N° 148 - Automne 2025

La morale du faible, ce poison social

Le phénomène est arrivé sournoisement. Il eût fallu se méfier des signes, décrypter les mots. Mais la chose se présentait bien, elle ne paraissait pas nuisible ; on lui a
laissé la place. Ignorée au mieux, accueillie au pire. Alors, elle a envahi notre société : la victimisation.

Les prémices sont apparues dans le verbe. Je me souviens
de la première fois, il y a une dizaine d’années, où un photographe
m’a demandé d’avoir un regard bienveillant. Sa
requête visait donc le sens propre et son adresse, l’objectif.
J’avais trouvé cette injonction charmante, puisque, à
l’époque, ce substantif ne s’était pas encore invité dans le
langage courant. L’éducation bienveillante, le management
bienveillant n’avaient pas été diffusés par d’éminentes
officines propagandistes, les « lignes de confiance » ne
s’étaient pas imposées dans les entreprises soucieuses de
mise en conformité aux nouvelles normes sociales.

SIGNAUX D’ALERTE

Idem pour le terme d’offense, dont je fus ravie qu’il fasse
son retour. Sonorité douce, élégance, légère teinte religieuse,
ou même évocation Grand Siècle – les duels,
d’Artagnan, l’honneur, tout ça. Rien à redire. J’ai acheté
l’offense.
En même temps s’est profilé le néologisme « stigmatisation
». Là, mon cerveau a commencé à émettre des
signaux d’alerte. Utilisé pour caractériser le rejet social,
l’usage de ce mot dont l’étymologie remonte au grec
ancien et désigne les marques corporelles frappant les
esclaves et les brigands m’a paru exagéré. D’autant plus
que les groupes aspirant au titre de stigmatisés symboliques
croissaient de manière spectaculaire : étrangers,
gens de couleur, musulmans, LGBTQI, personnes laides,
grosses, handicapées, dyslexiques, dyscalculiques, hypersensibles,
et j’en passe. Bientôt, seuls les tocards ne
pourront y prétendre, en plus des gens désespérément
normaux n’ayant à déplorer aucun problème répertorié.
La stigmatisation présentait aussi l’avantage caché d’un
double sens, positif pour le second, en forme d’analogie
chrétienne : les saints portant des stigmates révélaient
aux yeux du commun leur connexion directe au
Très-Haut. Et c’est ainsi que de stigmatisé, on a fini privilégié.
D’où il faut en conclure de manière sous-jacente
qu’être victime est en réalité une vertu.

DAMNÉS DE LA TERRE

Dans nos sociétés occidentales, le commerce de la pitié
connaît un essor fulgurant. Chaque jour ou presque, le
nombre de victimes signalées croît. L’huile de moteur
de cette caravane martyre ? L’essentialisation. Autrement
dit, la réduction d’une personnalité à une qualité
en particulier. N’allez pas croire en effet que si vous êtes
un homme blanc hétérosexuel, vous pourriez prétendre
au statut de victime, même si objectivement il vous est
arrivé des bricoles. Non, il faut, pour rejoindre l’équipe
de souffre-douleurs, appartenir à un groupe agréé par
les docteurs ès discrimination. Ainsi donc, le fils de bourgeois
transgenre peut y figurer, alors que le chômeur cinquantenaire,
pas du tout. En revanche, j’ai un doute quant
au fils de bourgeois éclopé. Car s’il présente l’avantage
de la claudication, il pourrait être recalé s’il est riche. Tout
est affaire de pondération selon les critères édictés par le
camp du Bien.

Celui-ci dispose de puissants relais : la presse, d’abord, jamais
en retard d’une mode ou d’une cause à défendre, au
prétexte d’exercer un contre-pouvoir. En réalité, c’est à un
objectif d’évangélisation qu’elle s’adonne le plus souvent.
En surpondérant les sujets victimaires, en consacrant de
multiples contenus en lien avec sa profession de foi, elle
ancre d’autorité des réflexes identitaires en culpabilisant
ceux qui croient encore que l’universalisme est le meilleur
rempart contre l’arbitraire. Ce faisant, elle encourage les
pouvoirs publics à sa suite, qui vont allouer de plus en
plus de ressources pour faire la promotion et organiser
le secours des nouveaux damnés de la terre – dont j’ai
affirmé plus haut qu’ils sont des privilégiés sur l’échelle
de la vertu.

PLEUREUSES D’OCCASION

Si l’affaire en restait là, je n’y verrais que le retour du
religieux sous des oripeaux contemporains. Mais elle
prend des proportions dangereuses. Cette inflation de
prétendants à la victimisation suscite un mouvement
plus large de pleureuses d’occasion, exigeant réparation.
Exemples : si votre enfant ramène de mauvaises notes,
c’est que le système scolaire est inadapté à son génie. Il
ne vous manque plus que de le faire diagnostiquer haut
potentiel et vous aurez le tampon de la faculté. Victime !
Élu. Si vous accumulez les déboires amoureux, c’est que
vous êtes hypersensible, une nouvelle pathologie aussi
répandue que délicate. Ou alors, c’est que vous ne croisez
que des pervers narcissiques, accusation commode
pour se soustraire à toute responsabilité. Victime ! Élu.
Si votre collaboratrice fait un burn-out émotionnel, c’est
que votre entreprise refusait à la chère âme la prise en
charge des séances de yoga. Victime ! Élue. Si vous êtes
un homme haut placé dans la hiérarchie professionnelle
et avez bénéficié d’un solide capital socio-éducatif, c’est
que vous avez a minima profité d’une inégalité indue ou,
pire, écrasé des faibles pour vous hisser. Bourreau ! Banni.

L’ÉCHEC COMME ARME

L’éloge de la faiblesse me fatigue, me consterne. Désormais
puissance, créativité et affirmation de soi deviennent
autant de défauts, même s’ils sont vécus avec humilité
et empathie. Le mérite, aujourd’hui, c’est de porter haut
son statut de victime et de se répandre en jérémiades
ayant valeur de courage. J’ajoute qu’en principe, les jérémiades
sont anonymes, mais le cri collectif est relayé par
les agents de la vertu.
Or, il y a malentendu. Il suffit de creuser dans la psyché
humaine pour s’apercevoir que la morale du faible repose
sur le ressentiment, et rien d’autre. C’est sa réponse à son
impuissance. Nous le savons, car nous sommes tous, à
un moment ou un autre, faible et en échec. Aujourd’hui,
miracle ! Cet échec devient une arme. Nous voilà déjà
au point où le faible présumé a persuadé bon nombre
d’élus, de plumitifs, d’institutions, que son désavantage
comparatif – ou sa nullité – valent crédit.
Tout est en place pour un basculement de paradigme.
Le faible vous parle de compassion, d’égalité et de respect,
mais c’est de pouvoir dont il s’agit. Tous ces gentils
abouliques et leurs hérauts me font penser aux hommes
d’Église des temps anciens, prêchant miséricorde et compassion,
pour mieux soumettre et contrôler les âmes de
leurs ouailles. On leur avait promis le ciel pour récompense
de ces valeurs. Aujourd’hui, c’est bien ici et maintenant
qu’elles comptent obtenir leur dû.
La faiblesse insigne bénéfice déjà de solides engagements.
Une fois la morale établie par les fragiles autoproclamés,
les forts désignés commencent à douter. Et s’il
fallait se conformer à la morale supérieure ? Et s’il convenait,
par opportunisme ou par gain de paix, de payer sa
cotisation à l’association des bras cassés ?

« LE MÉRITE, AUJOURD’HUI, C’EST DE PORTER HAUT SON STATUT DE VICTIME ET DE SE RÉPANDRE EN JÉRÉMIADES AYANT VALEUR DE COURAGE. »

Je ne vois que deux manières de remporter une victoire
quand on est, objectivement ou subjectivement, dans le camp des faibles. Soit par le combat, ce qui suppose
de valoriser la force et le courage, soit par la neutralisation
idéologique de l’adversaire. Prenez Spartacus : je ne
sache pas que sa révolte eût consisté à pleurnicher auprès
des centurions romains. Mais il a échoué, quand nos
Spartacus d’opérette sont en passe de réussir. Par une
habile manoeuvre favorisée par des décennies de paix et
de doux ramollissement qui ont fait oublier la réalité des
rapports de force, les représentants de la morale victimaire
ont réussi à instiller le poison de la culpabilité chez
leurs adversaires, appelés perfidement les dominants. Il
se peut alors que les moins charpentés d’entre ces derniers
estiment que leur réussite repose sur l’oppression
des autres.
À quoi reconnaît-on que la faiblesse se hisse tout en haut
de l’échelle des vertus monétisables ? À la contamination
des forts par la nouvelle morale, ou à leur lâcheté consistant
à se soumettre à l’idéologie de l’adversaire. Ce qui
revient au même. Lorsque les mots bienveillance et acceptation
deviennent la maxime du plus grand nombre,
la faiblesse a gagné. Lire ou relire Nietzsche.
Pour ma part, je refuse le privilège de la fragilité. Car le
nouveau rapport de domination qu’il promet me paraît
peu glorieux. Je voudrais dire aux apôtres de cette morale
qu’à cultiver la défaite, ils ne feront que la consacrer
collectivement. Mais il se fait tard. Grisés par le succès
qu’ils nous doivent, ils n’entendent plus.

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