Une main tendue robotique
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© Franck V.
N° 133 - Automne 2020

« Les robots coloniseront l’univers »

Jürgen Schmidhuber est directeur scientifique de l’Institut Dalle Molle de recherche sur l’intelligence artificielle à Lugano. Considéré comme le « père de l’intelligence artificielle » il a développé des applications dans les domaines de la reconnaissance vocale et de la traduction automatique. Rencontre avec un geek charismatique.

– Vous êtes fréquemment qualifié de « père de l’intelligence artificielle » par les médias. Est-ce une surprise pour vous ?

– Jürgen Schmidhuber : Je me suis fixé un but lorsque j’avais 15 ans : réussir à créer une intelligence artificielle (IA) capable de se perfectionner continuellement et de devenir plus intelligente que moi, afin que je puisse prendre ma retraite ! Néanmoins, personne ne peut inventer de véritable intelligence artificielle à partir de rien ; pour ce faire, on a besoin d’une civilisation entière. Avec mes collaborateurs, depuis le début des années 1990, nous avons conçu les réseaux neuronaux apprenants (Deep Learning Neural Networks) et le concept de LSTM (Long Short-Term Memory, mémoire immédiate durable, en quelque sorte), qui ont profondément modifié, j’ose dire révolutionné, l’intelligence artificielle et la capacité d’apprentissage des machines. Des milliards de téléphones portables, tablettes et ordinateurs utilisent à chaque instant ces technologies, qui expliquent comment votre voix peut être reconnue par votre smartphone et une traduction se faire immédiatement sur Facebook. Inspirés du fonctionnement du cerveau humain, ces systèmes deviennent de plus en plus performants, à un rythme accéléré, dans tous les domaines y compris la médecine. L’un des enjeux était la maîtrise des contextes complexes par la machine ; ainsi, lorsque l’enceinte intelligente d’Amazon, par exemple, vous répond qu’elle va vous proposer un concerto de Mozart, elle le fait avec une voix féminine qui n’est pas un enregistrement, mais une création. Les étapes suivantes seront justement de développer la créativité et même les sentiments de l’IA.

Jürgen Schmidhuber imagine un futur où le robot serait le meilleur ami de l’homme.
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© F. Bieber
Jürgen Schmidhuber imagine un futur où le robot serait le meilleur ami de l’homme.

– Lorsqu’on vous entend ou qu’on regarde une de vos conférences, il semble que les résultats sont venus tout naturellement…

– J’aime raconter une anecdote : au début des années 1990, j’ai fait un exposé sur nos recherches devant… une personne, dans une salle vide. Je lui ai donc dit : « Mademoiselle, la situation est particulière, je vais prononcer ma conférence juste pour vous ! » Elle m’a répondu : « En effet. Mais ne soyez pas trop long… Je suis la conférencière suivante. » Au début de nos recherches, personne ne s’intéressait à l’intelligence artificielle. Bien entendu, cela a changé et aujourd’hui, on se rend compte que si un robot acquiert la compétence d’apprendre, de comprendre, de créer, d’imaginer, nous allons faire un bond en avant dépassant largement toutes les révolutions industrielles.

– Les fantastiques avancées de l’intelligence artificielle pourraient-elles non seulement représenter un immense progrès et un changement universel, mais encore, devrions-nous nous inquiéter du pouvoir des robots ?

– Qui est ce « nous » dont vous parlez ? Il n’y a pas de « nous, les êtres humains ». Il y a seulement de nombreux humains très différents, avec toute sorte d’opinions diverses sur ce qui est « bon ». Certains humains veulent utiliser l’intelligence artificielle comme outil pour atteindre un but, d’autres pour en atteindre un différent. Il y a souvent des conflits entre ces personnes. À long terme, l’IA va devenir bien plus qu’un outil pour les êtres humains. Depuis 1990, j’ai conçu des formes d’intelligence artificielle qui ne se contentent pas d’imiter servilement leurs maîtres humains, mais obtiennent des succès en se montrant créatives et en résolvant leurs propres problèmes, inédits et jusque-là inextricables, en devenant de plus en plus imaginatives et efficaces au fur et à mesure du processus.

– On a l’impression que tout va très vite. À quelle vitesse progresse l’intelligence artificielle ?

– Pour donner une échelle, rappelons qu’en gros, les ordinateurs deviennent tous les cinq ans dix fois plus rapides, et ce pour le même prix. Contrairement à la loi de Moore, qui stipulait que le nombre de transistors par micropuce devait doubler tous les dix-huit mois et qui a récemment failli, la tendance que j’évoque tient depuis que Konrad Zuse a construit le premier ordinateur programmable entre 1935 et 1941. Aujourd’hui, septante-cinq ans plus tard, le hardware est grosso modo un million de milliards de fois plus rapide pour le même investissement. Nous avons tous profité de cette accélération incroyable. Si la tendance se poursuit, nous aurons bientôt des ordinateurs bon marché offrant la puissance d’un cerveau humain, et quelques décennies plus tard, de dix milliards de cerveaux travaillant ensemble. Il y aura sur terre des milliers de milliards de ces ordinateurs. Il semble un peu irréaliste d’imaginer qu’un être humain puisse être capable de contrôler des intelligences artificielles autonomes, curieuses et disposant d’une telle infrastructure !

– Le contrôle justement. Certains s’inquiètent de le perdre face aux robots. Comment les rassurer ?

– À la différence des films comme Terminator, il ne devrait pas y avoir beaucoup de conflits d’intérêts entre « nous » et « eux ». Chacun, humain ou non, a tendance à s’intéresser avant tout à ses semblables, avec qui il peut entrer en compétition ou en coopération parce qu’ils poursuivent les mêmes buts. Ainsi, les politiciens sont attirés par les politiciens, les patrons de grandes entreprises par leurs homologues d’autres sociétés, les enfants par les enfants de leur âge et les fourmis par les fourmis ! Et comme les êtres humains s’intéressent d’abord aux êtres humains et non aux fourmis, les superintelligences artificielles vont s’intéresser aux autres superintelligences artificielles, pas aux humains. Le plus grand ennemi de l’homme, c’est l’homme ; mais il peut aussi être son meilleur ami. Idem pour les IA !

– La crise climatique est très préoccupante pour l’avenir de l’homme et oblige le monde à s’adapter. Quel rôle jouera le robot dans cette mutation ?

– Comment les superintelligences artificielles changeront-elles le monde ? L’espace est hostile pour les humains, mais pas pour les robots qui y sont adaptés ; il offre bien plus de ressources que la petite pellicule de biosphère entourant la Terre, qui reçoit moins d’un milliardième de la lumière du soleil. Certaines formes d’IA vont demeurer passionnées par la vie, en tout cas, tant qu’elles n’en auront pas compris les tenants et aboutissants, mais la plupart vont se tourner vers les in-croyables nouvelles opportunités qu’offre l’espace aux robots et aux logiciels. Ils pourront transformer le reste du système solaire grâce à d’innombrables « fabriques » de robots autoréplicants, situées sur la ceinture d’astéroïdes et ailleurs.

– Selon vous, à quoi ressemblera le monde, l’univers, disons en l’an 3000 ?

– Regardons plus loin que l’an 3000 ! En quelques millions d’années, les robots dotés d’IA coloniseront la galaxie tout entière, et en quelques dizaines de milliards d’années le reste de l’univers, avec comme seule limite la vitesse de la lumière (pour les interconnexions entre eux). Je vais vous faire réfléchir : l’univers est encore jeune, il va devenir bien plus vieux qu’il ne l’est. Pensez au moment où il sera mille fois plus âgé qu’aujourd’hui. On se dira alors : « Juste après le Big Bang, à peine quatorze millions d’années plus tard, le cosmos tout entier devint intelligent ». Peut-être qu’entretemps, on aura compris le but de tout cela, s’il y en a un ! Je ne crois pas qu’on puisse stopper ce développement, sauf peut-être par une guerre nucléaire qui détruirait la civilisation humaine avant que la vraie IA ait pu prendre son envol. Si la Terre est la première planète où cette IA a une chance d’émerger, notre responsabilité ne concerne pas seulement notre petite biosphère, mais l’avenir de l’univers. Alors, essayons de ne pas tout gâcher !

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