N° 146 - Printemps 2025

En Suisse, les musées pensent à l’avenir

Dans notre pays, entre 2025 et 2030, plusieurs grandes institutions vont être agrandies ou rénovées. Parmi ces projets, certains réfléchissent à ce que pourrait être le musée du futur.

C’est l’un des lieux consacrés à l’art contemporain parmi les plus visités de Suisse. Ouverte en 2001, la Fondation Beyeler s’est rapidement trouvée à l’étroit entre les expositions temporaires et le nécessaire accrochage de sa très riche collection. Face à ce dilemme, elle choisissait en 2019 l’architecte grison Peter Zumthor pour construire l’extension de son bâtiment principal signé de l’Italien Renzo Piano. En 2026, l’édifice – constitué en fait de trois parties qui se fondent dans la nature – devrait être inauguré.

À l’intérieur, de la place pour présenter les 400 pièces de sa collection, un auditorium, mais aussi des zones laissées volontairement sans fonction précise. « Le futur bâtiment va faire en sorte que les choses se mélangent. Réinventer notre rapport au musée est au cœur de ce projet. Un musée aujourd’hui ce n’est plus seulement un lieu qui expose des objets. C’est un lieu social, un lieu pour les gens. En plus de vingt ans d’expérience, nous avons appris à savoir ce que veulent nos visiteurs et ce qu’ils ne veulent pas, expliquait Sam Keller, directeur de la fondation, au mensuel Artnewspaper. Chaque personne ‹ utilise › cet endroit différemment. Il y a celle qui y cherche matière à réflexion et à contemplation, une autre qui vient ici parce qu’elle aime lire dans notre jardin d’hiver avec vue sur la campagne bâloise, une autre encore uniquement pour assister à nos concerts. Il faut encourager cette liberté et faire que le musée soit à la fois actif et contemplatif. Nous allons, par exemple, créer des espaces sans fonction prédéfinie dans lesquels on pourra lire, écouter un podcast, discuter ou ne rien faire, juste rêver. Pour renforcer la dimension humaine du musée. »

La future extension de la Fondation Beyeler.
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(Fondation Beyeler, Peter Zumthor Architects)
La future extension de la Fondation Beyeler, près de Bâle. Inscrit dans un écrin de verdure, le bâtiment dessiné par l’architecte grison Peter Zumthor encourage aussi les visiteurs à sortir des salles d’exposition.

Une dimension qui intéresse aussi beaucoup Marc-Olivier Wahler qui dirige depuis 2019 le Musée d’art et d’histoire à Genève. Cette année, il lancera le concours d’architecture pour l’agrandissement et la rénovation de cette institution construite en 1910 par l’architecte Marc Camoletti. Début des travaux, si tout se passe bien, en 2029. « L’idée de se retrouver dans une salle en contemplation face à une peinture c’est très important. Mais est-ce qu’on peut y faire autre chose ? Est-ce qu’on peut voir une exposition, mais aussi lire un livre, réfléchir et pourquoi pas dormir dans le musée ? » Interroge le directeur qui a inventé le terme de « musée multifréquence » pour désigner le large éventail de possibilités que pourrait offrir un lieu censé montrer des œuvres avant tout. « C’est le principe du multipiste de Miles Davis : pris isolément les instruments enregistrés sont déjà très forts ; mis ensemble ils apportent un nouvel élément encore plus puissant. Pour moi, le musée doit être au cœur de la ville. Il faut que les gens y entrent sans même s’en rendre compte. Un peu comme dans une gare. Les boutiques, les restaurants, les hôtels et les différents services qu’on y trouve vous font oublier que vous êtes là pour prendre un train. La jeune génération a été nourrie au multitâche, pour elle cette addition d’actions n’est pas un problème. D’où ce concept de multifréquence que le musée de demain doit adopter.»

Tornado, l’escalier à double hélice du bureau chinois MAD Architects.
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(MAD Architects)
Tornado, l’escalier à double hélice du bureau chinois MAD Architects. Installé sur le toit du Fenix, le Musée de la migration à Rotterdam qui ouvre en mai 2025, il doit permettre aux visiteurs d’expérimenter, symboliquement, le tourbillon de l’exil.

UN HÔTEL SUR LE TOIT

À Genève, le futur se dessine aussi du côté du Plaza Centre Cinéma. Vaste projet culturel, qui ouvrira en 2026, dans l’ancien cinéma Plaza, chef-d’oeuvre d’architecture moderne des années 50 signé Marc-Joseph Saugey, il prévoit également une brasserie, un bar-glacier, une bibliothèque, une salle d’exposition… et un hôtel dont toutes les chambres seront équipées d’un projecteur pour visionner, tranquillement installé dans son lit, des programmes de films concoctés par l’équipe. Au MAH aussi, on a prévu quelques chambres dans le programme remis aux architectes, pile dans l’esprit de ce que Marc-Olivier Wahler avait initié avec l’hôtel Everland, une « sculpture » habitable des artistes bernois Lang/Baumann installé sur le toit du Palais de Tokyo, à l’époque où il en était le directeur.

« Tout comme nous leur avons donné la liberté de proposer un spa. Je pense que la perception d’une exposition change en fonction de l’état d’esprit dans lequel le spectateur se trouve. Visiter un musée en multipliant ces ‹ états ›, c’est donner aux gens la possibilité de créer un réseau d’interprétations des œuvres et des expositions. »

Au Plaza Centre Cinéma à Genève.
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(Fondation Plaza)
Au Plaza Centre Cinéma à Genève, toutes les chambres d’hôtel seront équipées de projecteurs. Elles proposeront des programmes de films concoctés par l’équipe de l’institution.

LABYRINTHE DE VALISES

Comme le souligne l’architecte David Chipperfield (lire son interview p. 40), le musée est un objet difficile à définir. « La description en est assez abstraite : une série de pièces dans lesquelles il est agréable de se promener… À part une église, c’est ce qui se rapproche le plus d’une question purement architecturale. Ce qui est à la fois bon et mauvais, car, dans un sens, on peut abuser de cette liberté ou de ce manque de fonctionnalité, car comment décrire la fonctionnalité d’un musée ? Alors que c’est cette dernière qui peut justifier de donner une forme à d’autres types de bâtiments. »

Suivant le shopping ou la gastronomie, le musée est ainsi devenu un lieu d’expérience dans lequel le visiteur vit l’art ou d’autres choses. Dans celui des migrations, baptisé Fenix, qui ouvrira ses portes le 16 mai 2025 à Rotterdam, le spectateur sera confronté à l’exil en tentant d’échapper d’un labyrinthe constitué de 2000 valises. Sur le toit de cet ancien hangar situé sur le port de la ville, à l’endroit où s’installa l’un des premiers quartiers chinois d’Europe, il pourra contempler l’horizon que visaient ceux cherchant une nouvelle vie aux États-Unis ou au Canada. Pour symboliser ces départs parfois contraints vers l’inconnu et ces arrivées incertaines, MAD Architects, auteur de cette rénovation, a dessiné Tornado, un gigantesque escalier à double hélice. « Fenix sera un lieu d’interrogation et d’exploration du passé, du présent et de l’avenir, explique l’architecte Ma Yansong, fondateur de ce bureau chinois, au sujet de ce tourbillon de l’exode. Quand nous regardons le chemin que nous avons déjà parcouru, nous savons que le futur ne sera pas linéaire. »

COLLECTIONNEUR-ACTIONNAIRE

Mais il n’y a pas que le souci d’attirer d’autres publics et de réinventer sa mission qui obère l’avenir du musée. Il y a aussi ses collections qui, au-delà de les conserver, sont censées être augmentées. Ce qui apparaît de plus en plus comme une gageure pour les institutions publiques confrontées aux baisses drastiques de leurs budgets de fonctionnement, dont celui consacré aux acquisitions. Certains misent depuis longtemps sur la générosité de leurs associations de mécènes pour enrichir leurs ensembles.

En 2023, Le Louvre cherchait à acquérir Panier de fraises, fabuleux tableaux de Jean Siméon Chardin, érigé au rang de trésor national et menacé de quitter le pays pour rejoindre New York ou Los Angeles. Problème ? Le prix demandé de 24,3 millions d’euros, alors que le budget annuel du musée culmine à 13 millions. Bernard Arnault, propriétaire de LVMH, a versé 15 millions d’euros et 10’000 donateurs 1,6 million, le Louvre assurant le reste de la somme.

« Le panier de fraises » par Jean Siméon Chardin.
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(RMN, Musée du Louvre)
« Le panier de fraises » par Jean Siméon Chardin, 1761. Le petit tableau a été acquis 24,3 millions d’euros par le Louvre en 2023 grâce à LVMH et à son cercle de mécènes.

D’autres envisagent un tout nouveau système d’achat « à la découpe ». L’entrepreneur français Frédéric Laffy a ainsi créé Art Consortium pour venir en aide aux institutions qui cherchent à acheter des œuvres très au-delà de leurs limites budgétaires. Son principe ? Considérer le tableau, la sculpture ou la photographie comme une entreprise cotée en bourse en divisant l’œuvre convoitée en actions. Chaque personne qui s’en porterait acquéreur deviendrait ainsi un collectionneur-actionnaire qui pourrait ensuite revendre ses parts sur le modèle de l’offre et de la demande. Le musée, lui, restant le garant de l’œuvre en l’exposant sans possibilité de la revendre, histoire d’éviter les dérives de la spéculation. Reste à savoir comment, par qui et à quel rythme le cours de l’œuvre sera réévalué. Et surtout si ce système motivera des acheteurs qui délégueront la propriété de leur actif à l’institution. Dans un monde où les biens culturels (musique, film, jeu vidéo) sont de plus en plus dématérialisés, Frédéric Laffy en est persuadé : son modèle contribuera aussi à l’avenir des musées.

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