N° 137 - Printemps 2022

Construire une ville

Le concept de ville nouvelle naît après la seconde guerre mondiale, alors qu’une partie de l’Europe est à reconstruire. Révolue en occident, l’idée est aujourd’hui appliquée par la chine pour faire face à la surpopulation urbaine.

Depuis qu’elle est devenue sédentaire, l’humanité a été confrontée à un problème de place. Mais jamais autant depuis que notre époque moderne a vu la démographie galoper, les flux migratoires s’intensifier et les exodes des campagnes vers les villes déborder des cités pas toujours préparées à affronter le défi logistique de ces nouveaux arrivants. Avant de constater un mouvement inverse, motivé par la crise sanitaire, qui voit désormais les citadins avides de terroir et de retour à l’authentique réinvestir une ruralité désolée.
Les défis sont d’autant plus difficiles à relever que plusieurs facteurs entrent désormais en ligne de compte. Il ne suffit plus de densifier en casant le plus grand nombre possible d’habitants sur une surface restreinte. Il faut aussi leur assurer un confort de vie, penser aux infrastructures de mobilité (douce de préférence), optimiser la consommation d’énergie tout en cherchant à en produire et, depuis la pandémie, prévoir une certaine forme d’autonomie aux villes nouvelles, aux quartiers nouveaux, en cas de confinement forcé.

L'architecte Le Corbusier
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Les architectes Le Corbusier et Auguste Perret. Deux manières de construire les villes.
L'architecte Auguste Perret
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(Granger)
Les architectes Le Corbusier et Auguste Perret. Deux manières de construire les villes.

VILLE FONCTIONNELLE

Face à l’urgence, il s’agit donc de construire vite et bien. Sauf que le temps de l’urbanisme s’accommode mal de la précipitation. Une ville nouvelle, ce n’est pas seulement des bâtiments, c’est avant tout un plan bien pensé et réfléchi. En Europe, les désastres de la guerre vont servir de terrain d’expérimentation. Partout sur le continent dévasté, on va tester la reconstruction à grande échelle avec souvent la Charte d’Athènes pour modèle. Dérivé des conclusions du 4e Congrès international d’architecture moderne (CIAM) de 1933, le texte, publié par Le Corbusier en 1946, pose les bases de l’architecture et de l’urbanisme modernes. En 25 propositions, il édicte les préceptes de la « ville fonctionnelle ». Laquelle se divise en quatre activités : l’habitat, le travail, les loisirs et les transports. Ces principes seront notamment appliqués dans le projet de Brasilia, dessiné par Oscar Niemeyer et Lucio Costa, et par Le Corbusier dans ses plans pour Firminy-Vert, en banlieue de Saint-Étienne, et à Chandigarh en Inde.

CHARTE CRITIQUÉE

Passé l’enthousiasme de ce guide à l’usage des politiques urbaines, la Charte subira le feu roulant des critiques. Deux camps dès lors apparaissent : les pro- et les anti-Corbu, les seconds accusant les thèses de l’architecte d’avoir, jusqu’en 1973, miné les territoires d’ensembles monstrueux déconnectés des villes et des réseaux urbains. Et partant, rejeté la pauvreté du centre vers les périphéries dans un décor de misère. Tout comme on lui reproche d’avoir tronçonné les espaces naturels en poussant au bétonnage alors que dans les faits la Charte imagine au contraire des villes envahies par la végétation – « 80% de nature et le reste en bâtiment » – un rêve vert difficile à entretenir et que personne n’appliquera vraiment. La Chartes d’Athènes restera dans l’histoire comme le mode d’emploi de la machine à habiter inhumaine.
Le texte est, en cela, le reflet de son époque. Il pense la ville comme une entité organique, éludant les questions économiques et sociologiques pourtant primordiales, Le Corbusier jugeant ces thèmes au-delà des compétences des urbanistes et des architectes réunis au CIAM. En 1933, Paris est envahie par les taudis et la population meurt de tuberculose. Il faut créer de l’espace et de l’aération. La menace d’une guerre mondiale existe, mais elle est encore lointaine. Une année après la fin du conflit, lorsqu’il publie son livre dans une Europe dévastée, Le Corbusier maintiendra son cap.

Le Congrès national du Brésil à Brasilia.
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(Mariordo)
Le Congrès national du Brésil à Brasilia. Inauguré en 1960, le bâtiment est emblématique de cette ville nouvelle érigée par les architectes Oscar Niemeyer et Lucio Costa, disciples de Le Corbusier.

LA LEÇON DU HAVRE

Tout le monde ne le suit pas à la lettre. En 1945, Auguste Perret est choisi pour reconstruire la ville du Havre, dont le centre a été complètement détruit par les bombardements. L’architecte est déjà connu pour avoir érigé le premier bâtiment en béton armé de Paris en 1913. Ce béton, dont il fait sa matière première, et qu’il travaille comme de la pierre de taille en lui donnant une esthétique. Grand admirateur de l’architecte antique Vitruve, Perret s’inspire de ce vocabulaire classique en l’adaptant à la modernité. Il rêve d’ajouter aux trois grands ordres – dorique, ionique et corinthien – un ordre du béton. Au Havre, ses bâtiments sont très simples, économiques à fabriquer tout en étant prévus pour résister au temps. Pour aller plus vite, il développe des méthodes de standardisation et de préfabrication qui serviront plus tard à l’édification de grands ensembles partout en Europe.
Désormais considéré comme un modèle du genre, sa reconstruction du Havre, tout comme l’ensemble de son œuvre, sera longtemps dénigrée par les tenants du mouvement moderne qui la jugent « banale et peu innovante ». Il faudra attendre 1985 et les études de l’historien de l’architecture Joseph Abram pour prendre conscience de l’apport d’Auguste Perret aux villes du XXe siècle. Quelques disciples le suivront. Comme Fernand Pouillon qui l’adule. L’architecte va construire, entre 1953 et 1959, trois cités en périphérie d’Alger pour absorber l’explosion démographique de l’Algérie alors française et libérer les bidonvilles qui ceinturent la capitale. C’est un fait : les colonies européennes ont, de tout temps, servi de laboratoire à l’urbanisme occidental, comme une manière de soft power qui consolide l’impérialisme par le bâti.

Le Havre par Auguste Perret
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(AFP)
En 1945, Auguste Perret reconstruisait Le Havre en béton.

Et aujourd’hui, à quoi ressemble une ville nouvelle ? En Occident, après le boum de la fin des années 60, elles se font rares, les territoires étant déjà passablement densifiés. Des morceaux de villes nouvelles, en revanche, éclosent dans des cités existantes. À Milan, le nouveau quartier de Porta Nuova, au nord de la capitale lombarde, a transformé une friche industrielle gentrifiée en pôle d’hypermodernité. À New York, l’ancien site du World Trade Center, autrefois strictement lié aux affaires, accueille une nouvelle population, plus familiale et plus touristique à la suite de sa reconstruction après les attentats du 11-Septembre. À Amsterdam, les îles artificielles du district d’IJburg construites à partir de 1997 ont permis à la ville cernée par les eaux de se développer. À Dubaï, au milieu du désert, on fait aussi surgir des atolls en gagnant du terrain sur la mer. Mais pour des projets extravagants et voraces en énergie. Tandis qu’au Danemark, depuis 1964, Brondby Haveby, la ville-jardin, fascine avec ses maisons déployées en cercle, selon le plan traditionnel des villages danois du XVIIIe siècle qui incite aux échanges sociaux.

Palm Jumeirah
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(AFP)
Palm Jumeirah, un archipel artificiel construit dans le golfe Persique en 2009.

L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE

Il faut aller en Chine pour observer une frénésie spectaculaire de cités sortant de terre. Plus qu’une frénésie, une course contre la montre. Quatre cents villes nouvelles devraient y être construites ces prochaines années pour endiguer le flux ininterrompu de citoyens qui fuient la rudesse des campagnes pour la vie rêvée des villes. En chiffres, cet exode est passé de 70 millions d’habitants urbains en 1953 à 840 millions en 2020. Il devrait atteindre 900 millions en 2030, soit près de 65% de la population totale du pays. Lequel n’a donc pas d’autres choix que d’ouvrir d’immenses chantiers. En 2017, Xi Jinping lançait la construction de Xiongan, ville nouvelle pour 6 millions d’habitants située sur un terrain désertique au sud-est de Pékin. Sur le plan urbanistique, les défis sont multiples. Xiongan se veut donc vertueuse, très respectueuse de l’environnement, bardée de technologies, gérée par les algorithmes et bâtie en harmonie avec la nature. On saura en 2035 si les ambitions auront été tenues ou si les promesses du tigre étaient de papier.

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