N° 148 - Automne 2025

L’Art déco, toujours moderne

Le courant esthétique des années 20 aurait donc un siècle. Chic et français, inspiré par les avant-gardes artistiques, ses pièces historiques, après avoir été boudées, sont aujourd’hui très recherchées.

Tiens. Il y aurait donc une date d’anniversaire pour l’Art déco ? On pensait pourtant ce genre de style impossible à fêter, un peu comme l’Art nouveau, apparu quasi simultanément à la fin du XIXe siècle en France, en Angleterre, en Belgique, en Autriche, en Allemagne et en Italie, mais à une date difficile à déterminer. L’Art déco fête donc les 100 ans de sa création. Si le courant traverse la décennie 1920-1930, alors que son nom n’apparaît qu’en 1968, on estime ainsi que L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes d’avril 1925 à Paris établit sa naissance mondiale.

INFLUENCE CUBISTE

Ses origines remontent, en fait, à une dizaine d’années auparavant. Il souffle alors comme un vent contraire sur l’Art nouveau. Le style inspiré de la nature avec ses végétaux qui s’enroulent et ses insectes envahissants passe gentiment de mode face à la révolution esthétique de l’abstraction. Fini le pittoresque et les formes molles ! Les artistes ne décrivent plus le monde tel qu’il est, mais tel qu’ils le perçoivent, dans toute sa complexité. Picasso et Braque l’éclatent en le représentant sous tous les points de vue en même temps. Mondrian le simplifie avec un système de grille à l’orthogonalité rigoureuse et aux couleurs vives limitées au bleu, au rouge, au jaune, au blanc et au noir.
La guerre de 14 va accélérer ce processus de métamorphose. Les progrès techniques, la vitesse, l’horreur aussi de l’homme réduit au rôle de machine à détruire instillent un changement des mentalités. L’Armistice signé va déclencher un enthousiasme délirant dans le camp des vainqueurs et plonger dans une dépression profonde celui des vaincus. L’Allemagne s’enfonce dans une récession dramatique, tandis que la France inaugure ses Années folles. C’est la fête après l’apocalypse. L’esprit nouveau incite à l’ouverture aux idées nouvelles. Les richesses qui se sont constituées pendant la guerre changent de décor et de costume.

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Un immeuble de l’Art Deco Historic District de Miami. Les couleurs pastel datent de la rénovation du quartier dans les années 80.

La géométrie, la symétrie, les motifs et un certain néoclassicisme investissent les intérieurs et la mode. Sans oublier les colonies et l’exotisme qui servent également de sources d’inspiration.
Formé par le couturier Jacques Doucet, Paul Poiret libère les femmes du corset en inventant des silhouettes fluides qui trouvent leurs influences dans le kimono et le caftan.
Dans le domaine du mobilier, Jacques-Émile Ruhlmann dessine des bureaux, des coiffeuses et des buffets d’une élégance absolue taillés dans de l’ébène de Macassar et décorés de marqueterie d’ivoire. Industriels, stars du théâtre et du cinéma muet (mais plus pour très longtemps), et hommes politiques s’arrachent les grands décorateurs-ensembliers (on ne parle pas encore d’architecte d’intérieur) : Gaston Suisse, Edgar Brandt ou encore René Lalique qui transforment maisons et appartements en palais bling remplis de miroirs, de meubles aux essences exotiques, de paravents en laque de Chine et de suspensions spectaculaires en verre.

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Le grand salon du Normandie avec les lustres de René Lalique et les bas-reliefs de Raymond Delamarre faisaient du paquebot un véritable Versailles flottant.

Vaste comme un immeuble, le paquebot devient le terrain de jeu de ces mises en scène qui ravissent une bourgeoisie ayant les moyens de ces élégantes extravagances. Objet politique qui exprime la capacité d’innovation d’un pays, il est aussi la vitrine idéale de son savoir-faire. D’ailleurs, si on parle ici beaucoup de créateurs français, ce n’est pas non plus par hasard : Louis XIV avait fait du luxe, et de ceux qui le font, un produit d’exportation et de prestige, érigeant ainsi le niveau d’excellence de l’artisanat français en institution.
L’aménagement du Normandie ressemble à un plateau de production hollywoodienne. Tous les grands acteurs de l’Art déco y participent, notamment l’architecte Pierre Patout qui va orchestrer la métamorphose du bateau en Versailles flottant. Parmi les effets les plus marquants, les 18 panneaux laqués or du fumoir de Jean Dunand racontent l’histoire de la conquête du cheval tandis que les murs du grand salon, long de 86 mètres, sont recouverts de 6000 dalles de verre réalisées par Auguste Labouret et qui reflètent, dans toute la salle, la lumière des énormes chandeliers de Lalique. L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, qui signa donc l’acte de naissance de l’Art déco, exprimait déjà cette vision optimiste de l’époque machiniste. Mais aussi l’internationalisation de ce courant éminemment chic et français, notamment en direction des États-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, on se reconnaît volontiers dans ce mouvement moderne qui exalte le dynamisme et la richesse. Et le plus souvent à travers l’architecture, qui va donner au style ses manifestations les plus spectaculaires.

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Un cabinet radiophonique réalisé par le maître de la laque Jean Dunand dans les années 30.

Avec sa flèche en gradins percée de fenêtres triangulaires et plaquée de métal argenté, le Chrysler Building de l’architecte William Van Alen et son iconographie glorifient l’aéronautique, l’automobile et la puissance de l’industrie américaine. À Miami, c’est tout un quartier qui a pris pour nom Art Deco Historic District en raison de la construction, entre 1923 et 1943, de plus de 800 immeubles, villas, restaurants et hôtels reprenant le style en l’adaptant à cette région de bord de mer. Les couleurs pastel étant apparues dans les années 80, au moment de la rénovation du quartier laissé à l’abandon pour ainsi lui redonner du pep.
L’histoire de l’Art déco, comme tous les styles d’ailleurs, a connu une fin. Trop sophistiqué, trop petit-bourgeois, parfois un peu lourd et massif, limite kitsch, le genre ne survit pas à l’après-guerre. Le futur mouvement de l’architecture moderne qui s’y opposait déjà à l’exposition de 1925 – à travers le Pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier et Pierre Jeanneret – finit par imposer ses idées rationnelles mieux adaptées dans un monde à reconstruire. Le Bauhaus, avec son mobilier censé être accessible à tous et fabriqué en série, exerce désormais son influence sur le design international.

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(Philips)
Le décor Palmiers réalisé entre 1930 et 1936 en bois et métal laqué par Jean Dunand pour une riche famille parisienne de la rue Monceau. Il a été vendu en 2021 pour la bagatelle de 3,5 millions d’euros.

Aujourd’hui, l’Art déco vit un regain d’intérêt. Un nouvel élan qui s’explique par le boom du luxe et de la noblesse du savoir-faire, la rareté de ces pièces souvent fabriquées en toutes petites séries, voire pour des intérieurs en particulier et, plus globalement, le goût pour cette esthétique élégante et géométrique. En 2024, une commode de Jule Leleu, le grand rival de Ruhlmann, dite « Feu d’artifice », en palissandre et marqueterie d’ébène du Gabon estimée à 8000 euros, partait sous le marteau de la maison Farrando à presque 120’000 euros. Sans parler de Palmiers, le décor du fumoir d’un appartement de la rue Monceau, à Paris, réalisé en bois et métal laqué par Jean Dunand entre 1930 et 1936. Un chef-d’œuvre de l’Art déco vendu en 2021 chez Philips pour 3,5 millions d’euros.

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