N° 136 - Automne 2021

L’arbre immortel de Giuseppe Penone

Il travaille dans et avec la nature et considère l’arbre comme la plus parfaite des sculptures. Rencontre avec un poète du vivant et l’un des derniers membres toujours en activité de l’Arte Povera.

En 1967, à Turin, le critique d’art Germano Celant trouvait deux mots pour qualifier un tout nouveau groupe d’artistes qui utilisaient du carton, du charbon, des tuyaux rouillés, des cordes et du bois. L’Arte Povera, comme ces matériaux « pauvres », exprime alors la résistance face à l’industrialisation du monde, à la société de consommation et à l’abstraction des années 50. Dernier arrivé dans le mouvement, Giuseppe Penone trouve l’inspiration dans la nature. Une sensibilité pour le vivant qu’il a découvert très tôt à travers la poésie de Dante et le mythe de Daphné, la nymphe qui, pour échapper aux assauts d’Apollon, se transforme en laurier. Depuis quelques années, l’artiste piémontais réalise d’immenses sculptures en bronze en forme d’arbres qu’il associe parfois à des blocs de pierre et de l’or. Giuseppe Penone ne se lasse pas de contempler cette nature aux variations poétiques et artistiques infinies. Et dont l’homme n’a toujours pas compris qu’il n’en était qu’un modeste élément perturbateur et non le maître.

Giuseppe Penone au Louvre Abou Dabi en 2017.
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(AFP PHOTO/JEAN-PIERRE CLATOT)
Giuseppe Penone au Louvre Abou Dabi en 2017.

Comment avez-vous vécu la période de confinement au début de l’année ?

Cela a été un moment terriblement dramatique pour les gens forcés de vivre dans de petits espaces. Heureusement, je possède une maison dans la campagne, près de Turin. Cela faisait des années que je n’avais pas vécu un printemps comme celui-ci.

À quoi a-t-il ressemblé ?

Je travaille seul. Vu que je n’ai pas besoin d’interagir avec les gens, la situation n’a pas été très compliquée à vivre pour moi. Le manque de liens sociaux ne m’a pas affecté dans le sens où ils ne me sont pas vraiment nécessaires.

Votre travail a toujours entretenu un lien fort avec la nature. Comment était-ce de la voir se développer sous vos yeux, jour après jour ?

C’était comme participer à un rythme perdu. L’obligation de se tenir à l’abri pendant cette période vous incitait à vous concentrer sur des détails que d’ordinaire vous ne remarquiez plus.

Quel genre de détails ?

Par exemple, voir à quelle vitesse les feuilles grandissent. C’est comme une explosion de joie qui vous donne de l’espoir. Le fait que le confinement ait coïncidé avec le début du printemps a beaucoup atténué le sentiment de tristesse.

« Elevazione »
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A photo taken on June 6, 2013 shows "Elevazione" (Elevation), a sculpture by Italian artist Giuseppe Penone, on display in the gardens of Versailles. The exhibition will run from June 11 to October 31, 2013. AFP PHOTO / CLAIRE LEBERTRE (Photo by CLAIRE LEBERTRE / AFP)
« Elevazione », dans les Jardins de Versailles en 2013.

Avez-vous travaillé pendant cette période ? Vous a-t-elle inspiré ?

J’ai un atelier dans ma maison de campagne, en plus de celui que je possède à Turin. J’ai donc pu terminer quelques pièces que j’avais mises de côté et développer de nouvelles idées.

Lesquelles ?

J’ai réfléchi à la manière dont je m’exprime à la pointe sèche. Il s’agit d’une technique de gravure sur cuivre. Une pointe très dure creuse la surface du métal qui est ensuite encrée et imprimée sur du papier. C’est un acte très similaire à celui de la sculpture.

En 2014, vous receviez, au Japon, le prestigieux prix Praemium Imperiale dans la section sculpture. Vous considérez-vous avant tout comme un sculpteur ?

Oui, car même si je m’exprime de plusieurs manières, je travaille avec du matériel en trois dimensions. J’utilise des feuilles d’arbres ou de laurier qui ne sont pas forcément adaptées à la pratique de la sculpture. En réalité, et malgré leurs fragilités, elles manifestent une présence qui tient très bien sur la durée. Regardez les herbiers du XVIIIe siècle !

Comment êtes-vous devenu un des artistes de l’Arte Povera ?

J’ai été le dernier artiste à rejoindre le groupe. Ma première œuvre date de 1968. J’avais 20 ans. Germano Celant l’a vue et a décidé de l’inclure dans son livre Arte Povera qui est sorti en 1969 chez Mazzotta. Mais je n’ai pas participé aux toutes premières expositions qu’il avait organisées à la Galleria La Bertesca à Gênes ou à Amalfi.

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(© Eric Sander / Domaine de Chaumont-sur-Loire)
La main de l’artiste moulée en bronze enserre un arbre qui va ainsi grandir autour de la sculpture. Comme dans « Trattenere 8 anni di crescita » installée en 2016 dans le cadre de la Saison d’Art au Domaine de Chaumont-sur-Loire.

Pour autant, aviez-vous quand même le sentiment d’appartenir à ce mouvement ?

Oui, parce que tous les membres de ce groupe étaient importants sur la scène artistique, même en dehors de l’Italie. De plus, ils étaient toujours présents à toutes les expositions, ce qui leur a permis d’être connus et reconnus. Pendant longtemps, il n’existait pas d’espaces pour exposer l’art contemporain italien. Juste quelques galeries qui s’y intéressaient, mais n’avaient pas d’argent. Le concept d’Arte Povera est devenu un genre en soi, une manière de penser qui a permis le développement d’un corpus artistique au fil des ans.

Lui aussi membre de l’Arte Povera, l’artiste Michelangelo Pistoletto le définissait comme un mouvement « antipop-art ». Étiez-vous d’accord avec lui ?

Dans un sens, oui, car l’Arte Povera se libérait des valeurs culturelles italiennes et européennes de la fin des années 60. Il a fallu ensuite lui établir une identité tandis qu’au niveau international s’opérait, au contraire, une homogénéisation culturelle.

Pensez-vous que l’Arte Povera ait réuni l’un des derniers groupes d’artistes d’avant-garde, comme les cubistes, les futuristes ou les surréalistes ?

En partie. Nous partagions une philosophie commune en effet. Et nous organisions des expositions avec des galeristes qui pensaient comme nous sans se préoccuper du marché.
Le succès économique ne nous intéressait pas. Certes, nous avions besoin de gagner nos vies, mais le plus important était d’exprimer certaines idées. Et puis tout a changé. La valeur du marché a indexé la valeur de l’art. De manière générale, aujourd’hui pour juger la qualité d’une œuvre on réfléchit d’abord en termes économiques. Moi, lorsque je vais dans un musée, je ne me demande jamais combien coûte ce que je suis en train de regarder.

« The Listener »
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( © Giuseppe Penone/2021 Artists Rights Society
(ARS), New York/ADAGP, Paris. Photo: Sebastiano Pellion di Persano, courtesy Vuslat Foundation)
« The Listener », un arbre en bronze immergé dans le bassin de l’Arsenal dans la cadre de la 17e Biennale d’architecture de Venise en 2021.

Vous avez commencé assez jeune à exposer dans des galeries, des musées à travers le monde et puis, il y a quelques années, vous êtes passé aux jardins du Château de Versailles. Qu’est-ce qui a déclenché cette transition de l’intérieur vers l’extérieur ?

Le bronze est un matériau qui réagit comme un végétal, car, avec le temps et selon où il est installé, sa patine prend la couleur des plantes. Mon idée était de rendre ainsi éternelle la forme d’un arbre que le temps va naturellement dégrader. J’ai réalisé une des premières pièces de ce type à la fin des années 80 à Otterlo, aux Pays-Bas, au musée Kröller-Müller. J’avais installé un bloc de bronze qui ressemblait à un arbre couché le long d’un chemin. Je voulais à la fois remplacer l’arbre qui manquait à cet endroit et faire en sorte que l’œuvre se fonde dans son environnement. À Versailles en 2013, j’ai naturellement choisi d’exposer dans les jardins de Le Nôtre. Cela m’a permis de présenter dix-sept sculptures dont beaucoup n’avaient jamais été montrées et que j’ai ainsi pu contempler en même temps pour la première fois. C’était intéressant de voir comment le public interagissait avec les œuvres. Beaucoup des visiteurs du château ne sont pas forcément concernés par l’art contemporain. Ils viennent du monde entier et de cultures différentes, ce qui multiplie leur façon de voir les choses. Observer les gens s’approcher des pièces et la manière qu’ils ont de s’y intéresser, tout cela m’a donné le sentiment qu’elles dureront dans le temps et que l’attrait pour les œuvres va au-delà de l’analyse de leur seule valeur artistique.

« Luce e ombra »
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(© MCBA, Etienne Malapert)
« Luce e ombra », 2011. La sculpture de bronze, de granit et d’or est installée dans le hall du nouveau Musée des beaux-arts de Lausanne.

Comment vos œuvres parlent-elles de la relation entre l’homme et la nature ?

Elles envisagent l’homme comme une partie de la nature. Elles sont conçues dans le but de montrer comment les actions de l’humanité influent sur son environnement. Mes toutes premières œuvres me viennent à l’esprit. Je pense à Alpi Marittime qui consistait en un moulage en bronze de mon bras et de ma main enserrant le tronc d’un arbre. Attaché à lui, la sculpture transformait l’arbre qui grandissait. Elle créait un changement dans sa nature même. Plusieurs interprétations pouvaient ensuite naître de cette rencontre.

Face à la pandémie, l’homme n’est-il pas devenu plus faible et vulnérable alors qu’autour de lui la nature explose ?

J’entends les gens parler de la nature comme de quelque chose de bénéfique pour nos vies et qu’il faut absolument protéger comme si l’homme ne faisait pas partie de la nature, mais en était le maître. Alors qu’en fait la nature existe indépendamment de lui et, qu’au mieux, elle est indifférente à l’humanité. Notre volonté de la préserver est un acte purement égoïste. Nous nous en inquiétons pour l’unique raison que sa dégradation menace notre existence.

Pour vous, l’homme et la nature sont donc une seule et même chose ?

L’homme appartient à la nature. Il en est un élément qui dérange et perturbe son ordre. Mais la nature lui survivra. Nos préoccupations au sujet de la conservation des espèces, du changement climatique, et de bien d’autres choses, ne sont motivées que parce que nous craignons pour notre propre survie.

Notre survie justement. Le coronavirus la met en péril. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Le virus se comporte comme nous, avec le même instinct de survie. Cet instinct se trouve dans nos cellules, dans notre constitution. Il agit lorsque des populations se trouvent en situation de guerre, par exemple. C’est une force qui garantit la préservation de l’identité de l’homme, mais sur laquelle il n’a aucun contrôle.

L’homme part, l’art reste ?

L’une des fonctions de l’art est de pousser l’homme à créer des choses dont il espère qu’elles feront en sorte qu’on se souvienne de lui. Mais, pour moi, la première raison d’être de l’art est qu’à travers lui l’homme affirme sa propre identité.

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