N° 137 - Printemps 2022

« Imaginons une organisation du territoire décentralisée »

Il est spécialisé dans les études de la mobilité et professeur à l’EPFL où il dirige le laboratoire de sociologie urbaine. Pour Vincent Kaufmann, également directeur scientifique du Forum Vies Mobiles à Paris, l’évolution de la ville doit se réfléchir à plus grande échelle.

Planifier une ville, comme l’a fait Victor-Amédée III, le roi de Sardaigne avec Carouge à Genève au XVIIIe siècle et comme ont tenté de le faire tant d’urbanistes modernes, est-ce que cela marche ?

J’en suis persuadé. Nous venons, avec une équipe de l’EPFL, de participer à un concours d’idées organisé par la Fondation Braillard Architectes : « Sept visions prospectives pour le Grand Genève ». L’un des points communs des rapports rendus par les sept groupes de travail impliqués était la nécessité de réfléchir à plus grande échelle que celle de la ville à proprement parler, afin d’imaginer une organisation du territoire décentralisée, autour de petites unités urbaines de 5 ou 6000 habitants, dotées de l’ensemble des ser vices utiles à la vie en société, des magasins d’alimentation aux écoles en passant par les médecins, commerces et institutions culturelles. Une réflexion urbanistique de rupture avec le concept de la ville qui s’étend indéfiniment avec ses quartiers spécialisés (quartier des banques, quartier des restaurants, cités-dortoirs, etc.) est donc possible et souhaitable ; elle nécessite une planification.

Par rapport aux grands ensembles des villes nouvelles françaises, par exemple, comment se fait-il qu’il fasse si bon vivre à Carouge, projet certes inachevé, mais strictement planifié par les architectes piémontais ?

Dès le départ, Carouge a été conçu comme une cité autonome, disposant de toutes les infrastructures nécessaires à vivre quasiment en autarcie. Restaurants, cafés, artisans, petites industries même : la rivale de Genève avait tout pour que la vie locale s’y développe. Aujourd’hui encore, cela fonctionne et la ville a sa personnalité. De fait, c’est l’antithèse des grands quartiers imaginés dans les années 60, où l’on entendait séparer les fonctions, avec d’un côté l’habitat, d’un autre les loisirs, d’un autre encore les bureaux ou les commerces, et des trajets en voiture pour passer de l’un à l’autre. Tout cela pouvait sembler pertinent à l’époque, car on venait d’expulser les usines des villes, mais cette conception est aujourd’hui datée, à l’heure où le secteur tertiaire domine. À Praille-Acacias-Vernets, par exemple, on vise au contraire une mixité d’activités, de populations, de générations.

Quelle devrait être, selon vous, la priorité du planificateur en 2022 ?

Chercher à retrouver une unité spatiale à taille humaine. Carlos Moreno, avec sa théorie de la ville du quart d’heure – tout élément utile à la vie quotidienne devant être à portée de l’habitant en quinze minutes – est d’abord passé pour un joyeux utopiste. Chacun savait qu’il fallait prendre son auto, son vélo ou les transports publics pour se rendre au bureau, et que ce bureau ne se trouvait généralement pas à moins d’un quart d’heure du domicile. Mais, après plusieurs mois de pandémie, l’essor du télétravail a changé la donne. Dans les nouveaux quartiers, il semble que l’on soit directement passé à la ville des trois minutes. Aux Adrets, à l’Étang, tout sera disponible dans un espace réduit. Le seul écueil est d’éviter que la volonté, tout à fait légitime, de préserver la zone agricole et les forêts, conjuguée au prix du foncier de plus en plus élevé, n’aboutisse à un urbanisme trop minéral, voire oppressant. La conséquence pourrait en être la fuite de certaines familles vers le vieil idéal de la maison avec jardin, c’est-à-dire vers la France voisine, avec toutes les conséquences que cela implique. La crise du logement masque parfois, à Genève, la perception qu’ont les habitants de la qualité de leur cadre de vie. Ils ne déménagent pas, mais ce n’est pas parce qu’ils sont bien là où ils vivent ; c’est parce qu’ils ne trouvent pas un lieu plus attirant qui leur soit accessible.

La ville du quart d’heure, théorisée par Carlos Moreno.
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(DR)
La ville du quart d’heure, théorisée par Carlos Moreno.

Comment stimuler la qualité architecturale des nouveaux quartiers ?

Je crois qu’il existe un malentendu fondamental entre les urbanistes et les architectes, d’une part, et la population, d’autre part. Les concepteurs et les services de l’État ont une vision de ce qui est bon, de ce qui est beau, de ce qui est rationnel et fonctionnel. Mais les impératifs de densité, de rentabilisation des espaces et d’économie d’énergie ne doivent pas faire oublier la qualité d’habitat ressentie par les habitants et les utilisateurs, ni la qualité paysagère vue par les gens de la rue. Un immeuble jugé magnifique par les architectes, un aménagement du territoire optimal aux yeux du magistrat responsable, peuvent être considérés très différemment par la population. En outre, celle-ci est attachée à certains éléments urbains, à tel ou tel parc, à telle ou telle villa : si l’on prône la tabula rasa pour bâtir du neuf, il faut réussir à convaincre, sinon on arrive à des situations comme l’échec de la Cité de la musique. On a vu des difficultés similaires dans le quartier de la Gare des Eaux-Vives ou à Chêne-Bourg. Ces incompréhensions mutuelles minent la politique.

LES IMPÉRATIFS DE DENSITÉ, DE RENTABILISATION DES ESPACES ET D’ÉCONOMIE D’ÉNERGIE NE DOIVENT PAS FAIRE OUBLIER LA QUALITÉ DE L’HABITAT RESSENTIE PAR LES HABITANTS, NI LA QUALITÉ PAYSAGÈRE VUE PAR LES GENS DE LA RUE. »

Vincent Kaufmann, , sociologue urbain

Quelle solution peut-on imaginer ?

Au centre-ville, il faut réussir à faire évoluer l’existant, ce qui n’est pas évident. Dans les vastes périmètres, plutôt que d’aborder de façon unitaire d’immenses projets, une division en plus petits lots, avec une grande diversité et des ambiances différentes induites par une architecture variée, peut permettre à la fois de planifier l’ensemble et d’offrir une variété séduisante aux futurs habitants et utilisateurs.

Êtes-vous optimiste pour le développement de Genève ?

Je le suis, même si aujourd’hui, il semble que nous sommes dans une impasse. Chaque projet est contesté, et avant de considérer qu’il s’agit de réactions de défenseurs irrationnels du moindre petit arbre ou de grognons qui ne veulent pas que l’on construise près de chez eux (le réflexe nimby, not in my backyard), examinons si ces phénomènes ne cachent pas une opposition plus fondamentale à la croissance de Genève. Il faudra trouver le moyen d’expliquer, de convaincre et de suivre une ligne politique cohérente. Lors des travaux dans le cadre du concours de la Fondation Braillard, l’une des idées était que Genève retrouve son arrière-pays, que l’urbanisme et l’aménagement puissent vraiment se penser à l’échelle du grand territoire. La ville, même avec sa périphérie, n’a pas la dimension nécessaire. Si l’on entend vraiment planifier le Grand Genève du futur, il faut englober un territoire de 1 million d’habitants, puis – comme évoqué plus haut – concevoir des unités décentralisées largement autosuffisantes.

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