De gauche à droite : Me Nicolas Capt. Avocat associé, Étude Capt & Wyss, Genève et Prof. Willy Pasini. Psychiatre et sexologue.
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De gauche à droite : Me Nicolas Capt. Avocat associé, Étude Capt & Wyss, Genève et Prof. Willy Pasini. Psychiatre et sexologue.
N° 123 - Été 2017

Internet, une arme de destruction massive ?

Le développement extraordinairement rapide d’Internet, du numérique, des smartphones, des objets connectés a laissé sur le bord du chemin des corporations professionnelles entières, des concepts ancestraux, des chefs d’entreprise distraits et pas mal de politiciens. Aujourd’hui, les hologrammes remplacent les tribuns et les robots les caissières. Surtout, les réseaux sociaux – dont l’incontournable Facebook fondé en 2004 et qui dispose de plusieurs milliards d’utilisateurs alors que de doctes imbéciles annoncent chaque mois, depuis une décennie, son imminente disparition – paraissent imposer leur loi.

Outil d’échanges, de commerce, d’information, Internet a aussi son côté sombre : sites extrémistes, fausses nouvelles, réseaux terroristes… Harceler quelqu’un ou détruire sa réputation sur Facebook ou Twitter est un million de fois plus nocif que de lui envoyer une tarte à la figure ou de le dénoncer au fisc. Si le Web a sauvé des vies, il traîne aussi son lot de drames, de vies détruites, de gestes désespérés et de comportements immondes.

La Toile est-elle un instrument du bien ou du mal ? Comme les langues d’Esope – la meilleure et la pire chose au monde –, le réseau mondial et ses dérivés polymorphes ont deux visages. Auteur de nombreux ouvrages, le professeur de psychiatrie italien Willy Pasini, qui exerce à Genève, est célèbre pour son invention de la sexologie en tant que science à part entière. Son livre « L’Intimité retrouvée » (Éditions Odile Jacob) aborde le thème de la vie privée et de l’exposition publique. Il a accepté de nous livrer quelques réflexions sur l’évolution des mentalités liée aux réseaux dits sociaux et sur les dangers qui menacent non seulement les jeunes, mais l’ensemble de la société. Me Nicolas Capt, avocat spécialiste du droit des nouvelles technologies, apporte de son côté l’éclairage juridique adéquat.

–  L’utilisation d’Internet pour diffuser des photos ou des informations indésirables représente-t-elle un danger inédit ?

– La victime de tels agissements subit en effet un traumatisme extrêmement grave, qui doit être considéré, pris en charge et traité comme tel. La psychothérapie, les méthodes EMDR (désensibilisation et retraitement des informations avec l’aide de mouvements oculaires) donnent de bons résultats. Il est surtout important de replacer, chez le patient, ce qui doit être intérieur, intime, et ce qui concerne l’extérieur. Les dégâts immédiats sont patents, mais il faut absolument prévenir autant que possible les dommages à long terme. Je recommande, en tout cas, de déléguer à un avocat tous les aspects de procédure et d’action visant à faire cesser une attaque ou à en obtenir réparation. Il faut absolument se décharger l’esprit.

LE PRINCIPAL CONSTAT QUE L’ON PUISSE FAIRE À PROPOS DE NOTRE SOCIÉTÉ, C’EST QUE L’INTIMITÉ N’EXISTE PLUS.

– Qu’entendez-vous par « intérieur et extérieur » ?

– Le principal constat que l’on puisse faire à propos de notre société, et qui n’a rien de rassurant, c’est que l’intimité n’existe plus. Aujourd’hui, il est important, il est essentiel de se montrer et de faire « valider » par le plus grand nombre de personnes possible son look, ses opinions, ses sentiments, ses déplacements. Les journaux intimes ne sont plus cadenassés ni cachés, ils sont rédigés en direct et diffusés à grande échelle. Autrefois, on craignait d’apparaître en sous-vêtements : de nos jours, on les fait dépasser de partout. L’estime de soi, la vision de sa propre personne, n’est plus intérieure, mais extérieure. On ne se juge plus qu’au travers du regard des autres. L’intimité est devenue « extimité ». Au précepte socratique « Connais-toi toi-même » s’est substituée l’injonction « Montre-toi toi-même ».

– Cela ne pourrait-il être vu comme une libération, une proclamation valorisante pour l’ego ?

– Je dirais plutôt que se montrer d’une manière massive est nuisible à terme pour l’autoestime. Le noyau dur de notre personnalité se forge dans l’intimité familiale, il est intérieur et passe par l’éducation et le partage avec un nombre limité de proches. Ensuite, on peut affronter le monde extérieur. Or, de nos jours, tout paraît défini par les autres, les externes, les innombrables, par l’image qu’on leur donne et dont on souhaite qu’elle recueille leur approbation. Cela ne touche pas que les jeunes ! Un patient richissime me disait : « Docteur, j’ai réussi ma vie, mais maintenant, vous qui passez à la télévision, dites-moi comment on fait, car je veux devenir célèbre ! » L’intimité vraie est à l’opposé du supermarché de l’information que sont Facebook ou Twitter.

– Dans le cas d’attaques via le Web, de harcèlement, on est encore au-delà de cette exhibition volontaire ?

– Souvent, mais pas toujours. On estime que 30% des adolescents ont réalisé ou réaliseront un « sexting » (film sexy à l’intention de leur petit copain ou de leur petite amie. L’ennui est que ce genre de fichier se copie, se conserve, s’égare ou peut être diffusé de façon malveillante. De nombreux cas de refus de sortir de chez soi, de dépression, voire de suicide, sont dus à ce type de cadeau devenu arme. Un geste d’amour, de séduction, se transforme en outil de destruction. Notons que la majorité des parents n’ont absolument rien vu venir et ne réalisent le sérieux de la situation que lorsqu’il est trop tard. Je prône une éducation sentimentale des jeunes, parce que la pornographie des sentiments est encore plus nocive que la pornographie tout court.

– Internet et les réseaux sociaux présentent-ils d’autres dangers pour la société contemporaine ?

– Ce sont des outils, qui peuvent comme tous les outils s’avérer positifs ou négatifs, selon l’usage que l’on en fait. D’après la Société italienne de pédiatrie, qui a mené une étude sur quelque 10 000 enfants de 12 ans, la quasi-totalité des garçons voulaient devenir footballeurs vedettes et les filles starlettes. On est loin des vétérinaires et des maîtresses d’école du passé… Un réseau comme Facebook a accéléré le phénomène d’extimité : on est libre d’y publier beaucoup et n’importe quoi ou presque. Pour beaucoup, c’est un moyen d’éviter la solitude, l’ennui ou la dépression. D’ailleurs, on ne reste plus devant son téléviseur, on choisit sa chaîne YouTube. Cette évolution a cependant quelque chose de très inquiétant : les gens quittent le modèle du couple pour revenir à un mode tribal. Dans un couple, la notion de pudeur, entre autres, n’est pas identique entre les partenaires. Chacun s’adapte à l’autre, fait des concessions. En revenant peu ou prou à un mode tribal, ces divergences d’approche deviennent beaucoup plus évidentes : la plupart des conseillers conjugaux savent que la discussion en ligne avec des inconnus partageant ses passions, ses fantasmes, voire ses perversions, éloigne de son conjoint ou de son partenaire. D’ailleurs, ce n’est pas le moindre danger d’Internet que de donner l’impression, à tort ou à raison, que des pratiques comme la zoophilie sont finalement répandues et de faciliter les contacts entre leurs adeptes.

– Est-ce à dire que le fondateur de la sexologie s’alarme de la disparition des tabous ?

– J’ai en effet traité tant de névroses et de problèmes liés à des blocages que je suis étonné de me voir aujourd’hui dépasser par la gauche. Le risque est lié au fait que ce qui était fantasme est devenu banal : la pornographie est allée très loin, est devenue quasi omniprésente, et il y a lieu de craindre que certains passent de la suggestion à l’acte. Sans aller jusqu’à des comportements criminels, cette évolution est nuisible au couple, à l’harmonie sexuelle. À force de voir des pénis en gros plan, on finit par croire que l’homme est un appendice de son sexe ! À la pornographie succède la pornophagie. Il y a encore un autre effet, moins discernable au premier abord mais tout aussi préoccupant : les jeunes n’ont plus la notion de fidélité, d’engagement, d’approfondissement de la relation. Ils confondent aussi le langage privé et le langage public ; la vulgarité n’a plus de barrière et la femme du monde va se comporter, en ligne et dans la vie, comme une maîtresse de gangster des années Capone. Et puis, est-il normal que des gens évoquent leurs hémorroïdes à table ou dans une émission de télévision ? J’exhorte les parents à parler davantage, directement, à leurs enfants, à leur expliquer l’importance de préserver leur vie privée, leur personnalité. N’oublions pas qu’on peut guérir un corps, on peut guérir un sexe, mais que le cœur ne guérit pas. Vous savez, pour qu’une rivière coule librement, il lui faut de l’eau et du courant, certes, mais il lui faut aussi des berges ! Or peu de parents veulent jouer le rôle de berges… Ils préfèrent souvent se rajeunir et jouer les copains, les copines de leurs enfants. Il est triste que le premier « non » qu’entendent certains jeunes soit celui du juge.

 

LA PORNOGRAPHIE DES SENTIMENTS EST ENCORE PLUS NOCIVE QUE LA PORNOGRAPHIE TOUT COURT.

– On assiste cependant, y compris en Occident, dans le cadre d’un certain essor du fondamentalisme musulman, à une volonté de pudeur exacerbée…

– J’ai enseigné à Stanford. Lorsqu’on vit aux États-Unis, singulièrement en Californie, on voit bien que les larges baies vitrées, l’absence de rideaux et de haies, ont pour objectif de montrer sa richesse et la beauté physique, sinon de soi-même, du moins de ses conquêtes. Dans les pays arabo-musulmans, toute l’architecture est au contraire axée sur la préservation de l’intimité. Les riches ressortissants des États du Golfe viennent en Europe montrer leurs voitures et leurs yachts, mais pas leurs femmes. Je suis convaincu, s’agissant des populations musulmanes installées dans les pays occidentaux, que la peur de l’exhibition des corps féminins, l’indépendance acquise par les femmes d’ici, mènent certains individus à la radicalisation. Il y avait moins d’intégrisme et de conversions lorsque nos sociétés étaient plus autoritaires…

LA FEMME DU MONDE VA SE COMPORTER, EN LIGNE ET DANS LA VIE, COMME UNE MAÎTRESSE DE GANGSTER DES ANNÉES CAPONE.

– Pour revenir à Internet, peut-on parler d’addiction dans le cas d’utilisateurs acharnés mais non délictueux ?

– Sans aucun doute. La thérapie à appliquer lorsque les gens fuient la routine ou les soucis en s’accrochant exagérément à leur écran est la restauration de l’estime de soi. Internet n’est pas une bonne mère toujours présente pour consoler son rejeton déçu du monde, esseulé ou attristé : comme dans toute addiction, il faut parvenir à convaincre la personne concernée de se soigner. Nous devons réapprendre à être seuls sans nous sentir seuls ! On doit avoir de l’appétit, non de la faim, pour passer à table. Mais une chose ne se guérit pas, ou difficilement, c’est la méchanceté innée de beaucoup d’entre nous. Or Internet permet d’assouvir sans corps physique ses intentions les plus néfastes ; il décuple l’effet de la méchanceté des enfants de Caïn ! Là où j’aurais donné un coup de poing, je peux en m’y prenant intelligemment provoquer une explosion meurtrière, avec un peu de chance sans me faire prendre.

– La loi suisse protège-t-elle des excès d’Internet, par exemple le harcèlement via les réseaux sociaux ?

– En réalité, il n’y a pas de différence entre les crimes et délits commis dans le monde « réel » ou sur Internet. Les dispositions du Code civil et du Code pénal, par exemple, s’appliquent de façon identique en ligne et hors ligne. Atteinte à l’honneur, diffamation, calomnie (lorsque l’auteur sait pertinemment que ses assertions sont mensongères), injure sont considérées et sanctionnées de façon identique par les tribunaux, que les faits relèvent d’une action « électronique » ou usuelle. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, on se heurte à un gros problème, celui de l’anonymat. Il est très facile de se cacher derrière un pseudonyme, de passer par des techniques de camouflage. Là, la victime se retrouve confrontée à l’inexistence de la procédure contre inconnu en matière civile – dans le cas d’une entreprise diffamée par exemple, qui voudrait intenter une action – en protection de la personnalité. Il faut donc en arriver à une procédure pénale mais, en l’absence fréquente de soupçons ou d’indices sur l’identité du fautif, la cause est souvent ardue.

– Quelle prévention peut-on imaginer, notamment à l’égard des jeunes, qui font un usage intense des réseaux sociaux et n’ont pas toujours conscience des risques qu’ils prennent en diffusant des informations privées, des photos de soirées arrosées, etc. ?

– Des opérations de sensibilisation ont lieu dans les établissements scolaires et d’autres institutions de jeunesse. Toutefois, l’éducation au respect, qu’il s’agisse de la vie courante ou de l’échange sur le Web, est essentielle et relève des familles. Il faut bien admettre que cette éducation est insuffisante : beaucoup de jeunes et de moins jeunes n’ont pas appréhendé cette évidence : on doit se comporter de la même manière en ligne et hors ligne ! Une prise de conscience, soutenue par les pouvoirs publics, est indispensable. Beaucoup de parents n’ont aucune idée de ce que publie leur progéniture sur Internet.

– L’anonymat produit à l’évidence un effet désinhibant. La Suisse lutte-t-elle contre ce qui s’apparente finalement aux tristement célèbres lettres de « corbeaux » chères à la littérature et au cinéma ?

– La révision de la loi fédérale sur la protection des données permettra de considérer l’usurpation d’identité comme un délit en soi. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, à la différence de la situation française, par exemple. Pour le moment, le fait d’adopter l’identité d’autrui n’est pas punissable, sauf si cet acte va de pair avec une infraction poursuivie.

– Quel conseil peut-on donner au public à propos du Web et singulièrement des réseaux sociaux ?

– Les gens devraient réaliser que tout ce qu’on publie sur Internet est public, et cela indéfiniment. On doit pouvoir assumer, à chaque moment de sa vie, ce qu’on a publié ou laissé publier. En cas de plainte, le juge a déjà la possibilité de tenir compte de l’ampleur autrefois inimaginable que prend la diffusion sur la Toile d’une information nuisible à un tiers. Plus généralement, il est possible de restreindre l’audience des « posts » que l’on envoie sur les réseaux, voire d’utiliser des messageries cryptées. Mais ces protections sont illusoires et le cryptage va sans doute être limité ou interdit pour des raisons de lutte contre le terrorisme.

LES GENS DEVRAIENT RÉALISER QUE TOUT CE QU’ON PUBLIE SUR INTERNET EST PUBLIC, ET CELA INDÉFINIMENT.

– La Suisse, en comparaison internationale, est-elle en retard dans la prise en compte des risques liés à Internet ?En a-t-elle les moyens, d’ailleurs ?

– Nous avons une législation assez tolérante, parfois paradoxale. Ainsi, si vous téléchargez illégalement un film pour votre usage personnel, vous ne serez pas punissable dans notre pays. Pourtant, la contrefaçon ou la copie illégale sont interdites. C’est un peu comme les drogues douces ! En ce qui concerne les moyens pour lutter – en premier lieu – contre les cybercriminels pédophiles ou terroristes, notre pays a fait de grands progrès. Le monde judiciaire s’adapte peu à peu et doit prendre en compte de nouvelles infractions telles que le « revenge porn » (diffusion d’images intimes sur le Web pour se venger d’une personne), l’« arnaque au président » (escroquerie induisant des employés à virer de l’argent en croyant bien faire), les virus bloquant le système informatique d’une entreprise et exigeant une rançon, etc. Certains délits peuvent être traités par les dispositions actuelles, d’autres devront faire l’objet d’adjonctions législatives. Il reste que des dispositifs comme Tor, qui camoufle votre adresse IP, et les serveurs domiciliés dans d’autres pays – par exemple les États-Unis où la notion de liberté d’expression est plus large – représentent un danger permanent et permettent aux malfaiteurs de se camoufler.

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