N° 137 - Printemps 2022

Leçon d’urbanisme

Faire surgir une ville pour y loger des millions d’habitants. Développer une cité pour répondre aux menaces climatiques et sanitaires. Reconstruire un quartier pour l’adapter à nos nouveaux modes de vie : les grands projets urbanistiques se multiplient un peu partout sur la planète. Tous ont pour but d’armer les villes et ceux qui y vivent afin de faire face aux défis du futur. Tous n’ont pas réussi à concrétiser ces nobles ambitions. Sept cas d’école.

Kilambra, la ville trop chère
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Kilambra, la ville trop chère

KILAMBA, la ville trop chère

Elle est située à 20 kilomètres de Luanda, la capitale de l’Angola, habitée par 5 millions d’habitants, soit un tiers de la population du pays. Kilamba est un projet pharaonique lancé en 2008 par le président José Eduardo Dos Santos. Sur un plan rectangulaire de 5400 hectares divisé en carré, 750 tours de toutes les couleurs sont construites. Leurs 20’000 grands appartements doivent accueillir 500’000 Luandais qui vont ainsi permettre à la mégapole de souffler. Vastes places, espaces verts, larges avenues et une centaine d’arcades commerciales promettent le paradis aux Angolais. Le financement et la construction de cette ville nouvelle sont assurés par la Chine en échange d’un accès privilégié aux ressources naturelles angolaises, notamment le pétrole qui représente 40% du PIB du pays. Coût de l’opération : 3,5 milliards de dollars. Le chantier s’achève en 2012. Il attend de pied ferme ses habitants. Oui mais voilà, vendus entre 120’000 et 200’000 dollars dans un pays où les 2/3 de la population gagnent moins de 2 dollars par jour, les logements ne trouvent pas preneurs. Kilamba reste vide pendant plus d’une année. À partir de 2013, et après avoir simplifié le système d’emprunt, la ville-fantôme se remplit… au compte-gouttes. Aujourd’hui, 70’000 angolais y vivent. On est encore loin du demi-million.

Berlin, la ville réunifiée
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Berlin, la ville réunifiée

BERLIN, la ville réunifiée

Trop de buildings tuent le building. C’est le sentiment que pourrait avoir le visiteur qui découvre la Potsdamer Platz à Berlin avec ses gratte-ciel massifs, plantés là sur une esplanade un peu vide et hétéroclite. Un manque d’harmonie qui s’explique par le fait que plusieurs investisseurs privés se sont partagé le site ; chacun y allant de sa signature architecturale avec Renzo Piano (immeuble Daimler Benz), Hans Kollhoff (tour de bureaux inspirée par le look Art déco des buildings new-yorkais) et Helmut Jahn (le siège européen de Sony). Tout commence dans les années 90, lorsque la Municipalité de Berlin s’inquiète de cette place, autrefois cœur battant de la capitale allemande, complètement détruite pendant la guerre puis traversée par le Mur jusqu’en 1989. Baptisé « plus grand chantier d’Europe », sa renaissance participe des grands travaux de l’Allemagne réunifiée. Avec l’ouverture de la Porte de Brandebourg, la Potsdamer Platz devient même le symbole de la toute nouvelle capitale allemande. Reste que l’équilibre du programme est complexe. La place fait le lien entre la ville baroque, à l’est, et le Kulturforum, à l’ouest, qui regroupe plusieurs bâtiments construits dans les années 50-60, comme la Philarmonie et la Bibliothèque d’État de Berlin (tous les deux de Hans Scharoun) ainsi que la fameuse Neue Nationalgalerie de Mies van der Rohe. Inaugurée à la fin des années 90, la mégastructure de la Potsdamer Platz soulève les critiques. On lui reproche son côté monumental et dogmatique, ses espaces froids et sans âme. Et d’avoir complètement raté l’intégration urbaine du Kulturforum et de ses édifices remarquables. Notamment celle de la bibliothèque à laquelle on accède par l’arrière à travers un passage étroit séparant le casino de cinémas multiplexes.

Comfort Town, la ville Lego
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Comfort Town, la ville Lego

COMFORT TOWN, la ville Lego

En banlieue de Kiev, le bureau ukrainien Archimatika a bâti, sur un ancien site industriel, Comfort Town, un gigantesque quartier de 700’370 mètres carrés dont tous les bâtiments en couleur ont des allures de construction Lego. Une manière de mettre une touche de pop à un projet au budget limité qui rappelle la rigueur formelle de l’architecture soviétique. Et aussi de rompre la monotonie géométrique de constructions standardisées ne dépassant pas huit étages. Le plan aligne ainsi les blocs d’immeubles cubiques sans balcons ni décorations et aux façades quasi similaires. Inaugurée en 2020, la ville-jouet sépare clairement les voies d’accès et les espaces verts que les architectes ont multipliés pour rendre la vie agréable aux citoyens de Comfort Town. Parcs, aires de jeux pour les enfants, jardins et promenade animent cet étrange quartier qui comprend une école, trois piscines et salles de sport, des cafés et des commerces.

Milan, la ville high-tech
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Milan, la ville high-tech

MILAN, la ville high-tech

Elle est la capitale économique de l’Italie. Mais aussi de la mode, du design et d’un certain art de vivre très très chic. Extrêmement dynamique et portée par l’élan de l’Exposition universelle de 2015, Milan ne cesse de se transformer. Depuis 2010, elle multiplie les projets d’urbanisme sur un territoire où le patrimoine historique et le tissu industriel sont pourtant omniprésents.
Au nord de la ville, en 2008, les quartiers d’Isola, Varesine et Garibaldi entrent dans le futur. Un plan d’urbanisme colossal de 340’000 mètres carrés, dont 6000 de surfaces commerciales, 57’000 de bureaux et 340 appartements luxueux, va donner à la cité lombarde des airs de mégapole. Une atmosphère high-tech renforcée par la tour d’Unicredit de 146 mètres, vaisseau en verre-miroir dessiné par l’architecte argentin César Pelli et qui détrône la tour Pirelli, située à quelques kilomètres de là, de son titre acquis en 1960 de plus haut gratte-ciel d’Italie. Mais ce sont surtout les tours-forêts du milanais Stefano Boeri qui trustent Instagram avec leurs 2000 arbres qui poussent sur les terrasses des logements. Milan pense maintenant à son prochain chantier. Au sud cette fois, pas loin des Navigli, une ancienne friche ferroviaire accueillera des appartements et des bureaux que de vastes espaces verts rafraîchiront de la touffeur qui s’abat sur le quartier chaque été. À la suite d’un concours, le projet a été remporté en 2019 par OMA, l’agence de l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, en association avec le Laboratorio Permanente, une équipe pluridisciplinaire qui comprend notamment le Lausannois Philippe Rahm, spécialiste de l’architecture climatique, et les architectes-paysagistes Vogt Landscape.
New York, la ville résiliente
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New York, la ville résiliente

NEW YORK, la ville résiliente

Le 11 septembre 2001, à New York, les deux tours du World Trade Center s’écroulent, percutées par deux avions de ligne kamikazes. Devant leurs postes, des millions de téléspectateurs assistent en direct à la catastrophe. Le traumatisme passé, il faut maintenant reconstruire. Pour Michael Bloomberg, qui a été élu maire de la ville deux mois après les attentats, le chantier doit aller vite pour montrer la résilience du peuple américain face au terrorisme. Désaccords entre compagnies d’assurances au sujet des montants à rembourser, hésitations sur le projet à adopter, différends avec le promoteur qui détient le bail du site et atermoiements politiques vont plomber le calendrier. À cela s’ajoute la complexité d’un terrain sous lequel circulent des douzaines de lignes de métro. En 2006, le premier bâtiment est inauguré. Il est suivi cinq ans plus tard par le mémorial en hommage aux victimes et, en 2013, par l’inauguration de One World Trade Center (surnommé Freedom Tower) de 417 mètres. En comptant son antenne, l’immeuble atteint la hauteur symbolique de 1776 pieds (541 mètres), soit l’année de la Déclaration d’indépendance des États-Unis.

Petit à petit, la vie reprend au sud de Manhattan, mais pas comme avant. L’ancien quartier des affaires qui se vidait à l’heure de la sortie des bureaux attire désormais une nouvelle population. Entre 2001 et 2020, le nombre d’habitants y a doublé. Des familles s’y installent, les touristes s’y promènent et des hôtels y ouvrent. Il y en a aujourd’hui trente-sept contre six avant les attentats. La reconstruc tion a également permis d’étendre le réseau métropolitain, ce qui n’était pas arrivé à New York depuis plus de cinquante ans. Des dévelop-pements urbains comme la High Line, cette ancienne voie du métro aérien transformée en longue allée verte, ou encore Hudson Yards, qui redynamise la partie ouest de Manhattan, n’auraient sans doute jamais vu le jour sans le 11 Septembre.

La Chaux-de-Fonds, la ville machine
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La Chaux-de-Fonds, la ville machine

LA CHAUX-DE-FONDS, la ville machine

En 1794, un incendie ravage La Chaux-de-Fonds. Le feu a pris dans une cuisine chauffée au bois. Il se propage rapidement dans les maisons alentour et gagne tout le village. Un scénario similaire détruisit Londres en 1666. Pour éviter qu’il ne se répète, et aussi pour assurer une meilleure salubrité ainsi qu’un ensoleillement maximal aux habitants d’une région au climat rude, l’ingénieur Charles-Henri Junod aura l’idée, en 1834, de redessiner la ville selon un plan en damier. À La Chaux-de-Fonds, des immeubles de quatre à cinq étages s’alignent dans les rues qui se recoupent à angle droit. Fonctionnel et rationnel, assumant la monotonie de ses architectures, l’urbanisme de la petite ville des Franches-Montagnes adopte une structure de machine industrielle capable de répondre facilement à l’essor de sa population. Berceau de l’horlogerie suisse, elle sera le modèle « en dur » d’une nouvelle organisation de la société. Un exemple qui essaimera jusque dans Das Kapital. Karl Marx, en découvrant cette ville résolument moderne, écrira : « La Chaux-de-Fonds peut être considérée comme formant une seule manufacture horlogère. »

Xiongan, la ville verte
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Xiongan, la ville verte

XIONGAN, la ville verte

Les politiciens s’envolent, les grands travaux restent. C’est aussi vrai en Chine, où chaque secrétaire général du Comité central du Parti communiste laisse une trace bien visible de son passage sur le territoire. Den Xiaoping a créé la gigantesque Shenzhen à partir d’un port de pêche. Jiang Zemin a transformé un petit district de Shanghai en Pudong, le centre financier du pays à l’envergure internationale. Plus que n’importe où ailleurs, la ville doit être le levier du changement social et de l’accès aux richesses. Et ainsi exprimer le « rêve chinois », ce projet de société moderne et harmonieuse. Xi Jinping, lui, a choisi la province du Hebei, pour concrétiser cette ambition et marquer les mémoires. La nouvelle ville de Xiongan se trouve à une centaine de kilomètres de Pékin, qu’elle aura la charge de décongestionner. Lancée en 2017, elle accueillera six millions d’habitants à partir de 2035.

À l’heure de la crise climatique, le président chinois veut faire de cette cité un modèle de gestion écologique grâce à la technologie. Les voitures n’y seront pas forcément les bienvenues. Une gare grande comme 66 terrains de football assurera la liaison avec la capitale. Les supermarchés seront sans caisses, la voirie et les transports en commun assurés par des véhicules autonomes, l’énergie 100% verte et la nature omniprésente. Pour l’instant le projet avance lentement, les investisseurs hésitant à parier sur cette région perdue et où, en été, les températures sont extrêmes.

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