Entrepots
N° 126 - Été 2018

Ports Francs : solides et sûrs

Les complotistes aiment à imaginer que, dans les coffres de nos banques helvétiques, des millions ou pourquoi pas des milliards de francs, d’euros ou de dollars dorment, attendant qu’un affreux dictateur ou un horrible gangster vienne en toute impunité récupérer le fruit de ses rapines. Comme ces billevesées ne font plus recette, à part dans certains cercles politiques étrangers où il faut bien trouver des coupables pour endosser la responsabilité des déficits et des échecs, une certaine presse a trouvé un commode dérivatif en suspectant que les Ports Francs, discrets par nature et sécurisés par essence, cachaient sans doute de lourds et compromettants trésors. « Coffre-fort aux nombreux mystères », « forteresse des dépôts anonymes » : on a tout lu et entendu – surtout des calomnies – sur cette institution genevoise indispensable au bon fonctionnement de l’économie.

Le dépositaire a été jugé responsable, en vrac, de tout ce que l’on pouvait – éventuellement – reprocher à l’un ou l’autre de ses centaines de clients. Parmi les milliers d’objets et de marchandises, la plupart placés sous douane et depuis quelques années sous la responsabilité directe de l’Administration fédérale, des objets archéologiques et des œuvres d’art : il n’en fallait pas plus pour que la moindre rumeur ou revendication soit immédiatement mise en exergue par les médias, en vertu d’un curieux principe de présomption de culpabilité. Le directeur général des Ports Francs, Alain Decrausaz, connu pour sa droiture et sa sereine rigueur, mais aussi pour sa réserve naturelle, a dû se soumettre, en compagnie de son président David Hiler, à l’exercice difficile de la conférence de presse et des interviews. Force est de constater que les Ports Francs ont réussi cette épreuve du feu et que le calme médiatique est revenu.

Aujourd’hui, David Hiler et Alain Decrausaz font le point sur le cadre dans lequel évoluent les Ports Francs et sur les ambitions stimulantes qui sont les leurs.

– Les Ports Francs ont traversé en 2015 et en 2016 une période d’agitation inhabituelle et les médias ne vous ont pas épargnés. Des sarcophages étrusques, un autre phénicien, un quatrième romain et enfin un tableau de Modigliani ont défrayé la chronique, sans que la responsabilité des Ports Francs ait d’ailleurs été engagée. Mais l’agressivité de certains articles vous a contraints à communiquer plus que vous n’en aviez l’habitude, notamment pour évoquer les mesures supplémentaires de sécurité que vous aviez engagées. Était-ce finalement un mal pour un bien ?

– David Hiler : Lorsque j’ai pris la présidence du Conseil d’administration des Ports Francs en juin 2015, j’ai choisi de communiquer activement, à l’encontre de la tradition de discrétion propre à l’entreprise. Les questions soulevées par les médias étaient légitimes, il convenait donc d’y apporter des réponses. Il est toujours difficile d’expliquer au grand public que l’activité essentielle des Ports Francs et Entrepôts de Genève consiste à louer des locaux à des entreprises spécialisées dans le transport local, national ou international de biens et de marchandises. Nous n’avons pas de visibilité sur les marchandises déposées dans les locaux loués qui représentent les neuf dixièmes de nos espaces d’entreposage. Ils sont placés sous l’autorité de la Douane suisse, seule à disposer d’inventaires détaillés des marchandises, généralement de valeur, qui séjournent chez nous en attente d’une vente ou d’un transfert. Le dépôt sous douane permet simplement d’éviter l’avance de TVA et de droits divers. Appartenant au périmètre consolidé de l’État de Genève – notre actionnaire à 87% du capital –, nous rendons des comptes aux commissions du Grand Conseil, et même si nous n’avons rien à cacher, la location de locaux sécurisés et équipés techniquement (hygrométrie, température, etc.) n’a rien de passionnant pour les professionnels de la communication. Les dispositions légales suisses et internationales vont se renforçant, et nous les appliquons en toute rigueur, dans le souci évident de limiter les risques inhérents à toute mise à disposition de locaux.

– Précisément, outre le risque classique d’insolvabilité d’un client, la vraie menace est que des objets de provenance douteuse ou contestée se retrouvent dans vos entrepôts. Les règles se sont-elles beaucoup durcies à ce propos ?

– En effet, et on ne peut que s’en réjouir. En 2005, la Loi fédérale sur le transport des biens culturels entre en vigueur. En 2009, c’est au tour de la Loi sur les douanes, qui a pour effet de placer les locaux sous douane des Ports Francs en territoire douanier suisse, soumis à la législation fédérale et de donner aux Douanes la responsabilité de veiller au respect de près de 200 dispositions légales. En novembre 2015, Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, publie un texte important, « Cinquante propositions françaises pour protéger le patrimoine de l’humanité ». Le même mois, le Conseil fédéral suisse adopte la révision de l’Ordonnance sur les douanes. Parallèlement, ces années ont aussi été celles de la quasi-abolition du secret bancaire, de l’échange d’informations automatique… Autant dire que l’environnement législatif a complètement changé, imprimant ou traduisant une évolution drastique des mentalités. Il y a un « avant » et un « après », dans tous les domaines où des biens matériels ou patrimoniaux sont concernés. Par exemple, avant 2016, date d’entrée en vigueur de la nouvelle Ordonnance sur les douanes, un déposant d’œuvres d’art devait fournir des informations détaillées sur les pièces entreposées, mais n’avait pas l’obligation d’en indiquer formellement le propriétaire. Aujourd’hui, le dernier Rapport du GAFI (Groupe d’action financière contre le blanchiment et le financement du terrorisme) sur la Suisse, ne contient aucune recommandation explicite à l’autorité fédérale1. Pour les objets archéologiques, notre propre contrôle documentaire systématique, effectué par une société de surveillance reconnue, nous met à la pointe de la lutte contre le trafic de biens pillés.

– Est-ce à dire que les mauvaises surprises sont désormais exclues ?

– Il faut être prudent : certaines marchandises ont peut-être été entreposées longtemps avant les lois sur le transport des biens culturels et sur les douanes. Des barrières solides ont été mises depuis deux ans sur l’entrée en entrepôt de tout objet dont la provenance et le détenteur légitime ne seraient pas sûrs. Depuis près de quatre ans, la Douane suisse et la Police fédérale mènent des opérations de contrôle dans les locaux placés sous leur responsabilité. Si un objet suspect est repéré, il est aussitôt mené une investigation poussée pour en retrouver le propriétaire légitime et le lui restituer. Ce fut le cas des fameux sarcophages, et quelques enquêtes sont en cours à l’heure actuelle. Il y a aussi des revendications contradictoires et il peut arriver que la justice place des objets sous séquestre en attendant l’issue de procédures. Il arrive aussi que des soupçons soient infondés. De notre côté, il est évident qu’en cas de condamnation par un tribunal ou même d’ordre de restitution sans sanction, nous rompons immédiatement le bail du locataire, qui ne pourra plus en conclure chez nous. Les Ports Francs ont le droit, par ailleurs, de refuser un locataire. Nous connaissons nos clients ; pour les espaces sous douane, l’Administration fédérale est compétente et le transitaire responsable.

– Les antiquités, avec les exactions et les pillages de militaires des troupes étrangères, de milices locales ou de l’État islamique, et les œuvres d’art représentent-elles le plus gros risque ?

– Les biens archéologiques ne représentent qu’une toute petite partie des objets déposés aux Ports Francs. Malgré les tristes événements que vous évoquez, leur nombre est plutôt en baisse, à la suite du renforcement des mesures dont nous avons parlé. Avant que réapparaissent des objets volés en Syrie et ailleurs, il va se passer beaucoup de temps, si cela se produit malgré les conventions, lois et contrôles. Ainsi, ce sont des objets volés au Cambodge durant la période des Khmers rouges et l’occupation vietnamienne, soit de 1975 à 1990, qui ont des chances d’être repérés de nos jours… Mais la vigilance est de mise, d’autant qu’à Palmyre, par exemple, certains ont obtenu à grand prix de véritables concessions archéologiques de la part de Daech. Les musées ont dû renforcer leurs procédures de vérification et, pour notre part, le risque maximal concernant surtout les plus petits objets, nous nous appuyons sur les compétences de l’expert reconnu Marc-André Haldimann. La question est toujours : qui peut acheter cela ? Je n’ai pas la réponse, mais je pense que le plus urgent, quand une baignoire déborde, est de fermer le robinet !

NOUS NE SOMMES QUE GÉRANTS DES LOCAUX ADÉQUATS ET NON COMMERÇANTS OU RÉGULATEURS.

Quant aux œuvres d’art, elles nourrissent les fantasmes de certains, mais ne constituent pas un domaine aussi risqué qu’on le croit. Les œuvres volées ou disparues sont toutes recensées dans une base de données internationale ; les transitaires ou marchands qui les déposent aux Ports Francs peuvent s’y référer, la Douane effectue des contrôles ponctuels à l’entrée et à la sortie, mais aussi pendant l’entreposage. La première priorité, pour nos locataires comme pour nous, c’est la sécurité des tableaux que l’on place en dépôt chez nous. Il faut préciser que le marché de l’art reste fortement spéculatif : parfois, certains tableaux ne sortent que pour être vendus, puis reviennent. Nous ne sommes, une fois encore, que gérants des locaux adéquats et non commerçants ou régulateurs.

Il reste un domaine où nous devons nous montrer particulièrement prudents : nos activités de transitaires pour les pierres précieuses et les diamants. Beaucoup de faux certificats circulent dans le monde.

– Ce qui pourrait illustrer le fait que les trafiquants déploient eux aussi de gros efforts pour contrecarrer ceux des auto-rités… Comment être sûr de « fermer le robinet » ?

– Jusqu’à présent, la lutte contre ce genre de trafic paraissait un peu abstraite, c’était davantage un vœu qu’une stratégie. Mais depuis quelques années, la prise de conscience a été de plus en plus générale, dans notre secteur comme dans la banque ou la finance. Les marchands sont plus prudents, les privés ne prennent pas le risque de se retrouver sur les listes de soutiens du terrorisme. Chartes, lois, règlements et méthodes de contrôle se multiplient, s’affinent. Ce n’est pas par hasard si les principaux ports francs sont situés sur d’importantes places financières : Singapour, Luxembourg, par exemple.

L’ARCHIVAGE DE DOCUMENTS, SOUS FORME DE PAPIER OU DE SUPPORTS INFORMATIQUES, EST UN MARCHÉ EN PLEINE EXPANSION.

– Est-il imaginable que l’État se désengage des Ports Francs ?

– Il existe des entrepôts douaniers ouverts privés, une telle formule serait possible. Mais l’État sait parfaitement la valeur ajoutée à l’économie genevoise, voire à l’économie suisse, des Ports Francs de Genève. Et les clients, transitaires, négociants, privés, attachent beaucoup de valeur au caractère semi-étatique de notre entreprise. Si les Ports Francs avaient à l’origine vocation d’entreposage de marchandises ordinaires, puis de voitures, ils sont aujourd’hui l’outil indispensable du marché de l’art, des ventes aux enchères, des entreprises qui se libèrent du poids de l’avance de TVA. Le Canton ne touche plus de loyer puisque nous sommes désormais propriétaires des bâtiments ; il encaisse certes une rente de superficie, mais, surtout, à travers les recettes fiscales, il bénéficie fortement de notre existence.

– Existe-t-il une concurrence pour les Ports Francs de Genève, en Suisse ou à l’étranger ?

– Ce fut le cas dans les années 2012-2014, où Singapour et Luxembourg visaient à devenir – sur le même modèle que nous ou presque – un carrefour, un « hub » du marché de l’art. La stabilité et la sécurité de la Suisse nous ont par ailleurs donné une avance importante sur les institutions étrangères. En outre, rappelons qu’avec près de 95% de taux d’occupation de nos espaces, nous pouvons nous montrer très pointilleux sur la qualité de nos clients, ce qui a un effet rassurant pour les acteurs sérieux du marché.

– Quelles sont les pistes de développement des Ports Francs et Entrepôts de Genève ?

– Nous ne nous endormons évidemment pas sur nos lauriers. De nouvelles extensions de surface et de nouveaux bâtiments dans la zone hors douane sont planifiés. L’archivage de documents, sous forme de papier ou de supports informatiques, est un marché en pleine expansion. Notre situation, au cœur du futur centre-ville et à deux pas de l’actuel, représente un atout pour de nombreuses entreprises ou institutions. Quant aux vins, notre directeur général en parle mieux que moi (voir encadré p. 26), mais il est évident qu’au-delà de quelques crus qui ne seront probablement jamais dégustés et ont valeur de placement, l’immense cave que nous sommes devenus offre des possibilités que nombre de collègues étrangers nous envient, notamment Londres qui déploie de grands efforts pour nous concurrencer. La plupart des vins sont logiquement destinés à des utilisateurs finaux ; autant dire qu’on n’est pas là dans le cas d’œuvres d’art passant de main en main : le stock a vocation à se renouveler régulièrement… et l’État fédéral à toucher la TVA !

« LA PLUS GRANDE CAVE DU MONDE. »

Interview d’Alain Decrausaz, Directeur général des Ports Francs.

– Comment avez-vous eu l’idée de transformer une partie des Ports Francs en cave à vins ?

– C’est très simple : comme le dit souvent notre président David Hiler, le marché de l’entreposage est un marché de demande, davantage que d’offre. En 1998, alors que j’étais directeur général adjoint, un client a sollicité une offre pour entreposer, dans des conditions idoines, deux palettes de grands crus du Bordelais. Nous nous sommes adaptés à ses exigences et avons ouvert un premier entrepôt de quelque 120 mètres carrés, parfaitement agencé pour la conservation et le vieillissement du vin. Aujourd’hui, nous sommes passés de deux palettes à trois millions et demi de cols – terme concernant toute bouteille, quelle que soit sa contenance – sur quelque 2 800 mètres carrés. Il s’agit probablement de la plus grande cave à vins du monde ! Nous avons développé un service complet, en collaboration avec des partenaires : conservation idéale, logistique, livraison en tout point du monde et même… service à table !

– D’autres pistes vous sont-elles venues à l’esprit ?

– Un autre secteur que nous pourrions explorer avec succès est le stockage de médicaments, avec toute l’infrastructure logistique permettant de mettre à la disposition des pharmaciens de toute la Suisse romande une plateforme de distribution vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Inutile de vous dire avec quelle impatience nous attendons la mise en place de la Fondation PAV (Praille-Acacias-Vernets), afin de pouvoir valoriser le secteur dit « de Tivoli ». Globalement, les Ports Francs souhaitent étendre leurs disponibilités d’espaces hors douane. Plusieurs projets sont à l’ordre du jour mais, au préalable, il faut que le cadre d’aménagement du péri-mètre puisse se concrétiser.

– Il y a aussi ce partenariat innovateur avec la jeune entreprise ARTMYN, issue de l’EPFL…

– En effet. Ces chercheurs ont développé un système de scan des œuvres picturales, permettant de décomposer chaque coup de pinceau d’un artiste, sans confusion possible. Le résultat est que l’on peut littéralement enregistrer, de façon parfaite, l’ADN d’une œuvre d’art, ce qui lui donne une sorte de « passeport biométrique » qui exclut non seulement toute tentative de la remplacer par une copie, mais dévoile aussi toute intervention qui aurait eu lieu (dommage à la toile, retouche, ajout,…). Bien entendu, les données réunies permettent aussi un véritable voyage en 5D, une visite à volonté de l’œuvre d’art accessible au moyen d’un simple téléphone portable intelligent ! Chaque centimètre de tableau peut être agrandi jusqu’à l’échelle du mètre. L’analyse ne prend qu’une dizaine de minutes, grâce à un appareil aux capacités fantastiques. On imagine le potentiel de cette invention suisse, dont nous soutenons le marketing et dont on espère qu’un jour elle équipera les maisons de vente aux enchères ou les grandes expositions comme la Foire internationale d’art contemporain de Paris. On pourrait ainsi imaginer que, dans quelques années, le marché de l’art soit complètement à l’abri des faussaires.

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