N° 141 - Été 2023

« L’utilisation militaire de l’eau est un fait actuel. »

Après le pétrole, c’est l’eau que ciblent désormais les États en guerre. Spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources hydrauliques, le chercheur Franck Galland analyse cette nouvelle stratégie qui s’attaque à la survie des populations, de la faune et de la flore.

Plus de quarante ans après la précédente conférence sur le thème, l’ONU vient d’organiser, en mars, un nouveau sommet à New York sur l’eau. Preuve en est qu’en ce XXIe siècle, l’eau devient un enjeu stratégique, militaire, politique, économique, en plus de permettre la survie des populations, de la faune et de la flore. Auteur de Guerre et eau – L’eau, enjeu stratégique des conflits modernes (Éd. Robert Laffont, 2021), le chercheur Franck Galland, un des meilleurs spécialistes de la question et PDG d’(ES)², explique pourquoi les litiges autour de l’eau ne font que commencer.

Vous l’expliquez clairement dans votre livre, l’eau est omniprésente lors des guerres modernes. Une source de conflits, mais aussi une forme de cible…

Dans les faits, on assiste depuis une vingtaine d’années à une accélération de l’usage de l’eau comme une arme. Cela a commencé au Levant avec des occupations de barrages sur le Tigre et l’Euphrate par Daesh, qui ont induit à une intervention militaire de la coalition internationale en août 2014. Le barrage de Mossoul, menacé alors par l’État islamique, présentait de tels risques pour la population en aval que les forces internationales se devaient d’intervenir. On l’a aussi vu en Syrie avec des bombardements de cibles essentielles à la vie des populations : les hôpitaux qui, une fois détruits, ne permettent plus de soigner les blessés ; mais aussi les infrastructures électriques et hydrauliques. Or, pour rendre l’eau potable, pour traiter les eaux usées, il faut de l’électricité. Sans quoi vous allez volontairement provoquer le développement de maladies telles que le choléra. Ce qui s’est produit au Yémen, où les infrastructures ont également été visées en 2017, avec à la clé une épidémie qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts.

Assiste-t-on aux mêmes phénomènes depuis février 2022 en Ukraine ? Quand les forces russes frappent des infrastructures électriques, c’est donc l’usage de l’eau qui est visé ?

Quand les Russes interviennent en Ukraine en février 2022, ils visent tout de suite un barrage. L’idée est de libérer un canal, le canal Nord que les Ukrainiens avaient eux-mêmes bloqué en 2014 à la suite de l’invasion de la Crimée, avec comme objectif de couper l’alimentation en eau de la province annexée. Depuis octobre 2022, on voit du côté russe une volonté très claire de cibler les infrastructures critiques.

Le barrage de Mossoul.
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(DR)
Le barrage de Mossoul que l’État islamique menaçait de faire exploser. Les risques pour la population ont poussé une intervention militaire de la coalition internationale.

Est-ce un des faits marquants des guerres du XXIe siècle ?

J’ai bien peur que depuis une douzaine d’années, les usines hydrauliques deviennent la cible délibérée de bombardements. L’utilisation militaire de l’eau est un fait actuel. On s’en prend délibérément à des infrastructures essentielles à la vie. C’est une tendance très inquiétante, en violation complète des conventions de Genève de 1949. Je pense que la Cour pénale internationale va s’intéresser prochainement à cette question et que les procédures judiciaires fondées sur une atteinte à l’eau se multiplieront. On l’a déjà vu avec le président soudanais, Omar El-Béchir, arrêté fin 2019, qui a été accusé d’avoir sciemment pollué et détruit des puits au Darfour.

Vous rappelez aussi cette phrase de l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, qui prédisait, il y a plus de vingt ans, des guerres pour l’eau, comme il y en eut tellement pour le pétrole…

Les ressources en eau, le contrôle de fleuves deviennent aussi un motif de conflit. Le Conseil de sécurité des Nations Unies est de plus en plus souvent saisi pour des affrontements d’ordre hydrique. Un certain nombre de pays se retrouvent menacés en aval dans leur usage de l’eau, comme l’Égypte avec l’Éthiopie, source du Nil, qui entend construire la plus grande réserve d’eau en Afrique. Vous avez aussi des tensions très fortes en Eurasie ou du côté des populations kurdes. La seule initiative qui fonctionne est celle mise en place par la Mauritanie, le Sénégal, le Mali, la Guinée-Conakry qui gèrent ensemble les barrages sur le fleuve Sénégal. Mais pour un exemple qui marche, combien ne marchent pas ? Combien de rapports de forces et de tensions entre hydrodominants et hydrodominés ?

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(Ashraf Shazly / AFP)
Arrêté fin 2019, le président soudanais Omar El-Béchir a notamment été accusé d’avoir sciemment pollué et détruit des puits au Darfour.

C’est compter sans les bouleversements dus au réchauffement climatique…

Le premier marqueur du réchauffement climatique, c’est l’eau, avec une diminution des précipitations de 30 à 40% et des saisons sèches toujours plus longues. Ou, à l’inverse, des phénomènes qui vont faire pleuvoir en trois jours l’équivalent d’une année. Mais les sols sont tellement secs que cela provoque des inondations. S’ajoute à cela une augmentation des besoins en eau, car la population mondiale ne cesse d’augmenter. Tout ceci est donc très inquiétant. Au Sahel, vous avez 150 millions de personnes. Cette population va doubler d’ici 2040. Or, depuis 2000, elles ont vu leur disponibilité en eau baisser de 40%. Comment vont-elles faire ? D’autres problèmes se poseront ailleurs, en Europe notamment. Ils sont multiples, mais en voici un parmi les autres : comment fera l’industrie nucléaire en bordure de fleuve ? Si les rivières sont à sec, comment refroidir les centrales ?

On voit survenir d’autres types de conflits, comme notamment en France au sujet des constructions de bassines, ces immenses réserves d’eau de pluie…

La France, comme le nord de l’Italie, la Suisse et une grande partie de l’Europe occidentale, est en train de basculer vers des climats de semi-aridité. L’Italie du Nord, notamment son agriculture, perd des fortunes en raison de la sécheresse. Toutes les infrastructures qui vont servir à la rétention des eaux d’hiver pour le soutien d’étiage et l’utilisation en été vont faire l’objet de contestations. On l’a vu l’automne dernier en Haute-Savoie, à La Clusaz. Même si la problématique était double, avec une partie des eaux destinée à l’alimentation des populations en eau potable et l’autre à la fabrication de neige artificielle. Ce qui pose un autre problème : le fait de devoir admettre qu’il faudra rapidement abandonner le ski en moyenne montagne.

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À Barcelone, la plus grande station de dessalement d’eau de mer d’Europe fournit 20% de la population en eau potable.

Quel pays européen peut faire figure d’exemple ?

L’Espagne subit ces changements climatiques depuis une quarantaine d’années. Elle a eu le temps de s’habituer et de prendre des mesures, dans la douleur, mais qui portent leurs fruits. On y trouve notamment des usines de dessalement très performantes. À Barcelone, une station répond à 20% des besoins en eau de la population. Il n’en existe aucune en France. L’Espagne peut aussi se vanter de taux très élevés de réutilisation des eaux usées avec 15%, contre moins de 1% en France. Les Espagnols ont aussi construit des retenues hydrauliques importantes, des systèmes d’irrigation intelligents, ils sont très bons en détection de fuites. Tout le monde va devoir s’y mettre. Encore une fois, toute l’Europe occidentale sera confrontée à des phénomènes et à des conséquences lourdes sur les activités agricoles, en plus du manque en eau des populations. On s’attendait à des changements structurels en 2040, mais ils arrivent beaucoup plus tôt que prévu.

Vous terminez votre livre par une référence à Peter Brabeck, alors PDG de Nestlé, qui en 2008 souhaitait la création d’une « coalition public-privé inédite et puissante » afin de répondre aux crises de l’eau qui s’annoncent dans le monde. On lui a aussi prêté des déclarations disant que l’eau est un aliment comme les autres, qui ne peut pas être mis gratuitement à la disposition des populations… Qu’il a ensuite corrigées et démenties.

Il faut distinguer l’eau du robinet de l’eau en bouteille. Pour celle du robinet, il y a des coûts de produits chimiques, de maintenance, d’ingénieurs, de techniciens… Il faut donc que l’eau paie l’eau, que l’on accepte de payer le prix normal sur ses factures puisqu’on estime que l’eau du robinet est entre 200 et 300 fois moins onéreuse que celle en bouteille au mètre cube moyen en Europe. Les minéraliers, c’est autre chose. Que vous fassiez du profit parce que vous possédez des sources d’eau minérale avec des qualités intrinsèques, pourquoi pas ? Mais gagner de l’argent en pompant dans des nappes qui relèvent d’un bien commun pose évidemment d’autres questions.

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