Gérard Deshusses, ancien conseiller municipal socialiste à Genève et enseignant, et Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse.
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Gérard Deshusses, ancien conseiller municipal socialiste à Genève et enseignant, et Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse. © DR
N° 121 - Automne 2016

« Proposer le modèle suisse à l’Europe : Remettons-le d’abord en état ! »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le modèle helvétique a subi, au cours des dernières années, un certain nombre de coups de boutoir qui ne l’ont pas laissé indemne ; vécu comme une tragédie nationale, le «grounding» de Swissair n’était qu’un amuse-bouche comparé à ce qui devait suivre: crise et renflouement d’UBS, effondrement du secret bancaire, sensation d’un Conseil fédéral ballotté entre les caprices de l’Oncle Sam et ceux du titubant mais toujours arrogant président de la Commission européenne... La seule consolation des enfants d’Helvetia reste de comparer leur situation à celle de leurs voisins.

Dans ces conditions, que penser des perspectives futures pour notre pays à monnaie forte, au cœur d’une Union européenne aussi familière qu’extérieure, à l’heure de l’imminent échange automatique d’informations, au lendemain du Brexit et au cœur d’une période de taux d’intérêt négatifs ? Est-on à la veille d’un bouleversement des habitudes de démocratie directe si chères à la Suisse ? Que représente l’Europe pour des électeurs et électrices plutôt sceptiques face à ce club dont les sujets de Sa Gracieuse Majesté viennent de claquer la porte de façon bien bruyante ?

Deux observateurs au regard acéré, le directeur romand d’Avenir Suisse Tibère Adler et le professeur de français et élu PS retraité Gérard Deshusses, échangent à bâtons rompus sur la situation du pays et de ses institutions, sur les enjeux économiques et européens, sur le repli et l’ouverture.

– Après le Brexit, l’adhésion à l’Union européenne reste-t-elle un sujet de discussion en Suisse ?

– Tibère Adler : La Suisse ne peut espérer de prospérité que si ses voisins sont prospères. Le Brexit, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir à son sujet, constitue une chance historique pour notre pays, qui a une carte exceptionnelle à jouer. Le maintien et le renforcement de nos Accords bilatéraux avec l’Union européenne sont en effet des enjeux bien plus importants que la question de l’immigration, qui occupe pourtant l’essentiel du débat actuel. Nous avons là l’occasion de stabiliser nos relations avec l’UE pour cinq ou dix ans au moins. Il serait faux de miser sur une implosion de l’Union européenne ; celle-ci doit certes se réformer, ce qu’elle fera sans aucun doute. Le système n’est pour le moment pas très attrayant pour les petits pays et a besoin d’une revalorisation démocratique. Mais n’oublions pas que notre Etat fédéral à nous a aussi connu des crises assez lourdes, comme le Sonderbund, et que les Etats-Unis ont vécu la guerre de Sécession. L’UE évoluera vers davantage de fédéralisme, mais cela prendra un peu de temps.

LES TAUX NÉGATIFS SONT UNE VRAIE MENACE INÉDITE POUR NOTRE SYSTÈME DE CAISSES DE PENSION.

– Gérard Deshusses : Je partage globalement cette analyse. Pour moi, la Suisse est un microcosme de ce que pourrait et devrait devenir l’Union européenne. Le retrait ou le maintien d’une demande d’adhésion déposée lorsque les membres de l’UE étaient une douzaine n’a pas beaucoup de sens maintenant qu’ils sont vingt-huit, après une extension d’ailleurs trop rapide. Nous devons avoir un débat interne serein, tout comme les Européens, mais en sachant bien que l’intégration de la Suisse n’est pas une préoccupation majeure à Bruxelles. Notre pays doit se comporter comme il l’a toujours fait, c’est-à-dire avec intelligence et esprit d’adaptation, en proposant un modèle. Oui, le Brexit est une chance. A mon sens, l’Europe n’a d’avenir que si elle met enfin en place une structure gouvernementale commune, une diplomatie commune et une défense commune. Mais il ne faut pas se leurrer : avec 30 % de voix pour l’UDC, le peuple suisse n’est pas prêt à plébisciter les Bilatérales, or – le Brexit l’a montré – on ne peut faire l’impasse sur l’opinion populaire. La situation créée par le Brexit va durer deux ou trois ans au moins ; je crains que tout vote sur les Bilatérales ou l’Europe en général ne soit du pain bénit pour l’UDC.

– Tibère Adler : Moi, je n’ai pas peur d’une votation sur les Bilatérales. Il faudrait simplement expliquer au corps électoral que ce qui a été voté le 9 février 2014 était une manière de se tirer une balle dans le pied, que la Suisse a marqué ce jour-là un but contre son camp. Le problème n’est pas européen, il est helvétique : voulons-nous oui ou non maintenir ou résilier ces Bilatérales qui sont vitales pour notre pays ? Le sujet est autrement important que la question des quotas d’immigration.

– L’une des pierres d’achoppement du débat européen en Suisse, c’est l’attachement à la démocratie directe. Celle-ci a-t-elle encore un sens au moment où beaucoup de critiques fusent contre les sujets de votation trop techniques, les décisions inapplicables ou inappliquées ?

– Tibère Adler : La démocratie directe reste un système sain, qui présente en outre l’avantage de rendre la défaite acceptable aux perdants. Lorsqu’on voit les troubles provoqués par la nouvelle Loi sur le travail en France, on se dit qu’un vote sur référendum (comme ceux que nous pratiquons une trentaine de fois par an) aurait permis de résoudre clairement le problème, dans un sens ou dans l’autre. Les décisions politiques soumises au vote populaire ont l’avantage d’être plus solides, même si elles sont plus lentes. Il est nécessaire de convaincre et de débattre, excellent exercice pour les gouvernants. En revanche, accroître le nombre de signatures nécessaires à une initiative ou rendre plus strict l’examen préalable de constitutionnalité seraient deux mesures bienvenues. La culture démocratique est profondément implantée en Suisse et les citoyens votent généralement en connaissance de cause. Toutefois, l’introduction de l’initiative législative, par exemple, serait un bon moyen d’éviter de surcharger la Constitution.

– Gérard Deshusses : Partisan résolu de la démocratie directe, je souligne néanmoins que nous nous racontons parfois des histoires ! Beaucoup de décisions importantes se prennent en dehors de toute consultation populaire, alors que des votations sont organisées sur des sujets mineurs. Prenez par exemple la réforme de l’Instruction nommée HarmoS : personne n’a voté, que je sache, sur ce point essentiel puisqu’il conditionne directement la formation des citoyens de de-main. D’ailleurs, l’instruction civique est si négligée que, déjà aujourd’hui, je prends le pari qu’un Suisse sur deux n’a aucune idée du fonctionnement des institutions de notre pays. Autre exemple : on peut débloquer 70 milliards de francs pour sauver UBS, en trois heures, dans un pays capable d’organiser un vote populaire à propos d’un stop dans une rue ! Nous avons certes une démocratie directe, mais à deux vitesses. Sans parler des décisions populaires parfaitement claires, comme le vote sur la Lex Weber, et dont l’application est très relative. Enfin, si l’on étudie un peu les débats parlementaires, on s’aperçoit que majorité et opposition se battent toujours autour des mêmes thèmes, tandis que les exécutifs s’arrangent entre eux pour trouver une sorte de concordance. Donc si nous avons l’ambition de « vendre » notre modèle à l’Europe, cela nécessitera une remise en état préalable !

– N’y a-t-il pas là une responsabilité des partis politiques ? On voit par exemple les deux principales formations suisses, l’UDC et le PS, lancer des initiatives populaires alors même qu’elles sont au Gouvernement !

– Tibère Adler : La situation est évidemment plus simple lorsqu’on a affaire à un référendum. Une loi est proposée, des citoyens s’y opposent et le peuple tranche. Dans le cas des initiatives, presque toutes ont posé des problèmes lorsqu’elles ont été adoptées : immigration, sanction des délits sexuels, renvoi des criminels étrangers, etc. La solution que nous préconisons, à Avenir Suisse, est de soumettre à un nouveau vote la loi d’application des mesures prônées par les initiatives. Ainsi, le peuple pourra confirmer son choix, ou éventuellement revenir dessus, mais surtout valider l’interprétation concrète de la volonté qu’il a exprimée.

NOUS AVONS CERTES UNE DÉMOCRATIE DIRECTE, MAIS À DEUX VITESSES.

– Gérard Deshusses : Il est vrai que voter sur des dispositions qui ne seraient de toute façon pas applicables (par exemple l’imposition de la prison à vie) a quelque chose de révoltant. La solution est donc d’une part l’autodiscipline des partis, d’autre part d’invalider plus souvent des initiatives, notamment lorsqu’il s’agit de traiter des problèmes inexistants, par pure provocation. La démocratie en serait d’autant plus respectée.

– Autre monument national malmené et peu compatible avec l’Union européenne, la neutralité suisse. On a entendu récemment un conseiller national évoquer nos « partenaires de l’OTAN » et la « menace russe ». Cette neutralité existe-t-elle toujours ?

– Gérard Deshusses : Historiquement, cette neutralité nous a été imposée plus que nous ne l’avons choisie ! Que nous le voulions ou non, si l’on considère qu’il y a deux blocs en Europe, malgré la chute de l’empire communiste, nous faisons partie des alignés sur le bloc occidental. Néanmoins, l’OTAN n’a absolument rien de rassurant, et je maintiens que si l’Union européenne ne se bâtit pas une autonomie politique et militaire, nous Suisses resterons comme les autres soumis à des décisions prises ailleurs.

– Tibère Adler : Le Brexit est une chance, là aussi ! Alliée systématique des Etats-Unis, la Grande-Bretagne ouvre la voie à la constitution d’une défense européenne autonome. De toute manière, il serait illusoire de croire que la Suisse puisse se défendre toute seule, sans coopérer avec ses voisins.

IL EST POUR LE MOINS CONTESTABLE DE JOUER EN BOURSE AVEC L’ARGENT DES RETRAITES.

– Gérard Deshusses : C’est effectivement un discours que la Suisse peut tenir à l’Europe : créons une véritable défense nationale européenne, assurons ensemble notre sécurité collective, sans dépendre de l’OTAN ni de Moscou.

– La Suisse a aussi vu son secret bancaire voler en éclats, des taux d’intérêt négatifs faire leur apparition et le franc devenir de plus en plus fort. Comment évaluer cette triple menace ?

– Tibère Adler : Le franc fort est la rançon du succès. La politique monétaire indépendante et la stabilité économique suisses font que notre monnaie joue le rôle de refuge. C’est évidemment dommageable pour nos exportations et pour l’emploi. La thèse selon laquelle nous pourrions, à l’image du Kosovo, adopter l’euro sans faire partie de l’UE me semble folklorique. Quant aux taux négatifs, même les plus éminents économistes ne parviennent pas à évaluer les causes, l’impact et la durée du phénomène. Il s’agit en tout cas d’une vraie menace inédite pour notre système de caisses de pension, fondé sur le rendement des placements. Enfin, pour ce qui concerne le secret bancaire, c’est un atout que notre place bancaire et financière a perdu. Les banques se sont adaptées à cette nouvelle donne.

– Gérard Deshusses : Nos autorités ont surtout mal négocié avec les Etats-Unis : nous avons à peu près cédé sur tout et n’avons rien eu en échange ! On ne peut parler d’un accord équitable.

– Tibère Adler : En effet. Quant à l’accès au marché de l’UE pour les services financiers, la Suisse a eu sa chance il y a une dizaine d’années, mais certains ont sabordé cette opportunité, de crainte d’avoir à concéder simultanément l’échange automatique d’informations. Erreur stratégique grave au résultat calamiteux : aujourd’hui, la Suisse a dû se soumettre à l’échange automatique, mais n’a pas d’accord garantissant l’accès à l’UE pour les services financiers !

– Gérard Deshusses : La qualité de nos négociateurs n’est pas foudroyante : voyez le traité commercial avec les Américains, où nous avons perdu toute marge de manœuvre. En ce qui regarde les taux négatifs, je pense indispensable que nos caisses de pension se tournent vers d’autres modes de financement, notamment l’immobilier. Il est pour le moins contestable de jouer en Bourse avec l’argent des retraites, surtout dans la période troublée que nous traversons. Investir dans la pierre permet en outre d’insuffler un peu d’oxygène au marché du logement, qui en a bien besoin.

– Le débat sur les conditions encore floues de la Réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) paraît opposer des forces de gauche et de droite. Quant à l’électeur, pense-t-on qu’il y comprend quelque chose ?

– Tibère Adler : La RIE III doit aboutir si l’on veut que notre économie puisse s’adapter aux nouvelles réalités internationales. Il ne s’agit pas de cadeaux à faire aux entreprises ou à qui que ce soit, il s’agit de se donner les moyens de conserver l’emploi et la substance fiscale dans notre pays et dans nos cantons. Quelques-uns d’entre eux, dont le canton de Vaud, l’ont vite compris.

– Gérard Deshusses : Je crois que les électeurs et électrices, dans ce cas comme dans d’autres, ont besoin de savoir quel est l’objectif poursuivi. Quel est le but recherché ? Suivre le mouvement ? Concurrencer nos voisins ? C’est le vrai problème de la politique : les partis ne défendent plus de vision d’avenir, n’ont plus de vrai projet ; ils engagent des actions ponctuelles et pas toujours cohérentes. Le peuple veut qu’on lui dessine un avenir, pas que l’on joue les épiciers. Ainsi, la Traversée du Lac : on se bat à propos du principe, puis du financement, mais ne faudrait-il pas surtout savoir si cet ouvrage sera encore utile dans trente ans ? On parle sans cesse de distance entre le peuple et les élus : que ceux-ci gèrent moins à la petite semaine et tiennent de vrais débats !

– Tibère Adler : A mon avis, la Suisse n’a jamais été un pays de grande vision, si ce n’est la volonté d’être et de rester ensemble. En fait, cette volonté s’est traduite par une adaptation habile et permanente à son environnement.

– Gérard Deshusses : C’est vrai, les Romands ne veulent pas être français, les Alémaniques ne se sentent pas allemands, ni les Tessinois italiens. Nous devons prendre garde à conserver cette tradition selon laquelle chacun peut parler dans sa langue ; lorsque l’on adopte l’anglais pour dialoguer entre Suisses, c’est très mauvais signe.

– Tibère Adler : Le tout est de conserver son identité sans se replier ni se fermer à l’étranger, car la Suisse n’est devenue prospère que grâce à son échange avec l’extérieur. Je crois qu’il y a là une vraie césure fondamentale : nous n’en sommes plus, en Suisse, à une opposition systématique entre gauche et droite, mais la tension entre souverainisme et ouverture est de haute actualité. Or qu’on le veuille ou non, la Suisse est l’un des pays les plus globalisés.

– Peut-on donc, comme le font les partis populistes, estimer, qu’à l’image de certains responsables allemands, vous considérez que l’immigration est bénéfique, porteuse de main-d’œuvre avantageuse ?

– Gérard Deshusses : Il suffit d’aller dans un hôpital ou parfois dans une école pour constater que le personnel, y compris très qualifié, est d’origine étrangère – comme bon nombre de Suisses si l’on remonte d’une ou deux générations !

– Tibère Adler : En effet, le chômage reste bas et les salaires élevés, alors que toujours plus de permis sont accordés. L’immigration est le reflet de la bonne santé économique du pays, et elle a donc un effet globalement positif. En réalité, à l’exception peut-être de l’hôtellerie et de la restauration, l’analyse des statistiques ne permet pas de constater que les étrangers « prennent les emplois des Suisses » ou provoquent une pression à la baisse des rémunérations. Des classes d’âge entières s’installent et s’intègrent.

– Gérard Deshusses : La Suisse ne connaît pas de quartiers ghettos. Le travail d’intégration se fait à l’école publique et au travers du sport. Je regrette simplement qu’on n’y ajoute pas une forte dose d’histoire et de cultures suisses et cantonales, d’instruction civique également. En matière d’éducation, il faut être scolaire, méthodique, organisé.

– Tibère Adler : Je crois aussi au renforcement de l’intégration par l’apprentissage. Notre pays a reconnu de tout temps les différences culturelles et religieuses, respecté les minorités et évité les discriminations. C’est la voie à suivre.

– Le flux de réfugiés qui arrive à nos frontières comme à celles de nos voisins suscite des réactions diverses : accueil plus ou moins massif ici, refus d’entrée là… Ne faudrait-il pas, pour éviter les tensions toujours possibles, adopter une politique plus restrictive ? 

– Gérard Deshusses : Les attitudes les plus hostiles aux migrants et aux étrangers sont enregistrées dans les régions où il y en a le moins ! Il y a quelque chose d’irrationnel dans tout cela. J’insiste une fois encore sur la formation, qui seule permet de comprendre son environnement et de s’y sentir intégré ; c’est aussi un remède contre la frustration et le risque de comportement agressivement identitaire.

– Tibère Adler : Il est évident qu’on ne souhaite pas laisser entrer des dealers et des terroristes, mais des réfugiés d’une part, des étrangers s’inscrivant dans les contingents et utiles à notre économie d’autre part. Nos procédures d’asile, durant parfois sept ans, sont beaucoup trop longues. Il faut trouver des solutions en coopération avec les autres Etats européens. Quant au renvoi de demandeurs d’asile peu convaincants, le problème est que certains n’ont pas de papiers ou que leur propre pays refuse de les reprendre. Relevons au passage la contradiction entre le discours et l’action : dans les gouvernements comportant des élus UDC, la politique d’accueil ou de renvoi s’avère souvent curieusement plus laxiste !

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