Pascal Vandenberghe, Président-Directeur général de Payot SA
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Pascal Vandenberghe, Président-Directeur général de Payot SA © Elena Budnikova
N° 127 - Automne 2018

Interview de Pascal Vandenberghe

Pascal Vandenberghe est un cas à part. Né en Bourgogne, il passe sa jeunesse dans le Doubs puis, à 16 ans, quitte l’école et le domicile familial et décide de se former à l’aide de livres. L’autodidacte est engagé quelques an-nées plus tard comme vendeur au magasin Fnac de Metz, et devient onze ans plus tard directeur d’une grande librairie à Lille. Suivront des postes de direction dans des mai-sons d’édition parisiennes et, en 2004, il prend les rênes du groupe Payot, qu’il rachètera en 2014. Peu soucieux de plaire aux arbitres du conformisme ambiant, Pascal Vandenberghe est cependant devenu l’interlocuteur incontournable des médias dès qu’il s’agit de livre ou de culture.

Or, comme pour la direction et le développement de son groupe, le patron de Payot fait usage de deux qualités rares lorsqu’il s’agit d’analyser une situation : la vision et l’instinct. Certain que « l’avenir du livre, c’est le livre », il observe avec flegme les prophètes du tout numérique confrontés à l’échec de leurs prévisions. Convaincu que s’il a, comme individu, une idée à exprimer et qu’elle ne plaît pas aux bien-pensants de notre temps, il n’a aucune raison de s’auto-censurer, il tient chronique dans la presse et sur le site Antipresse. Les sycophantes professionnels n’osent pas vraiment l’affronter, car l’homme a du répondant et de l’argument, le tout ancré dans une culture qui n’a rien de scolaire.

Ce qui intéresse Pascal Vandenberghe, c’est la promotion et la diffusion de la culture. Qu’il s’agisse de son initiative de collecte et de distribution de livres aux plus démunis, qui a rencontré le succès en Suisse romande, ou de la création d’un magazine littéraire aux couleurs de Payot, la réussite semble au rendez-vous. Hostile aux aides de l’État et aux subventions diverses, notre interlocuteur estime que le métier de libraire doit être autonome et peut être rentable. La trajectoire de son groupe paraît le démontrer.

– Lorsque vous avez décidé, en 2014, de racheter les librairies Payot au groupe Lagardère, s’agissait-il d’un élan d’optimisme, d’un coup de folie ou d’un acte stratégique mûrement réfléchi ?

– Pascal Vandenberghe : J’ai tout simplement agi par devoir et nécessité. Il était impensable que la Fnac, qui voulait mettre la main sur Payot, se retrouve ainsi en possession de la moitié des parts de marché du livre en Suisse romande. Le livre est un écosystème fragile, qui supporte assez mal le défoliant ! Avec l’appui financier de Vera Michalski-Hoffmann, j’ai pu racheter 75% des parts, François Lemarchand, fondateur de Nature & Découvertes, en détenant 20% et Jean-Marc Probst 5%. À la fin de l’année 2014, nous étions plein d’optimisme, le retour du public était bon et les perspectives prometteuses. Ce bonheur fut toutefois de courte durée, puisque l’abandon par la BNS du taux plancher de conversion  de  l’euro,  le  15  janvier  2015,  est  venu  compliquer notre existence. Mais nous avons tenu le choc et peu à peu repris le cours de notre développement ; paradoxale-ment, c’est à Genève que l’effet « franc fort » a été le moins nocif :  le  magasin  des  Rues-Basses  vient  d’être  agrandi, celui de Cornavin fonctionne bien. Nature & Découvertes, qui représentait 15% de notre volume d’affaires, est passé à 20% et atteindra vite 25%. Nous avons depuis un an ouvert une librairie Payot à Morges et trois magasins Nature & Découvertes à Berne, à Neuchâtel et à Vevey.

– La Suisse alémanique n’était pourtant pas votre « tasse de thé », puisque vous y avez fermé des librairies Payot…

– En effet, la difficulté, à Bâle, à Berne et à Zurich, était que nous étions soit trop petits, soit trop grands. Il faut une taille critique si l’on veut atteindre la rentabilité, et la demande de livres francophones n’était pas assez forte : de plus en plus de jeunes Alémaniques optent pour l’anglais. Avec Nature & Découvertes, c’est différent.

– Alors que l’on annonçait doctement l’essor extraordinaire du livre numérique, qui allait tuer son homologue imprimé, on assiste depuis quelque temps au recul du numérique et au retour du papier. Cela vous étonne-t-il ?

– Pas du tout. Dans le monde anglophone, la prétendue explosion du livre numérique était fabriquée de toutes pièces, notamment par la firme Amazon, qui perdait beaucoup d’argent en vendant des livres imprimés. Nul besoin d’être grand clerc pour réaliser qu’envoyer un livre classique par la poste coûte plus cher qu’expédier un fichier numérique. Un livre a un prix faible par rapport à son poids ! Amazon a conçu sa liseuse Kindle, vendue à un prix d’appel, et proposé des fichiers qui ne pouvaient être utilisés qu’avec cet appareil, en les facturant moins d’un dollar alors qu’ils lui en coûtaient 8 ! La stratégie était simple : convertir le public et le garder. Cela n’a pas fonctionné longtemps, et pas du tout avec le public francophone, qui nourrit un rapport au livre imprimé bien plus  fort  que  les  Anglo-Saxons.  Le  numérique  est  resté marginal dans notre marché. En outre, les gens qui passent déjà leur vie sur les écrans – téléphone, ordinateur, etc. – sont heureux de pouvoir se détendre en lisant un vrai livre. Je vous avoue qu’en pensant à certains de vos confrères, pétris de certitudes, qui m’appelaient il y a dix ans en me demandant comment j’allais faire face à la disparition du livre sur papier, je trouve assez ironique de réaliser que ce sont leurs journaux qui, entre-temps, ont disparu…

– Le livre ne mourra donc jamais ?

– Je crois à la force du livre. Depuis plus d’un siècle, on nous annonce sa mort prochaine : à cause du cinéma, puis de la radio, puis de la télévision, puis de l’ordinateur, puis d’Internet, puis du livre numérique ! Le livre est le plus ancien média, celui qui ne nécessite ni appareillage, ni batterie, ni écran. Sa capacité de résilience est grande et il s’adapte à chaque fois qu’on croit pouvoir le brûler, l’éliminer, le remplacer. Je n’en dirais pas autant de la télévision, par exemple : les jeunes ne la regardent plus, en tout cas plus en continu.

– Justement, on entend dire que les jeunes lisent de moins en moins. Une idée reçue qui vous déplaît…

– En effet ! C’est absolument faux. Les jeunes lisent. Certes, dans chaque génération, il n’y a toujours qu’une minorité de  lecteurs.  Mais  aujourd’hui,  les  enfants  et  les  adolescents lisent davantage qu’il y a quelques années. Dans les années 1960 et 70, on avait le choix, dès qu’on était sorti des livres pour bébés, entre la littérature catholique (groupe Bayard) et la littérature communiste (Pif le chien). Et il y avait un vrai fossé pour les ados, trop âgés pour le rayon jeunesse, et trop jeunes pour le rayon adulte. Harry Potter a révélé et comblé ce « vide ». Les ouvrages pour « jeunes adultes » connaissent un succès extraordinaire (certains  livres  dépassent  les  600 000  ventes !)  et  la  variété de titres est spectaculaire. Pour les petits (littérature dite d’éveil), la production a quadruplé au cours des dix ou douze dernières années ; globalement, on publie en français,  chaque  année,  10 000  nouveautés  –  tous  secteurs jeunesse confondus – contre 6 000 en 2003. Le poids des livres pour les jeunes ne cesse de croître ; les catégories « tout-petits »,  « albums »  et  « littérature »  se  développent en parallèle. Oh bien sûr, il ne s’agit plus de Flaubert ou de Maupassant, mais ils ne perdent rien pour attendre. Les lecteurs prennent le goût de lire, c’est ce qui compte. Les jeunes d’avant l’an 2000 regardaient passivement des séries sirupeuses à la télévision ; ceux du nouveau millénaire pratiquent l’écrit et la lecture, ne serait-ce que pour communiquer entre eux, via smartphones et réseaux sociaux. J’ajoute – et cela me fait plaisir – que lorsque vous êtes youtubeur ou blogueur, la vraie reconnaissance vient… par la parution d’un livre que les milliers de vos followers viennent acheter en librairie. Récemment, nous avons dû engager des vigiles pour canaliser une foule d’adolescentes venues faire dédicacer le livre d’une blogueuse. Il y a 25 ans, c’étaient les concerts de Bruel ou des Spice Girls qui faisaient cet effet !

– Ce sont de bonnes nouvelles, mais voir des jeunes et moins jeunes lire des journaux pour pendulaires ou des livres un peu faciles, est-ce vraiment rassurant pour l’avenir de la littérature ?

– Cela ne me dérange pas. Toute lecture est une lecture, cela crée une habitude. Aujourd’hui, pour exister, on doit lire et écrire, pas regarder passivement un programme de télévision. Ce n’est donc pas négatif.

« POUR EXISTER, ON DOIT LIRE ET ÉCRIRE, PAS REGARDER PASSIVEMENT UN PROGRAMME DE TÉLÉVISION. »

– Si le livre résiste, on a l’impression que la presse imprimée a perdu le combat. À quoi attribuez-vous cette situation ?

– À  la  politique  des  propriétaires  de  journaux.  Confrontés au transfert des revenus publicitaires sur Internet, ils ont, d’un côté, désinvesti dans le papier, avec une baisse notable de la qualité, et donc une baisse de lectorat, créant un cercle vicieux ; et, d’un autre côté, ils ont naïvement espéré retrouver le même niveau de profits dans des versions en ligne, tout en tombant d’abord dans le piège de la gratuité des contenus ! Pourtant, il est évident que des publications de qualité gardent leur public. Ce n’est pas en publiant des « enquêtes » sur « les plus belles terrasses de Romandie » ou sur des faits divers sordides, ou en reprenant avec retard des articles de la presse étrangère, qu’on va attirer des lecteurs fidèles, qui peuvent trouver ce genre de contenu sur le Web. L’information générale est partout, gratuite et immédiate. Les journaux doivent apporter autre chose s’ils veulent survivre.

– À propos de presse et de publications étrangères, le marché romand n’est-il finalement pas trop petit pour la presse comme pour le livre ? Peut-on échapper à l’emprise écrasante du grand voisin français ?

– C’est encore plus simple que cela pour le livre. En fait, la situation d’un éditeur suisse est grosso modo la même que celle d’un éditeur alsacien ou breton. Ce n’est pas la France  qui  décide,  c’est  Paris.  Joël  Dicker,  par  exemple, n’aurait jamais connu le succès qui est le sien si son éditeur suisse  L’Âge  d’Homme  n’avait  pas  conclu  une  coédition avec le parisien De Fallois. En revanche, il ne faut pas minimiser l’importance du marché romand : les Suisses francophones achètent en moyenne deux fois plus de livres que les Français. Ce sont des lecteurs plus qualifiés, ce qui est sans aucun doute dû au haut niveau moyen d’éducation et de formation. Les ventes de certains titres « pointus » en sciences humaines, par exemple, pèsent proportionnellement plus lourd que la taille du marché. Ce qui confirme ce que j’avançais à propos de la presse : si l’on fournit de la qualité, on a des lecteurs.

– Pourrait-on imaginer une coopération entre éditeurs suisses et belges ou québécois, pour se libérer un peu du « pouvoir » parisien ?

– Les marchés sont très différents. En Belgique, le point fort historique était à l’évidence la bande dessinée. Or tous les éditeurs du Plat Pays ont été rachetés par des Français. Pour le reste, les auteurs belges de premier plan, à l’image de Weyergans et Nothomb, sont tous publiés à Paris. Quant au Québec, qui se bat contre le rouleau compresseur de l’anglais et protège efficacement la langue française, un quart de son marché est assumé par les éditeurs locaux ; il y a des affinités et des amitiés avec la Suisse, mais les relations interprofessionnelles restent marginales.

– Vous parliez tout à l’heure des jeunes et du niveau d’éducation. N’y a-t-il pas, en matière littéraire, une baisse des exigences scolaires préoccupante, chez nous comme ailleurs ?

– Si l’enseignement scolaire était correct, cela se saurait. Il y a effectivement de quoi s’inquiéter ou s’indigner lorsqu’on entend des pédagogues expliquer par exemple que le passé simple ne sert plus à rien. L’enfant – on n’ose plus dire l’élève – ne doit surtout pas être confronté à la moindre difficulté ; c’est la loi du moindre effort et c’est le cher petit qui décide. Parallèlement, les parents et l’école fuient leurs responsabilités et abandonnent leurs missions respectives. Il y a quelque temps, j’ai eu l’occasion de voir des travaux d’étudiants d’une Haute École pédagogique : il n’y avait pas une phrase qui tînt debout ! En revanche, les collégiens apprennent à jouer de la guitare.

Pourtant, on remarque que dans les grandes entreprises, après des années de recrutement de cadres bien formatés par les écoles de gestion, les carences en culture générale sont identifiées comme un problème préoccupant. Et les dirigeants commencent à privilégier la promotion de responsables sinon toujours de formation littéraire ou philosophique, du moins capables de « penser » un minimum, de construire et de rédiger sans fautes de français.

– Pour diriger une entreprise, vaut-il mieux selon vous être un « lettreux » ou un « scientifique » ?

– Pour ma part, je suis un autodidacte qui a quitté l’école à 16 ans, parce que ce n’était pas possible de le faire plus tôt ! Je dois aux livres ce que je sais et ce que je suis devenu. Je pense qu’on peut diriger une entreprise en s’appuyant sur des connaissances littéraires ou scientifiques – cela dépend de l’entreprise et du secteur de son activité, sans doute – mais surtout pas en tant qu’ancien responsable financier de ladite entreprise ! Trop souvent, le CFO succède au CEO et c’est une catastrophe, parce que les financiers ne sont généralement pas des managers ; ils ne savent ni prendre des risques ni les voir arriver !  Voilà  quelques  années,  c’était  l’informatique  qui décidait de tout ; aujourd’hui, c’est la finance. Comme si aligner des notes suffisait à devenir virtuose de piano. Feu Hayek Sr disait qu’un entrepreneur était avant tout quelqu’un qui avait un don, qu’il devait être un artiste. Les financiers, eux, ont bien souvent le don d’assécher et vider de leur substance les entreprises.

– Voilà qui n’est pas politiquement correct à l’heure où l’on ne raisonne qu’en contrôle de gestion, business plans et gouvernance quantifiable…

– Cela ne me trouble pas. Sur certains sujets, on me traitera de réactionnaire, sur d’autres, de dangereux gauchiste. Le profit ne doit pas être un but en soi, mais un moyen. Et donner du sens devrait primer sur le dividende versé aux actionnaires.

– À propos des étiquettes que l’on colle volontiers à ceux qui sortent du rang, vous a-t-on fait grief de votre collaboration au site Antipresse, de Slobodan Despot ? Vous y tenez une chronique intitulée « Cannibale lecteur », où vous n’avez pas peur de prendre des positions tranchées.

– Je revendique en effet le droit de m’exprimer en tant que Pascal Vandenberghe et j’attends de pied ferme celui ou celle qui me dira que je devrais tenir compte de mon statut de président de Payot. Selon le principe des deux corps du roi cher à Kantorowicz, il y a l’individu Pascal Vandenberghe et il y a le patron de Payot Libraire : la personne et la fonction sont deux choses différentes. D’ailleurs Payot n’est jamais cité dans ces chroniques, qui sont littéraires et pas politiques. J’assume cette position et me refuse à avancer masqué, sous pseudonyme. D’ailleurs, jusqu’ici, j’observais un devoir de réserve en tant que Gastarbeiter en Suisse et ne m’exprimais pas sur des sujets de politique ou de société nationale, mais je suis désormais citoyen helvétique et j’ai même abandonné ma nationalité française.

– Payot Libraire va donc continuer à faire face à la concurrence et à s’adapter aux évolutions du marché et de l’époque.

– À anticiper ! S’adapter, c’est déjà être en retard ! Nous essayons d’avoir toujours un coup d’avance. En quatorze ans, beaucoup de choses ont changé chez Payot, qu’elles soient visibles du public ou non. L’important est que nous ne soyons jamais en décalage avec les attentes de notre clientèle. Démocratiser la lecture ? Oui, assurément. Désacraliser le livre ? Dans une certaine mesure, mais en renforçant sa forte valeur symbolique. S’accrocher uniquement à la tradition, c’est perdre le combat par avance. Foncer  tête  baissée  dans  la  modernité  en  oubliant  ses racines, sa culture, c’est bâtir un édifice fragile. Nous devons garder notre cœur de métier, celui de libraire. Mais notre site Internet se développe, avec sa personnalité, en complément de nos magasins où le conseil, le contact humain restent des atouts fondamentaux. Et notre revue littéraire, Aimer lire, a pris un bel essor.

« DONNER DU SENS DEVRAIT PRIMER SUR LE DIVIDENDE VERSÉ AUX ACTIONNAIRES. »

– Et bientôt, reprendrez-vous l’édition de livres ?

– Je  ne  l’exclus  pas.  Mais  il  ne  faut  pas  se  précipiter.  Ma holding se nomme Kairos, mot grec évoquant le « temps juste », l’occasion saisie au bon moment, par opposition au  Chronos,  le  temps  qui  passe,  qui  fuit.  Voilà  plus  de 140 ans que Payot existe, on n’est pas à six mois près ! Je suis un impatient qui sait attendre.

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