N° 132 - ÉTÉ 2020

L’autre Gandhi

La plupart des gens trichent. Gandhi ne trichait pas. Tout ce qu’il disait de son engagement l’a prouvé.

Afrique du Sud, 1906.
Alors que nous étions assis devant un feu, à Phoenix, l’ashram fondé par Gandhi deux ans auparavant, à une dizaine de kilomètres de Durban, Gandhi m’annonça :

– C’est fini, Hermann. J’ai décidé d’abandonner la vie de famille et tout rapport sexuel. Cette semence que nous perdons est une saignée aux dépens d’une vitalité plus élevée. L’accomplissement de mon être ne sera possible que dans la pratique de la chasteté. J’ai donc l’intention de prononcer le vœu de brahmacharya. Oui, je sais. Vous ignorez ce qu’est le brahmacharya. En bref, il s’agit du vœu de célibat et l’abandon des plaisirs de la chair.

Je tentai de le raisonner :

– Votre démarche va contre nature ! Comment une âme pourrait-elle s’épanouir dans une enveloppe sans vie ?
– Une âme possède sa propre vie. Elle se meut, évolue, s’enrichit au contact d’autres âmes.

Il ferma les yeux. Les flammes projetaient sur ses traits des lueurs ocre qui leur conféraient une apparence irréelle. Ce n’était plus Mohandas Gandhi que j’avais devant moi, mais un autre. Un inconnu.

– Il existe d’autres manières de vivre l’amour, reprit-il. En le sublimant. En transformant le feu en une lumière sacrée. Si je réussis à vaincre ma sexualité, je tirerai de cette victoire une force insoupçonnable. De même, en me débarrassant des biens matériels et des plaisirs, ma puissance sera telle que peu de gens pourront y résister. Car, ceux qui m’affronteront devront se conduire avec une extrême prudence à l’égard d’un homme pour qui ni le plaisir sexuel, ni les richesses, ni le confort, ni les louanges, ni la réussite personnelle ne représentent quoi que ce soit mais qui, en revanche, est déterminé à faire ce qu’il croit être juste. Cet homme est un ennemi dangereux.

Il conclut d’une voix sereine :

– Je serai cet ennemi.

Ce dialogue, imaginaire précisons-le, ne l’est que dans la forme. Les propos tenus ici par Gandhi se retrouvent dans ses mémoires ainsi que dans sa correspondance. L’homme à qui il s’adresse s’appelle Hermann Kallenbach, architecte, juif allemand, ex-culturiste, avec lequel il entretiendra une relation pour le moins ambiguë, pendant plus de quarante ans.

En vérité, toute sa vie durant, Gandhi livrera un combat désespéré et désespérant avec la sexualité et sa propre libido, « ces chaînes du désir », selon ses propres mots. Il s’essaya à toutes sortes de régimes alimentaires dans l’espoir de trouver celui qui à la fois lui conserverait la santé et apaiserait ses pulsions sexuelles. Il supprima le sel, les légumineuses, testant les combinaisons les plus improbables.

Peut-on considérer que sa décision de prononcer son vœu de chasteté était véritablement inspirée par son désir d’aller vers le divin ?
N’existait-il pas une autre motivation, plus obscure, enfouie dans l’âme de Gandhi qui l’amena, consciemment ou non, à établir un lien entre la mort et le sexe ?
Se pourrait-il qu’un événement majeur, survenu dans son enfance, le poussât à s’exiler de toute forme de jouissance physique ?

Dans ce cas, cet événement pourrait se situer en 1885. Gandhi vient d’avoir 16 ans. Son père, Kaba, est au plus mal. Aucun remède ne parvient à soulager les crampes qui torturent ses jambes. Rien, sinon les massages que lui prodiguent tour à tour Putlibai, son épouse, et Gandhi ou, parfois, un vieil oncle.

Ce soir-là, l’adolescent prit le flacon d’huile essentielle, fit glisser avec précaution le drap qui couvrait le corps de Kaba, dénuda ses jambes et commença à les masser. C’était long, fastidieux, mais à aucun moment, au cours de ces trois dernières années, il ne s’était dérobé devant ce qu’il considérait comme un devoir sacré. Il était dix heures du soir. Soudain, l’image de sa jeune épouse, Kasturba, jaillit dans son esprit. Elle dormait à quelques mètres de là. Une onde de chaleur dévasta son bas-ventre.

Dans une sorte d’état second, il s’entendit demander à son oncle :

– Vous voulez bien me remplacer ? Je tombe de sommeil. Gandhi lui confia le flacon d’huile et fila vers sa chambre. Il se déshabilla dans le noir, fit l’amour à sa femme endormie. Lorsque quelques minutes plus tard, repu, il allait s’endormir, on frappa à la porte.

Il bondit hors du lit, envahi par un pressentiment effroyable.
Sur le seuil, il vit son oncle, les yeux pleins de larmes.

– Ton père…

Il était inutile d’attendre la fin de la phrase. Gandhi avait compris. Il se rua vers la chambre de Kaba. Putlibai sanglotait, la tête sur la poitrine de son époux. Les dieux sans doute avaient décidé de poser leur signature sur ce que Gandhi appellera plus tard « l’horrible nuit ».

La honte ! Il se sentait couvert de honte.

Il pensa : « Si la passion bestiale ne m’avait aveuglé, la torture d’avoir été loin de mon père à ses derniers moments m’eût été épargnée, et la mort l’eût trouvé dans mes bras pendant que je le massais encore. Mais non, c’est mon oncle qui a eu ce privilège. »
À cette « horrible nuit », s’ajouta un autre drame : le bébé que Kasturba mit au monde une semaine plus tard ne survivra pas au-delà de trois jours.

La mort synonyme de jouissance.
Et la jouissance synonyme de déchéance.

Il n’est pas improbable que cet enchaînement d’événements funestes fut l’une des raisons, peut-être même la principale, qui poussèrent Gandhi à bâillonner violemment une sensualité pourtant débordante. Il y est parvenu. Mais on ne sort pas indemne de certaines victoires. En privant son corps, il semble qu’il ait développé une sensualité marginale, non dépourvue d’une certaine perversité. Perversité lorsqu’il veut imposer son ascétisme sexuel à son entourage, perversité aussi lorsqu’il cherche sans cesse à tester ses propres limites.

Une scène qui s’est déroulée dans l’ashram de Phoenix traduit assez bien l’état de pensée de Gandhi. La voici, telle que rapportée par Hermann :
« Les tout premiers feux de l’aube rougissaient l’horizon et les dernières étoiles s’étaient retirées. Comme la plupart des occupants de la ferme, j’avais dormi à la belle étoile.

Dans la fraîcheur et la pénombre qui régnaient encore, difficile d’imaginer que, dans moins de deux heures, le soleil et sa lumière seraient intolérables. J’ai cherché Mohandas et je l’ai trouvé là où je ne l’imaginais pas.
Il dormait.
Il dormait, allongé sur l’une des vérandas, entouré d’un essaim de jeunes filles et de jeunes gens. Comme ils étaient nombreux et l’espace limité, quelques centimètres à peine séparaient les corps les uns des autres. Je l’ai réveillé et je lui ai demandé :

– À quoi jouez-vous ? Avez-vous perdu toute raison ? Ces gamins ! Ces filles, ces garçons ! Qu’est-ce qui vous a pris de les faire coucher dans un même endroit ?

Il m’a répondu le plus innocemment du monde :

– Les parents m’ont donné leur permission. Ainsi, je leur apprends à se maîtriser et, s’ils se maîtrisent, je n’aurai plus à les surveiller. »

Cet incident met une fois de plus en relief le caractère dominateur du personnage. S’étant résigné à ne pas posséder « l’autre » sexuellement, il cherche à le dominer mentalement. Et il sera ainsi toute sa vie et avec tous ceux qui le côtoieront.

La plupart des gens trichent. Gandhi ne trichait pas. Tout ce qu’il disait de son engagement l’a prouvé. Les violences qu’il s’est infligées, l’extrême dureté des sacrifices qu’il s’est imposés, les combats qu’il a livrés tout au long de sa vie contre son pire adversaire, c’est-à-dire lui-même, tout cet ensemble de ciel et d’enfer a fait de cet homme ce qu’il est devenu : un de ces personnages qui, surgissant au milieu d’un siècle, viennent vous dire que l’impossible n’existe pas et que rien n’est immuable. En affirmant – ce qui peut paraître a priori absurde – que seul celui qui ne procrée ni ne tue peut comprendre la mort et les obligations envers la vie, il n’a fait que fourbir les armes lui permettant de ne plus craindre ni la vie ni la mort.
Et ni l’Empire britannique…

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