Personne qui lit le journal
N° 132 - ÉTÉ 2020

Les trois mousquetaires de la presse libre

Ils sont trois – en attendant un hypothétique D’Artagnan – à s’être lancés dans l’aventure du média numérique alternatif, hors du concert bien réglé des grands organes de presse, imprimés ou virtuels.

Slobodan Despot, fondateur de L’Antipresse et souvent considéré – ô horreur ! – comme trop à droite par la doxa contemporaine ; Jacques Pilet, qui créa et dirigea L’Hebdo et fait partie des initiateurs de Bon pour la tête ; enfin Tibère Adler, ancien directeur général d’Edipresse puis délégué romand d’Avenir Suisse, qui entame une troisième carrière avec le nouveau site Heidi News.

Trois projets éditoriaux ; trois entreprises intellectuelles, mais aussi animées par le cœur et la passion ; trois axes différents, mais un constat commun qui dépasse les divergences : la presse traditionnelle se meurt de conformisme davantage que du manque de moyens financiers.

Un autre regard que celui de l’idéologie consumériste, globalisante et moralisatrice : c’est le credo de ces trois outsiders qui ont chacun conservé les atouts de leur vie passée : Jacques peut compter sur un vivier de journalistes expérimentés ou débutants et un réseau médiatique dans toute la Suisse ; Slobodan s’est attiré de solides inimitiés, mais aussi des amitiés fidèles, grâce à ses positions aussi tranchées qu’inclassables ; Tibère a gardé un carnet d’adresses fort utile et arrive à l’âge où on n’a plus envie d’être cadre, fût-ce supérieur. Tous trois ont d’ores et déjà atteint leur objectif : s’exprimer comme ils le souhaitent, sans autre limite que l’exigence d’une qualité qu’ils ne retrouvent plus dans la presse formatée actuelle.

– Quel premier bilan tirez-vous de vos activités depuis le lancement de vos médias respectifs ?

– Slobodan Despot : L’Antipresse a été lancée fin 2015 par Jean-François Fournier et votre serviteur. Le concept d’origine consistait en une lettre électronique informelle, adressée à un cercle d’amis. Nous avons ensuite mis au point un modèle participatif, avec des dons qui comme dans toutes les initiatives de ce genre – ont suivi une évolution dégressive. En 2016, après le départ de Jean-François, j’ai formé une nouvelle équipe et nous avons proposé des abonnements et un cahier en format « pdf ». À l’époque des dons, nous avions une audience de 6’000 lecteurs réguliers ; la formule payante en rassemble un millier, dont un certain nombre verse une contribution de soutien. Nous préférons l’influence à l’affluence. Le modèle « tourne », comme on dit. Notre côté atypique nous permet de pu-blier des textes plus littéraires et plus longs que ce que l’on trouve usuellement sur le Net. Nous ne nous considérons pas comme un média de grand public, mais plu-tôt comme une communauté de débat et de réflexion. Nos textes font leur chemin, souvent repris et discutés. En quelques années, beaucoup de gens – en tout cas en Suisse – ont compris qu’un conte-nu Internet ne devait pas nécessairement être gratuit.

Slobodan Despot.
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Slobodan Despot, L’Antipresse au lieu des « médias de grand chemin ».
Slobodan Despot, L’Antipresse au lieu des « médias de grand chemin ».

– Jacques Pilet : L’idée du site Bon pour la tête a surgi en février 2017, lors de la dernière séance de rédaction de L’Hebdo. Dès le départ, nous avons cependant voulu éviter le côté « anciens combattants » et avons accueilli des forces plus jeunes, qui ne trouvaient évidemment pas place dans les rédactions classiques, de plus en plus restreintes. D’emblée, dès le lancement au mois de juin suivant, nous avons décidé que le site serait payant, ne serait-ce que pour rémunérer lesdits jeunes, la plupart des « vétérans » travaillant bénévolement. Une récolte de fonds a permis de constituer un capital de départ de 250’000 francs. Au-jourd’hui, notre trésorerie est quasi dérisoire, mais, depuis quelque temps, nous arrivons à équilibrer nos comptes, en l’absence de publicité – qui n’est pas un dogme d’ailleurs : mais sur Internet, les annonces présentent un rendement faible et un coût de démar-chage important. Nos abonnés – quelque 2’500 – sont fidèles. Nous recevons aussi – et volontiers – quelques dons, mais tenons à notre indépendance. Nous avons renoncé à un local de réunion et nous nous voyons dans des salles de café, ce qui est très sympathique ; le semi-confinement du printemps a montré que les conférences vidéo n’étaient pas vraiment l’idéal : l’échange vivant vaut infiniment mieux que les avalanches de mails ! Je note, comme Slobodan, que nos textes sont souvent davantage commentés sur les réseaux sociaux que sur notre site. Bref : l’enthousiasme des vieux et l’énergie des jeunes nous font tenir le coup, à deux articles nouveaux par jour, produits par nous ou en collaboration avec quelques partenaires. Un de nos jeunes, Jonas Follonier, sort même un mensuel sur papier, Le Regard Libre.

Jacques Pilet.
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Jacques Pilet, l’un des initiateurs de Bon pour la tête.
Jacques Pilet, l’un des initiateurs de Bon pour la tête.

– Tibère Adler : Heidi News a été créé en mai 2018. À l’origine le constat du déclin du modèle traditionnel de la presse, la crise du journalisme, l’envie d’innover. Le coronavirus a encore accéléré la chute programmée des médias traditionnels ; plutôt que d’en parler – et nous sommes tous les trois d’accord –, il s’agissait de faire quelque chose ! Bien sûr, nos initiatives sont fragiles. Financement et notoriété sont les deux premiers défis à relever. Parmi nos modèles, Republik à Zurich (240’000  abonnés payants) ou Mediapart. Notre concept est numérique, sans publicité, fondé sur le lecteur payant. Comme Jacques, nous ne sommes pas idéologiquement hostiles à la publicité, mais nous axons notre effort sur les smartphones, où celle-ci est vite intrusive, voire contre-productive. Nous comptons davantage sur les dons et le mécénat pour compléter l’apport des abonnements. Notre société compte à ce jour dix actionnaires collaborateurs et une autre dizaine venus de l’extérieur, qui nous soutiennent. En un an, nous avons franchi plusieurs étapes et ciblé notre offre rédactionnelle sur les sciences et la santé (sans savoir que ce choix était aussi stratégique : 60’000 visites par jour durant la crise du coronavirus !). Nous avons 4’000 abonnés et notre objectif est de 15’000. Notre diffu-sion a un fer de lance : nos newsletters gratuites, qui suscitent intérêt et abonnements. Mais encore faut-il que les gens ne se contentent pas de la newsletter ! En bref, nous restons concentrés sur nos sujets de spécialisation. Notre principal challenge est d’élargir le cercle des fidèles actuels. Tous les trois mois, nous publions un dossier sous forme de revue imprimée, pour avoir une présence physique.

Tibère Adler.
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Tibère Adler, Heidi News traite à fond de ses sujets de spécialisation.
Tibère Adler, Heidi News traite à fond de ses sujets de spécialisation.

– Tibère Adler l’ayant évoqué, les deux autres participants ont-ils aussi connu un pic de fréquentation de leurs sites lors des semaines de semi-confinement ?

– Slobodan Despot : Les pics de fréquentation, dans notre modèle plutôt communautaire, sont rares. Il y en a eu un avec la diffusion d’une vidéo concernant le virus. Nos vrais pics ont eu lieu auparavant, lorsque nous avons traité d’affaires françaises, notamment l’affaire Benalla. Mais ces milliers de personnes ne voient souvent pas la philosophie de débat et d’approfondisse-ment qui est la nôtre : notre offre relève du « slow journalism », non du traitement de l’actualité quotidienne. Nous avons aussi une newsletter, mais la difficulté évoquée par Tibère est cruciale : ne pas trop donner si l’on veut que les gens deviennent abonnés pour accéder au contenu complet !

 

MÊME SI NOUS MANQUONS DES STRUCTURES ET DE LA COHÉRENCE DE LA ‹ GRANDE › PRESSE, NOTRE AVANTAGE EST LA VIVACITÉ, L’ORIGINALITÉ ET LA LIBERTÉ.

Jacques Pilet, l’un des initiateurs de Bon pour la tête.

– Jacques Pilet : Nous avons noté une petite augmentation, parce que les gens étaient plus souvent devant leur ordinateur. Mais notre public, très suisse, cherche plutôt un angle différent que des informations immédiates et brûlantes. J’ai tendance à me méfier des pics ; je leur préfère les fidèles lecteurs. Un site spécialisé dans certains thèmes comme Heidi News apporte évidemment des éléments utiles dans une crise comme celle que nous avons traversée et il est logique que sa fréquentation augmente.

– La question de la notoriété se pose, dans l’univers foisonnant et souvent superficiel d’Internet.
Avez-vous eu des expériences à ce propos ?

– Jacques Pilet : C’est évidemment notre souci. Nous avons testé une annonce de sujets dans Le Temps et cela a été un « bide » total. Les réseaux sociaux ne suffisent pas non plus. Il reste que nos trois sites sont indispensables au moment où les journaux s’effondrent, économiquement, certes, mais aussi intellectuellement. Nous avons eu durant toute la crise une télévision d’État, des médias d’État, avec en vedette des politiciens, des hauts fonctionnaires, des médecins à qui non seulement on ne posait aucune question dérangeante, mais dont on ne troublait jamais le discours par la moindre curiosité ! Ici, la parole officielle tombe, sans esprit critique ! Alors oui, même si nous manquons des structures et de la cohérence de la « grande » presse, notre avantage est la vivacité, l’originalité et la liberté.

– La tentation du papier, en complément de votre offre numérique, s’est-elle manifestée ?
Après tout, les médias imprimés ont tous leur offre numérique, mobile, de réseaux sociaux.
Ne risquent-ils pas de vous marginaliser ?

– Slobodan Despot : Aux origines de L’Antipresse, nous voulions lancer une lettre hebdomadaire imprimée, qui eût été suicidaire, car trop coûteuse. Heureusement, nous n’avons pas réussi à rassemble assez de promesses d’abonnement ! Cela dit, Heidi News publie un trimestriel ; le site Causeur, en France, a lancé un magazine mensuel. Mais le papier, c’est une masse de charges, une organisation logistique à maîtriser. J’en sais quelque chose, en tant qu’éditeur de livres ! En allant jusqu’au bout de la formule numérique, on s’en sort probablement mieux. Mais les grands groupes de médias imprimés ont bien compris qu’ils pouvaient marcher sur ce terrain-là aussi ; si, au lieu de faire du court et du léger comme actuellement, ils se mettaient à imiter le Guardian britannique, qui publie des articles de qualité et longs, fort bien payés, il y aurait évidemment une menace pour nous trois. Heureusement, nous pouvons compter sur leur conformisme idéologique absolu : ces « médias de grand chemin » ne peuvent sortir du moule des mêmes messages, bien-pensants et convenus. Nous, nous sommes libres et les lecteurs savent de plus en plus que nous ne cherchons pas à leur répéter le même message, à les rééduquer, à les aseptiser et à les prendre pour des imbéciles. Les grands médias prétendent à l’objectivité et au politiquement correct, or il n’y a d’honnête que la subjectivité assumée.

– Jacques Pilet : Bien sûr que nous avons été tentés ! Mais nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas les compétences nécessaires et que, sur le plan économique, nous ne pouvions courir deux lièvres à la fois. Certes, pour certaines formes de journalisme, ce serait préférable de disposer d’un support imprimé ; certains le font très bien. Pour ma part, j’ai quelques doutes sur l’appétence du public pour les longues enquêtes – quel qu’en soit le support. On les prend en main, on les pose sur son bureau, mais les lit-on jusqu’au bout ?

– Tibère Adler : Pour nous, le choix est clair : nous avons pris une option stratégique, le numérique. Pour correspondre à la société actuelle, pour des raisons d’infrastructure et parce que nous y sommes à l’aise. Notre publication trimestrielle imprimée est un peu « le couronnement d’une belle histoire » et permet de constituer, à terme, une collection. C’est aussi, effectivement, un outil de notoriété. Nous avons une dizaine de journalistes, donc nous suivons l’actualité ; mais le rythme quotidien sur papier est désormais en porte à faux avec notre monde : trop lent par rapport à Internet, trop rapide pour approfondir. L’avenir de la presse imprimée tient aux magazines, aux périodiques et à la presse spécialisée.

– Jacques Pilet : En effet et j’y ajouterai la presse locale. L’erreur fatale des « grands » médias a été de négliger le local.

– Tibère Adler : Il est vrai que le lien affectif est de plus en plus ténu entre les quotidiens classiques et leurs lecteurs, qui n’y retrouvent que ce qu’ils ont déjà vu ailleurs.

– Quelle est votre attitude à propos des aides à la presse ?
Selon la Wochenzeitung zurichoise, le « paquet » d’aide envisagé à Berne – et qui se dirigeait à l’évidence vers les grands médias – a été finalement abandonné suite à l’attitude du groupe Tamedia, refusant de renoncer à la distribution de dividendes à ses actionnaires tout en mettant ses journalistes au chômage partiel ?

– Jacques Pilet : Une aide directe de l’État me poserait un vrai problème en termes d’indépendance.

– Slobodan Despot : La liberté d’expression et l’indépendance souffrent évidemment de toute forme d’aide, qu’elle soit étatique ou le fait d’un important mécène, d’une fondation, etc., à partir du moment où elle est structurelle et vous rend dépendant. Si c’est une aide ponctuelle, par exemple à l’extension du nombre d’abonnés, et sans contrepartie, j’accepte. Après tout, artistes, théâtres, festivals reçoivent ces aides et personne ne les soupçonne de distiller des messages favorables à leurs donateurs publics ou privés.

– Tibère Adler : Je ne regrette pas du tout le refus de ce paquet. D’abord, il serait allé à des groupes et institu-tions qui n’en ont pas besoin et ne se privent pas, parfois, de le démontrer ; ensuite, il paraît étonnant de les aider eux et pas tous les autres corps de métiers ; enfin et plus égoïstement, il n’y avait rien à espérer pour des médias comme les nôtres. Je dirai que la crise du virus a montré que nous avions une mission essentielle ; nous faisons en effet partie du monde de la culture et je ne suis donc pas hostile à une reconnaissance sous forme d’aide privée et publique. La forme la plus intelligente serait la souscription d’abonnements pour les employés.

– Jacques Pilet : En effet, le journalisme – en tout cas celui que nous tentons de pratiquer – doit être reconnu comme une prestation culturelle. J’ajouterai en conclusion que le niveau de qualité du journalisme et la formation actuelle des jeunes confrères participent clairement de l’effondrement d’une presse « papier » généraliste qui paraît dépourvue de volonté de se remettre en question.

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