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Le monde des affaires est encore plus cruel que le monde tout court

Pendant plus de trente ans, il a instillé son esprit brillant et sa plume pétillante dans les pages de l'Information Immobilière. Ses chroniques drôles et incisives auront ainsi réjoui notre lectorat qui se pessait de retrouver Philippe Bouvard dans nos éditions. Le journaliste et écrivain ayant décidé de prendre un repos bien mérité, nous republions sa toute première chronique parue à l'été 1994. Un petit geste pour le remercier de sa grande fidélité et de son amitié.

Chaque entreprise est comparable à un véhicule. La pédale de frein commande les économies. L’accélérateur contrôle les dépenses. Depuis quelques années les PDG utilisent davantage le frein que l’accélérateur.

Je suis de ceux qui tiennent la préretraite pour une brimade, le licenciement pour une catastrophe, le chômage pour une des plus grandes calamités des temps modernes et qui préfèrent que les bénéfices profitent à ceux qui les ont produits plutôt qu’à ceux qui se sont bornés à s’asseoir une fois l’an derrière une table. Je reconnais néanmoins que l’économie constitue un sport plus complet que la dépense.

Dans l’investissement il y a toujours une part de rêve, un zeste de spéculation, un soupçon de folie. On tire des plans sur la comète. On construit des châteaux en Espagne. Un financier qui mise sur l’immobilier, sur la recherche, sur l’aéronautique, sur la bourse ou sur la restauration de masse ressemble à la Perrette du pot au lait. Alors qu’il croit chaque fois décrocher le gros lot, il en est souvent de sa poche. Rien de plus aléatoire que la prospective commerciale ou industrielle lorsque l’inflation et les mouvements sociaux cessent d’être des paramètres fixes.

Aucun coup n’est sans risque. En revanche, quel exercice rigoureux, rationnel, raisonnable que l’économie ! Fondamentalement différent puisqu’il s’appuie sur un examen méticuleux du passé avant de voir systématiquement l’avenir sous ses couleurs les plus sombres, l’esprit d’économie exige à la fois des qualités d’analyse, de synthèse, et de caractère. Si l’investissement fait appel à l’imagination, l’économie relève de la géométrie. Bien sûr, la partie génératrice de réduction d’effectifs, de coupes sombres, de licenciements plus ou moins secs, se situe dans des sphères où la gestion devient inhumaine. Certes, management ne rime pas avec sentiment. L’exploit est ailleurs. Dans la localisation et la suppression des dépenses inutiles.

Activité bénéfique puisqu’elle vise à redresser l’équilibre de la firme qui s’y attache et exaltante, car elle contraint ceux qui se sont donné cette mission, d’abord à comprendre, ensuite à diagnostiquer, enfin à traiter. Or il n’est pas facile de voir clair dans une gestion déjà ancienne. La stratification des avantages concédés aux uns et aux autres par les directions successives finit par obscurcir presque totalement le bilan. Au moment de l’indispensable enquête préalable, les visages se ferment, les mémoires flanchent, les voix s’étranglent en vertu du vieux principe entretenu par le législateur et les syndicats selon lequel l’acquis est plus fort que l’inné.

Autant dire qu’il ne s’agit pas plus d’une activité populaire que d’un sport d’équipe. On a beau expliquer que l’opération chirurgicale est nécessaire à la survie, qu’on ne saurait sauver l’arbre sans couper les branches mortes, qu’on ambitionne moins de ne plus dépenser que de dépenser mieux, la mobilisation n’est jamais enthousiaste ni générale.

J’ai connu quelques patrons qui avaient ainsi miraculeusement redressé une entreprise. L’année passée ils étaient dans le rouge. Quinze mois plus tard, ils annonçaient de nouveau des bénéfices. On les admirait sans les aimer, sans leur pardonner tout à fait d’avoir bousculé l’ordre établi, fait fondre les prébendes et détruit les abbayes. J’en ai même rencontré un qui, pour donner le bon exemple, avait réduit son propre salaire, affecté son chauffeur au réseau de vente et renoncé à sa voiture de fonction. Sur le tard je m’aperçois que les chiffres sont aussi éloquents que les lettres, que la générosité n’est pas une vertu dans les affaires, qu’un bon patron a forcément un cœur de pierre dans un gant d’acier, bref que l’économie est à la dépense ce que le doctorat de théologie est à la première communion.

MEA CULPA

J’ai longtemps pensé que « faire des affaires » constituait une solution de facilité dans un monde complexe où l’on trouve beaucoup plus d’intermédiaires que de créatifs et bien davantage de spéculations immobilières que de spéculations intellectuelles.

Il me semblait que rien n’était plus aisé que de s’insérer dans un filon. J’étais persuadé que le nombre de parts du gâteau foncier ou boursier était illimité et qu’on pouvait prendre énormément sans rien apporter. J’admirais que ceux qui ont pour vocation de transmuter la sueur en argent liquide ne se racontassent pas d’histoires, que les bilans sonnassent l’heure de vérité, bref que chaque acte fût traduisible en chiffres. Mea culpa.

Je suis revenu de tout cela. Rien de plus subtil, de plus difficile que de devenir le maillon d’une chaîne qui en compte déjà tant. Ne concrétise pas qui veut l’idée en puissance. Aucun investissement n’est automatiquement productif. Aucun créneau de la citadelle de la consommation n’est éternel. Personne n’a besoin de personne. Ou si peu. L’argent est un raccourci qui ne laisse guère place à l’humour et aux bons sentiments. La preuve : il suffit que des sommes importantes se trouvent en jeu pour que les amitiés soient ravalées au niveau des complicités.

Le monde des affaires, opéable à merci, où tout est à vendre, bipèdes compris, est plus cruel encore que le monde tout court. On ne s’y fait pas d’autres cadeaux que ceux qui cimentent les associations et font monter les prix. Chaque relation d’affaires procède du duel dans le meilleur des cas, du guet-apens dans le pire. Une affaire ne peut se conclure que contre l’une des deux parties ou sur le dos d’un tiers. Dans la redistribution des plus-values que génère la richesse et de la valeur ajoutée qu’engendrent les bonnes idées, l’avantage revient au plus dur, au plus inhumain, à celui dont les nerfs ne céderont pas, qui aura un jour, un mois ou un an de patience supplémentaire. Mea culpa.

LEXIQUE ÉCONOMIQUE

Ajoutez à cela que la rhétorique des affaires est aussi desséchée que la peau d’une vieille courtisane et que le rituel des affaires emprunte moins au théâtre qu’à la course de taureaux. Encore ne s’agit-il que de transactions honnêtes et de contrats blanc-bleu. Pour le reste il convient de se reporter à la belle formule d’Alfred Capus : « Une escroquerie est une bonne affaire qui a rencontré une mauvaise loi. » Mais souffrez que je vous livre sous forme de définitions le fruit de mes observations dans ce domaine :

Bilan : démenti apporté une fois l’an aux propos optimistes tenus les 364 autres jours.

Conseil d’administration : machine à faire tomber les jetons dans laquelle il suffit d’introduire des titres et des décorations.

Dépenses : toujours minorées.

Fisc : associé majoritaire qui touche sur les bénéfices et refuse de prendre en compte les pertes.

Honnêteté : dans les affaires elle constitue le seul moyen de pouvoir escroquer plusieurs fois la même personne.

Impondérables : accidents d’exploitation qu’on a évité de prévoir afin de ne pas gâcher le plaisir des investisseurs.

Intérêts croisés : filet dont les mailles sont tellement serrées qu’elles interdisent de s’y glisser à de nouveaux participants.

Recettes : toujours surévaluées.

Tour de table : réunion de bienfaiteurs qui consentent à apporter 100 francs si on leur en promet 1000.

Et je passe sur les faux espoirs, les fausses joies, les surprises de tout ordre (mais rarement bonnes), les soubre-sauts boursiers, les liquidations judiciaires, les dépôts de bilan, les folles enchères, l’accord ou le désaccord d’un banquier qui vous loue à 17,5 % l’argent que vous lui avez prêté à 4,5 % six mois plus tôt et qui exige en garantie la totalité de vos biens passés, présents et à venir. Sans oublier l’insolvabilité, l’inflation, la taxation des plus-values, les droits d’enregistrement, les honoraires de notaire, d’avocat, de conseil, d’audit, d’experts, les agios, les frais financiers, les droits en tous genres et les impôts de tout poil qui font que celui qui a apporté les éléments constitutifs d’un pactole se retrouve vite, s’il n’y prend garde, nu comme au jour de sa naissance.

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