Projet du Musée du vin, Lavaux, Mauro Turin. On pourrait imaginer un Musée du vin perché sur un promontoire existant, et ainsi bénéficier d'un paysage remarquable.
x
Projet du Musée du vin, Lavaux. On pourrait imaginer un Musée du vin perché sur un promontoire existant, et ainsi bénéficier d'un paysage remarquable. © Mauro Turin Architectes
N° 119 - Printemps 2016

« L’architecte qui avait des idées »

Mauro Turin, architecte argentin, s’est installé voilà une dizaine d’années au rez-de-chaussée d’un ancien bâtiment de la fin du XIXe siècle, qu’il a su transformer en bel atelier d’architecture, au pied de la cathédrale de Lausanne. Auparavant, il avait exercé sa profession dans son pays natal et aux Pays-Bas. Ce citoyen du monde s’est vite attaché au Pays de Vaud et à la Suisse, qu’il aime autant pour ses qualités que pour ses défauts. Très vite, il conçoit un projet original destiné à mettre en valeur le site de Lavaux, un peu déçu mais pas étonné de voir que ses idées originales retiennent l’attention et déclenchent même un début d’enthousiasme dans la presse et auprès des décideurs publics, mais que l’hypothèse d’une mise en œuvre ne paraît vraisemblable à personne.

Qu’à cela ne tienne ! Fort d’un deuxième prix obtenu en 2008 au concours d’architecture pour le nouveau Musée d’ethnographie de Genève et de plus de douze prix lors de concours en Suisse et à l’étranger (y compris une mention d’honneur au concours international pour le Musée d’histoire de Bavière), s’appuyant sur une énergie et une puissance de travail hors du commun, le quadragénaire investit à nouveau des centaines d’heures de labeur et d’étude dans un projet visant à revivifier et valoriser les quais d’Ouchy et la rive lausannoise du lac. À Lavaux, on rêvait un peu – quoique l’idée de Musée du vin sur un promontoire rocheux au-dessus de l’eau ait été relativement aboutie – mais à Ouchy, on entre dans le détail. En gros, l’architecte imagine de mettre en tunnel un kilomètre de chaussée et de « recoudre » ainsi, en vert bien entendu, le tissu urbain et l’accès au lac.

Encore une utopie ? Sûrement pas, et les exemples de réalisations comparables ne manquent pas, du modeste tunnel de Vésenaz qui a redonné vie au bourg dont on disait qu’il fallait « naître et mourir d’un côté de la route ou de l’autre, mais ne pas imaginer traverser la chaussée » à l’ambitieux concept de Louvain-la-Neuve, en passant par les bords de mer ou de fleuve revivifiés à Barcelone, Hambourg, Lyon ou Berlin. On se prend dès lors à espérer que des mécènes ou des élus clairvoyants regardent de près un tel projet, porteur de qualité de vie et sans nul doute susceptible d’être rentable à terme. Et, en si bon chemin (piétonnier), pourquoi ne pas en imaginer une version genevoise ?

Photomontage, Promenade Les quais d’Ouchy, Lausanne. Selon Mauro Turin, les Quais pourraient être réaménagés avec restaurants, bars et boutiques comme toile de fond de la Promenade avec ses terrasses, sa bande verte et ses chemins piétons.
x
© Mauro Turin Architectes
Photomontage, Promenade Les quais d’Ouchy, Lausanne. Les Quais pourraient être réaménagés avec restaurants, bars et boutiques comme toile de fond de la Promenade avec ses terrasses, sa bande verte et ses chemins piétons.

– Lorsque vous êtes arrivé d’Argentine à l’orée du XXIe siècle, votre premier coup de foudre fut pour la région de Lavaux. On peut certes le comprendre, mais comment l’idée de consacrer énergie, temps et argent à un projet un peu utopique de Musée du vin sur un promontoire rocheux vous est-elle venue ?

– Mauro Turin : Des années durant, quand je suis arrivé en Suisse, je n’ai pas eu de voiture et je ne me déplaçais quasiment qu’en train ou à pied. Autant dire que j’ai sillonné et observé avec émerveillement ma ville d’adoption, puis ses environs et tout particulièrement Lavaux où je faisais pas mal de vélo. Quelqu’un qui vient d’ailleurs comme moi saisit peut-être encore mieux qu’un autochtone, trop habitué, le caractère exceptionnel de ce lieu, qui est autant sinon davantage le fruit du travail de l’homme que de la nature : ce paysage de vignes et de villages a été façonné au fil des siècles, par les moines d’abord tout seuls, puis aidés par les vignerons-tâcherons. Au début, les montagnes et le lac étaient là, mais les rives étaient recouvertes de forêts. Mon bureau d’architectes ayant participé en 2008 au concours lancé par la Ville de Genève pour le nouveau Musée d’ethnographie et s’étant retrouvé au second rang du palmarès, je me suis senti autorisé à rêver un projet muséal autant qu’architectural pour mettre en valeur ce site extraordinaire. Le concept est celui d’un Musée du vin, avec un accès par le haut et une découverte de salle en salle, à l’intérieur du rocher, de l’histoire viticole de Lavaux depuis le Moyen Age. Le parcours s’achèverait en laissant derrière soi l’intérieur du promontoire rocheux pour surplomber le lac avec une structure horizontale très légère et quasi transparente qui donnerait au visiteur l’époustouflante vision, libérée, de ce panorama sublime.

Nous ne désespérons pas de trouver des interlocuteurs dotés de curiosité, de courage et d’imagination.

– N’est-il pas un peu fantaisiste de vouloir installer un élément horizontal moderne dans ce paysage « intouchable » ?

– Mauro Turin : C’est un peu audacieux mais, je le répète, le patrimoine naturel et historique de Lavaux mérite une autre mise en valeur que le petit train actuel ! En plus, le Musée du vin ferait partie d’un parcours organisé autour d’une stratégie de tourisme spécialisé dédiée aux vins de Lavaux.
Mon vœu, avec ce projet qui n’est pas du tout figé, est d’ouvrir un débat, de proposer un geste architectural susceptible de mettre en valeur ce site unique tout en le respectant profondément. Il y a quelques années, lors d’une interview, un journaliste lausannois faisait le parallèle entre mon projet et la passerelle enrobée de verre du Grand Canyon qui accueille des centaines de milliers de visiteurs chaque année.

– Quelles furent les réactions ?

– Mauro Turin : Beaucoup d’intérêt médiatique, y compris en Suisse alémanique et à l’étranger. Les autorités locales et cantonales ont trouvé l’idée intéressante, mais n’ont pas caché qu’elle leur paraissait difficilement réalisable, ne serait-ce qu’en raison de la protection du site suite aux Initiatives Weber de 1977 et 2005. Pourtant, selon le même journaliste, qui en a parlé à Franz Weber, celui-ci ne se serait pas déclaré farouchement opposé !

– La plupart des bureaux d’architectes estiment que participer à un concours de projets d’architecture, même lorsque les projets primés sont indemnisés, est un exercice certes formateur mais ruineux et épuisant. Et vous vous lancez à vos propres frais dans un projet que personne ne vous a demandé ! Comment assumez-vous cette charge, d’autant – nous allons y venir – que vous avez réitéré avec les quais d’Ouchy ?

– Mauro Turin : Nous assumons à grand-peine ! Concrètement, participer à un concours représente cinq cents à sept cents heures de travail. Dans le cas d’un projet spontané, c’est encore davantage, avec en outre la nécessité d’assurer une certaine promotion de son idée et d’attirer l’attention de décideurs suroccupés. Je suis pourtant convaincu que le rôle d’un architecte est de faire œuvre civique, de lancer des propositions, de créer la discussion sur l’évolution de notre cadre de vie. Nous devons interroger la société, jouer les grains de poivre qui empêchent le ronronnement de l’utilitarisme routinier. Bien sûr, cela a un coût pour un bureau comme le mien et nous devons parfois refréner notre passion… Pourtant, nous ne désespérons pas de trouver des interlocuteurs dotés de curiosité, de courage et d’imagination ; il en existe en Suisse davantage qu’on ne le croit.

Réaménagement, Les Quais d’Ouchy, Lausanne. Coupe transversale de principe d’Ouchy.
x
© Mauro Turin Architectes
Réaménagement, Les Quais d’Ouchy, Lausanne. Coupe transversale de principe d’Ouchy.

– Voilà qui vous a mené à concevoir un véritable projet urbain pour les quais d’Ouchy. En quoi consiste-t-il ?

– Mauro Turin : À Lausanne, toute la zone au bord du lac, avec le port d’Ouchy comme noyau central, se présente comme un élément d’importance capitale à l’échelle de la ville, mais aussi de la région, tant du point de vue paysager que sportif, culturel ou simplement logistique. Ce périmètre a sa propre personnalité et sert d’interface entre la ville et la nature. Le littoral offre la possibilité de longues randonnées depuis Saint-Sulpice à l’ouest, traversant parcs et plages puis le port de Vidy, continuant par le plus urbain port d’Ouchy avec sa promenade piétonne, pour arriver au pittoresque port de Lutry à l’est, après avoir traversé le port de Pully.

Le port d’Ouchy est la rotule entre les espaces d’activités naturelles et sportives à l’ouest, avec plages, piscine et terrains de sport, et les surfaces d’activités urbaines et ludiques à l’est, avec promenades, parcs et jardins aménagés. Il nous est apparu que l’offre de commerces, de restaurants et de services tertiaires était insuffisante en de nombreux points, et singulièrement sur les quais d’Ouchy, par manque d’espace lorsque le trafic routier rejoint la promenade piétonne. Notre idée est de libérer de la place en surface en recouvrant la route sur ce tronçon d’un kilomètre environ, permettant de créer une « continuité verte » entre ville et quai, au-dessus de la rue. Les véhicules passeraient en tunnel et, entre les voies de circulation, un parking à exploitation privée, couplé à un autre de type P+R de plus de cinq cents places au total seraient créés.

En outre, en proposant le parking P+R enterré, nous imaginons de supprimer celui existant en surface à côté du chantier naval de la CGN, ce qui permettrait de réaménager ce dernier en libérant ainsi un vaste périmètre vert destiné à des activités ludiques. Ce parc viendrait s’additionner à l’étroite surface de verdure enfermée aujourd’hui entre le chantier naval de la CGN et la piscine de Bellerive.

– C’est un projet d’envergure ; mais comment allez-vous attirer des services et des restaurants, dont vous constatez le nombre insuffisant ? De telles activités supposent de disposer de locaux et de clientèle…

– Mauro Turin : Précisément. Les Lausannois utilisent le lac et ses rives en été, pour y faire des balades, prendre le bateau ou se livrer aux joies des sports de plein air. Ouchy, le secteur le plus urbain des rives, manque désespérément d’équilibre entre offre et demande tertiaire et c’est pour cela que les Lausannois désertent ce quartier en dehors du temps court d’une promenade estivale occasionnelle. Mais qui a vraiment envie de passer sa journée au bord du lac en hiver ? La solution que nous proposons est un geste très fort qui consiste à créer une bande d’équipements tertiaires qui accompagnent la promenade verte tout au long des quais d’Ouchy. Restaurants, bars, cafés, boutiques et autres services attireront les habitants et les touristes de la ville et de la région tout entière, permettant de faire des quais d’Ouchy débarrassés de leur trafic de surface une extension naturelle, vivante et bouillonnante du port d’Ouchy pendant toute l’année. La subtilité est de tirer profit de la différence de niveau entre le trottoir et les parcelles publiques et privées au nord des quais d’Ouchy. En adossant un volume allongé – tout le long de la promenade – aux limites surélevées des parcelles et du parc, un maximum d’espace public entre le lac et le volume créé est dégagé. Nous créons une symbiose délicate entre la ville et le lac. Les toitures végétalisées de cet ensemble allongé permettent de mettre en valeur la verdure existant dans le quartier. Les surfaces tertiaires à l’intérieur de ce volume, avec des terrasses aménagées devant des façades vitrées, vitalisent la promenade piétonne-ligne verte en offrant un nouveau haut lieu de rencontre et de détente.

Une façade vitrée unique longe la totalité de la promenade piétonne, du port d’Ouchy à la tour Haldimand.

– Ne risque-t-on pas de voir une foison de commerces disparates, comme le quai du Mont-Blanc à Genève en donne chaque été la triste illustration : boutiques de souvenirs, baraques à frites, pavillons glaciers de tous styles ?

– Mauro Turin : Justement pas. Nous visons au contraire une certaine homogénéité. Notre projet, avec la simplicité de son architecture et la multiplication de poutres dans toute la longueur de l’intervention, présente une harmonie entre contexte construit et espaces verts. Un cadre architectural commun où les aménagements intérieurs permettront à chaque exploitation tertiaire d’avoir sa propre identité. Dans cette logique, une façade vitrée unique longe la totalité de la promenade piétonne, du port d’Ouchy à la tour Haldimand. Enfin, le projet symbolise dans sa matérialité un ensemble délibérément ouvert, unificateur et vivant. Le système de poutres avec des auvents suspendus repliables assure d’une part la protection des locaux du rayonnement solaire trop fort en été, et d’autre part permet un profit maximal de ce même rayonnement en hiver. Les terrasses larges, pleines de tables devant les restaurants, bars, cafés et boutiques produisent une ambiance bienveillante et amicale de nouveau quartier. L’espace du trottoir public devant les terrasses permet aux passants d’« habiter » et de ressentir l’ambiance des quais d’Ouchy. Ce projet a donc une vocation urbaine évidente.

– Cette fois-ci, quel accueil le projet a-t-il reçu ?

– Mauro Turin : Il s’agit ici d’un avant-projet abouti, dans le sens que l’ensemble des paramètres architecturaux et des normes de circulation et de parcage a été évalué et calculé. Nous avons rencontré un intérêt certain de la part des autorités communales. Mais il est vrai aussi que, pour elles, le « moment » politique n’est pas le plus opportun, avec les importants investissements et l’engagement de temps et d’énergie impliqués par les projets « Métamorphose », de Centre sportif de Malley et du Pôle muséal de Lausanne. Je suis néanmoins convaincu que l’équilibre financier de cette opération peut être trouvé, grâce aux concessions pour le parking à exploitation privée, aux loyers des espaces commerciaux et à la valorisation possible de ces nouveaux espaces urbains au travers de parrainages de firmes attachées au cadre et à la qualité de vie, entre autres.

Photomontage, Pavillon vertical, Lausanne. Transparence et légèreté pour le Pavillon vertical, positionné sur une surface dégagée au milieu du Parc Denantou à Lausanne.
x
© Mauro Turin Architectes
Photomontage, Pavillon vertical, Lausanne. Transparence et légèreté pour le Pavillon vertical, positionné sur une surface dégagée au milieu du Parc Denantou à Lausanne.

– Pensez-vous qu’un projet du même type serait envisageable à Genève, par exemple au quai Gustave-Ador ou en face aux quais du Mont-Blanc et Wilson ?

– Mauro Turin : La configuration est différente, mais il serait sans doute possible d’étudier une solution. Je suis étonné que personne n’y ait encore pensé, car une différence de niveau existe entre le bord du lac et le bas des immeubles ; imaginer près de deux siècles après le général Dufour un nouveau visage pour les quais de la rade, par exemple une large promenade verte avec la circulation automobile mise en tunnel, serait une idée formidable. Dans ce cadre beaucoup plus urbain qu’Ouchy, on imagine que les propriétaires d’immeubles en bord de lac et les exploitants de surfaces commerciales créées sur les quais pourraient contribuer au financement et/ou à la rentabilisation de l’infrastructure. Habiter au bord de la rade sans le bruit des voies de circulation serait un vrai progrès et accroîtrait évidemment la valeur des bâtiments, comme le chiffre d’affaires des restaurants et commerces. Pour notre part, nous lancer dans une telle étude nécessiterait que nous soyons mandatés par les pouvoirs publics ou des privés.

– D’autant que vous avez d’ores et déjà un troisième projet élaboré pro bono

– Mauro Turin : En effet, il s’agit de structures légères et transparentes permettant d’ériger des pavillons d’exposition ou de loisirs dans les parcs de n’importe quelle ville, quelles que soient la nature et la déclivité du terrain. Verticaux, de hauteur adaptable à volonté, facilement démontables et déplaçables, ces pavillons permettent d’organiser des événements. Le pavillon se compose tout simplement d’une structure tridimensionnelle formée de profilés métalliques rectangulaires de dimensions très réduites, offrant toute possibilité d’évolution et de forme ; un principe de traction et de compression active équilibre en tout temps le pavillon, permettant d’assurer une stabilité et une sécurité à toute épreuve. Tout naturellement, j’ai imaginé ces pavillons pour Lausanne, quoi qu’ils puissent s’implanter dans n’importe quelle ville suisse.

Footnotes

Rubriques
Dossiers Horizons

Continuer votre lecture