N° 135 - Été 2021

Une histoire qui dérange

Un peu partout en Suisse, la mise en cause des noms de rues attribués à des personnalités jugées a posteriori politiquement incorrectes a dépassé le petit cercle de militants pour toucher de larges secteurs de la société, y compris dans les milieux de pouvoir.

Il n’y a en soi rien de choquant à ce que l’on puisse estimer que, chacun dans leur genre, Napoléon, les frères Goncourt ou même Gandhi ont commis des actes ou proféré des paroles qui jettent une ombre sur leur légende et les honneurs rendus à leur mémoire. Le problème se pose lorsque la critique évolue rapidement en exigence de condamnation : les statues doivent être abattues, les commémorations annulées, les mentions supprimées, y compris dans les archives et les ouvrages historiques. Orwell avait bien prophétisé que le Bien (celui du Parti de Big Brother) serait atteint lorsque le passé aurait été gommé, notamment en réécrivant l’histoire et en modifiant la langue, et que toute « idée hérétique, c’est-à-dire s’écartant des principes du Parti, serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots […]. Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres réécrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées, écrivait-il dans 1984. Le processus continue tous les jours, chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. »

#135 – Dossier – Le buste de Carl Vogt devant l’Université de Genève.
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Le buste de Carl Vogt devant l’Université de Genève. Le naturaliste et médecin suisse a théorisé sur les races au XIXe siècle. Il a aussi donné son nom à un boulevard que certains aimeraient voir rebaptisé.

EXPLIQUER L’HISTOIRE

Classé à droite, l’historien français Bernard Lugan, dans une récente interview à Sud-Radio estime que la remise en cause des sexistes, racistes, colonisateurs et autres mal-pensants « trouve son origine en mai 68 et qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’une volonté de détruire le système de valeurs occidentales. Ainsi, personne ne reproche à des consciences de gauche comme Jules Ferry ou Léon Blum d’avoir salué la colonisation, apportant selon eux la « lumière » à des peuples « inférieurs ». Dans notre pays, Olivier Meuwly, historien vaudois bien connu, tient un discours plus nuancé. Nous lui avons demandé si changer des noms de rues pour les rendre plus féminins d’une part, abattre des statues de personnalités suspectées de sexisme, de racisme ou d’homophobie, d’autre part, étaient deux aspects du même combat, et si l’un était plus compréhensible que l’autre. « Mieux prendre en considération des éléments longtemps négligés dans le choix des noms de rue et de place n’est pas scandaleux. Celles consacrées à Hitler ont disparu après la guerre et c’était normal. Un problème apparaît lorsqu’il s’agit de réécrire l’histoire, dans la mesure où les personnalités importantes de celle-ci, qui ont laissé leur nom dans l’espace public, ne sont jamais «blanches comme neige», si l’on ose dire ! De hauts faits peuvent être contrebalancés par des actes ou, plus souvent, par des prises de position guère acceptables aujourd’hui. C’est pourquoi la méthode choisie dans de nombreux cas, et qui consiste à expliquer historiquement le problème plutôt que de procéder à une distribution d’anathèmes, est plus féconde. »

MIEUX PRENDRE EN CONSIDÉRATION DES ÉLÉMENTS LONGTEMPS NÉGLIGÉS DANS LE CHOIX DES NOMS DE RUES ET DE PLACE N’EST PAS SCANDALEUX. UN PROBLÈME APPARAÎT LORSQU’IL S’AGIT DE RÉÉCRIRE L’HISTOIRE. LES PERSONNALITÉS IMPORTANTES QUI ONT LAISSÉ LEUR NOM DANS L’ESPACE PUBLIC NE SONT JAMAIS « BLANCHES COMME NEIGE.

Olivier Meuwly, Historien vaudois

LE CAS AGASSIZ

Voilà des années, Auguste Forel ou Le Corbusier, figurant sur les billets de banque suisses, avaient été contestés. Dernièrement, ce sont Louis Agassiz, Alfred Bertrand ou Carl Vogt dont on attaque les plaques de rue bien après leur mort. Des Municipalités rebaptisent également des artères parce que leurs titulaires sont « coupables » d’être de sexe masculin. Y a-t-il une accélération poussée par la mode américaine, a-t-elle sa légitimité en Suisse ? « Ces noms correspondent bien aux ambiguïtés les concernant, évoquées plus haut, observe Olivier Meuwly. Il y a, en revanche, un ennui si le seul reproche à leur endroit consiste en leur sexe. À moins que ce ne soit un prétexte pour se débarrasser de personnages indiscutablement importants, mais dérangeants à certains égards. Cela pose la question de la limite. À propos de Louis Agassiz (naturaliste vaudois du XIXe siècle dont on considère que les théories ethnologiques ont contribué à fournir une caution au racisme, ndlr), on m’avait rétorqué que cet argument était trop facile. On voit aujourd’hui que c’est bien le problème central, dès lors que l’on veut réécrire l’histoire selon des critères moraux fixés aujourd’hui. La limite est désormais clairement dépassée ! »

#135 – Dossier – Louis Agassiz (vers 1870).
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Louis Agassiz (vers 1870), glaciologue vaudois dont on considère que les théories ethnologiques ont contribué à fournir une caution au racisme. En 2019, la Ville de Neuchâtel décidait de débaptiser l’Espace Louis-Agassiz. Lausanne, de son côté, choisissait d’apposer une plaque explicative sur l’avenue qui porte son nom.

RETOUR DE BALANCIER

Les élites intellectuelles – notamment universitaires et pédagogiques – peuvent-elles être tenues pour responsables de ce déni rétroactif de l’histoire ? L’historien vaudois précise : « Le problème concerne tout le monde, car, dans le sillage des mouvements estudiantins américains d’extrême gauche, il ne s’agit plus de dénoncer seulement un personnage «déviant» (la statue de Christophe Colomb en est l’un des exemples les plus célèbres), mais d’exiger une lecture du passé à travers une grille unique et ne tolérant aucune opposition. Cette vision des choses se fonde sur un identitarisme de gauche qui commence à effrayer aussi des philosophes de gauche, comme Mark Lilla aux États-Unis ou Caroline Fourest en France, qui fut collaboratrice de « Charlie Hebdo ». Ils ont démontré que ce courant, matrice de la « cancel culture » (et des « woke »), était foncièrement antiuniversaliste et débouchait sur des excès pas meilleurs que l’identitarisme d’extrême droite. » Bernard Lugan, cité plus haut, estime que « l’accélération de la « cancel culture » finira par provoquer un retour de balancier ». Peut-on espérer, comme le héros de 1984 Weston Smith, que la surenchère s’arrête ? « D’une façon ou d’une autre, vous échouerez. Tôt ou tard, ils verront qui vous êtes et vous déchireront. La vie vous vaincra. Il y a quelque chose dans l’univers, je ne sais quoi, un esprit, un principe que vous n’abattrez jamais », déclare le personnage à ses bourreaux, juste avant son « effacement ». Olivier Meuwly répond en un mot : « Il faut être très vigilant ! »

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