pencha pour la démêler. Mais un anneau de la corde le saisit par le cou, l’étrangla et l’entraîna dans l’abîme. C’est à ce moment seulement que Herman Melville, l’auteur de ce roman fou, daigna enfin me libérer. Il était temps.

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture