N° 121 - Automne 2016

Poutine et les tsars

Si Saint-Pétersbourg nous fait rêver, le Kremlin fascine par son lourd passé. Sa chronique est remplie d’orgies, de meurtres, de complots, d’abandons soudains et de redressements cruels. La muraille du Kremlin reste le symbole de cette « énigme drapée de mystère » dont parlait Winston Churchill.

Derrière ces murs, le pire comme le meilleur s’est cultivé à travers les siècles : Dieu, les rêves de grandeur, d’évasion, d’aventure, la fuite en avant, l’avenir. Les souverains, à travers leurs triomphes, leurs reculs, les tragédies ou leurs folies, ont souvent poursuivi les mêmes buts. Leurs victoires, les enseignements nés de leurs défaites, tout ramène au Kremlin où se dressent des cathédrales votives ou expiatoires. Les tsars y sont couronnés et ensevelis, souvent assassinés.
Ce château fort, qui fut fondé par hasard pendant une partie de chasse miraculeuse, demeure au cœur de l’histoire depuis Ivan le Terrible jusqu’à Vladimir Poutine. En ces lieux, le monde slave a donné libre cours à son génie, le meilleur et le pire, laissant l’esprit cartésien déconcerté. A Saint-Pétersbourg, un voyageur se trouve déjà quelque part en Europe ; au Kremlin, il plonge dans l’univers insolite d’une Russie authentique. L’aventure, le défi et surtout le sang, de siècle en siècle, d’année en année, ont scellé ses pierres, teint toutes ses icônes.

LA PÈGRE Y FAISAIT LA LOI, AVEC DES CHEFS SI PUISSANTS QU’ON LES A SURNOMMÉS EN RUSSE LES ‹ VOLEURS-EN-LOI › !

« Le peuple russe possède une longue tradition de tsars forts », proclame aujourd’hui le président Poutine. Cette année, il a joué avec finesse en induisant la référence idéologique à l’empire des tsars comme symbole de l’ordre et de la grandeur du pays. La première clé psychologique pour comprendre l’actuel président de la Fédération de Russie se trouve dans son enfance passée sur les bords de la Neva. Pur produit de la fin du stalinisme, Poutine naît à Leningrad le 7 octobre 1952 au sein d’une famille ouvrière dont il est le dernier fils, ses deux frères Viktor et Oleg, nés dans les années 30, étant décédés en bas âge. Sa mère et son père, tous deux nés en 1911, ont alors 41 ans. Vladimir est donc l’enfant tardif de parents rescapés du siège de Leningrad qui fut soumise au blocus des troupes allemandes durant presque 900 jours, de 1941 à 1944, tragédie qui se solda par un million huit cent mille morts.

C’est dans cette âpre atmosphère d’après-guerre, dans une misère totale, que se développe le jeune Poutine, vivant dans un appartement communautaire de 20 m2 dans l’un des quartiers défavorisés de la ville soumis aux lois de la rue où, pour survivre, il faut sans cesse se battre. « J’ai dû porter des seaux d’eau au cinquième étage », témoigne le président russe. La façon qu’il a aujourd’hui de répondre coup pour coup au niveau international remonte à cette enfance, qui fut marquée du sentiment aigu de l’héroïsme national doublé d’une rage de vivre. Il a aussi une volonté héritée d’un empire disparu, l’Union soviétique, mais qui, sur le plan du développement de la personnalité, procède de l’observation qu’il a pu faire des gens au pouvoir dans son quartier d’enfance à Leningrad. La pègre y faisait la loi, avec des chefs si puissants qu’on les a surnommés en russe les « voleurs-en-loi » ! Le prix Nobel de littérature Joseph Brodsky, poète emblématique de Saint-Pétersbourg, leur a dédié l’un de ses courts poèmes :
« Si vous êtes né dans l’Empire, vivez loin de sa capitale, et une fois dans une province, gardez-vous de ses potentats. Le problème est qu’en province les voleurs sont aussi les gouverneurs… mais je préfère encore les voleurs aux assassins ! » Chaque habitant de Saint-Pétersbourg connaît ce petit poème qui nous raconte notre société. Les voleurs-en-loi sont au-dessus de la mêlée, ils déterminent tout, gérant la cagnotte globale. Nul besoin dès lors d’être vulgairement corrompu et de s’en mettre plein les poches. Ainsi de Poutine que certains médias accusent de posséder nombre de propriétés et de yachts à plusieurs millions de dollars sous couvert de multiples prête-noms. Mais à quoi cela lui servirait-il de se goberger directement, d’accumuler des biens, quand il est au-dessus de la hiérarchie lucrative ? Le personnage est de fait bien plus complexe, sa revanche sociale sur ses origines ouvrières et paysannes issues du servage s’accomplissant au premier chef sur fond de grandeur historique de Saint-Pétersbourg.

Il faut l’entendre évoquer la figure bien-aimée de son grand-père paternel, Spiridon Poutine, qui fut cuisinier au service de Lénine, puis de Staline… Cette intimité avec la dictature suprême a été essentielle dans son imaginaire d’enfant. Son père, Vladimir Spiridonovitch Poutine, ouvrier dans une usine d’armement de Leningrad, fut, quant à lui, officier du NKVD, la police secrète de Staline. Engagé contre les forces allemandes, il dut un jour son salut en plongeant dans l’eau d’un marais où il survécut en respirant grâce à un roseau ; c’est dire la force mentale de cet homme qui sera plus tard aux deux tiers invalide.

Avec cet arrière-fond d’ouvriérisme, d’approche du pouvoir absolu, de hantise de la tragédie de Leningrad que sa mère, Maria Ivanovna Poutina, éprouva dans sa chair, ainsi que de fascination pour le courage militaire, on voit se développer sous l’ère brejnévienne un gamin passionné de films d’espionnage qui se sauve de tout grâce aux sports de combat, le sambo, mélange de boxe et de lutte, et plus tard le judo – il sera ceinture noire, membre de l’équipe russe aux JO –, tout en rêvant d’être un James Bond à la soviétique.

IL SERA CEINTURE NOIRE, TOUT EN RÊVANT D’ÊTRE UN JAMES BOND À LA SOVIÉTIQUE.

La pratique de cette violence contrôlée lui permettra de combattre sans relâche, et en connaissance de cause, le judo à haut niveau étant une ascèse où l’on capte la force de l’adversaire pour le déséquilibrer. Comme tout habitant de Saint-Pétersbourg qui se respecte, il est aussi un passionné d’échecs… Pour ce qui est de la place du KGB dans sa psychologie, ce fut plus une méthode que l’application de certaines mœurs, même s’il ne s’en est pas privé au moment de la succession d’Eltsine. Pour éviter la catastrophe nationale, Poutine a préconisé un seul antidote : la renaissance des structures étatiques, détruites par le chaos postcommuniste. On voit ici le pont historique établi par Poutine qui se voit lui-même en réincarnation du premier des Romanov, choisi par la Providence pour sauver le pays après le temps des troubles « postcommunistes », au nom de la grandeur de la Russie. Voilà le stratagème secret de l’actuel maître du Kremlin.

L’autre analogie entre Poutine et les grands tsars, c’est son christianisme assumé. Or, la vision chrétienne de la chose publique est basée non pas sur l’affrontement entre une majorité et une opposition, mais sur l’idée de concorde et de cause commune.

Fidèle à la tradition tsariste, Poutine considère que la vie démocratique est devenue en Occident une sorte de délassement. « On y joue à la démocratie pour la galerie. » Mais il croit au fond que l’Europe et l’Amérique sont plus oligarchiques encore que la Russie : certes, le Kremlin s’efforce avec difficulté de « museler » ses oligarques, alors que les pays occidentaux sont de plus en plus dépendants du pouvoir de l’argent. En assumant sa politique en Syrie, Poutine se place aussi dans la rhétorique tsariste de soutien de tous les chrétiens d’Orient qui, selon lui, ont été lâchement abandonnés par l’Occident.

En 1991, on a pensé à la « fin de l’Histoire », selon la célèbre formule de Fukuyama. Mais en Russie, c’est l’histoire des tsars sans fin !

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