N° 138 - Été

Un univers qui fascine et qui inquiète

Le métavers, c’est encore plus de temps passé sur les écrans et plus d’interaction sociale biaisée. Ce qui pose la question des conséquences sociologiques et psychologiques sur notre rapport au monde, ainsi que sur notre santé.

Tout le monde ou presque a entendu parler de métavers. De même, la plupart des gens un peu modernes expliquent que Facebook est désormais un réseau social pour les vieux. Si une minorité d’internautes savent que le phénomène n’est pas une invention de Mark Zuckerberg et que le principe de cet univers virtuel a été énoncé dès 1992 par Neal Stephenson, auteur de science-fiction et entrepreneur numérique américain, le fait que le patron de Facebook ait expliqué que Meta était l’avenir de Facebook a créé un malentendu qui arrange bien le richissime Californien.

FÊTE PERMANENTE

Dominique Boullier, professeur de sociologie à Paris, est l’un des observateurs les plus critiques de l’essor des environnements virtuels, des réseaux sociaux envahissants et des jeux de rôle électroniques addictifs. Il met en garde dans chacune de ses interventions médiatiques contre les dangers de ces échappatoires à la réalité, même lorsque des considérations financières ne sont pas en jeu.

Tandis que dans les métavers existants, le marché des jetons cryptographiques permet à certains de s’enrichir et à d’autres de se ruiner, que ce soit en cryptomonnaies ou en argent réel (ce qui finit par revenir au même !), Mark Zuckerberg cherche à moderniser son réseau social en présentant Meta – l’entité qui réunit Facebook, Instagram, WhatsApp et Oculus VR – comme un monde fantastique et rêvé, digne d’un parc d’attractions permanent. Le sociologue n’est pas dupe : « Meta a déjà présenté plusieurs versions de différents métavers, certains sont ultraréalistes pour se mettre au travail, d’autres plus animés pour passer du temps dans des activités sociales ou d’autres avec des robots gigantesques ou des personnages fantastiques, pour se lancer dans les jeux vidéo », note-t-il.

Le métavers, nouveau monde virtuel
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(Illustration : Nicolas Zentner)
Le métavers, nouveau monde virtuel ou nouvelles œillères pour se couper du monde réel?

PROBLÈME DE GOUVERNANCE

Mais l’un des dangers non financiers que comporte le métavers, c’est la pornographie, très présente et incontrôlée. « Le porno était déjà très présent sur Second Life, première tentative d’univers virtuel persistant. Zuckerberg va devoir réfléchir aux enjeux psychologiques de l’affaire, aux conséquences de tout cela. Mais quelle est l’assemblée qui en discutera ? Quand on fait une loi contre la pédopornographie, c’est qu’il y a des élus derrière, qui prennent des décisions, qui votent, aidés de toute une chaîne juridique. Avec Mark Zuckerberg et son métavers, il n’y a rien qui s’en approche, dénonce le sociologue. C’est totalement infantile et inquiétant, parce que ça n’a aucun rapport avec l’ampleur des enjeux de ce qu’il pourrait mettre en branle. Le patron de Facebook n’a ni le statut ni les qualités personnelles pour instituer un univers comme celui-là. »

Rappelons que l’un des objectifs du métavers est de façonner, ou de laisser librement se façonner, un univers virtuel persistant. C’est-à-dire qu’une fois interconnecté avec des dizaines, des centaines, des milliers d’autres utilisateurs-avatars, votre monde artificiel en 3D va continuer à évoluer, même si vous n’êtes plus en ligne durant quelque temps. Le but est de relier tous les environnements de façon cohérente, en s’appuyant sur la réalité augmentée. Chacun se souvient du jeu Pokémon Go, où le monde virtuel pénétrait le monde réel : on « voyait » de petites créatures, à travers l’écran de son téléphone, apparaître dans la rue.

LE PORNO ÉTAIT DÉJÀ TRÈS PRÉSENT SUR SECOND LIFE, PREMIÈRE TENTATIVE D’UNIVERS VIRTUEL PERSISTANT. EN LANÇANT META, MARK ZUCKERBERG VA DEVOIR RÉFLÉCHIR AUX ENJEUX PSYCHOLOGIQUES DE L’AFFAIRE, AUX CONSÉQUENCES DE TOUT CELA.

Dominique Boullier , sociologue

MAL DES TRANSPORTS

D’immenses possibilités vont s’ouvrir au fur et à mesure du développement du métavers, et pas seulement de celui de Facebook – quoique ce dernier concerne le plus large public. Il sera possible de « déjeuner » avec un cousin d’Australie ou de réaliser un travail avec un collègue situé à des milliers de kilomètres. Mais comment va-t-on protéger les enfants du harcèlement, de l’isolement social, de la perte de contact avec la nature ?

Les méfaits des écrans sur la santé sont connus : en Chine et en Inde, le nombre de myopes a crû de manière exponentielle, sans parler de l’obésité, de l’agressivité, de l’agoraphobie et d’autres maux qui frappent le monde industrialisé. Cela, c’était avec internet, les réseaux actuels et les jeux vidéo. Le métavers et sa puissance multipliée vont sans aucun doute avoir des effets qui deviendront eux aussi une (triste) réalité « augmentée ».

Une séance en réalité virtuelle (immersion) ou augmentée (interpénétration des univers virtuel et réel) est aussi susceptible d’avoir des effets physiques sur un être humain. Le mieux documenté est connu sous le nom de cybercinétose, qui peut s’apparenter au mal des transports. Dina Attia, une chercheuse ayant étudié ces phénomènes, explique : « On peut tout à fait imaginer qu’être en mouvement dans le monde virtuel, mais statique dans le monde réel, puisse générer un inconfort sensoriel et donc des symptômes. »

CHÈRES DONNÉES

Peut-être faut-il néanmoins se rassurer : interrogé à ce propos, Clément, jeune utilisateur genevois « raisonnable » de technologie numérique commente, avec une maturité étonnante et un brin de philosophie : « Quasiment toutes les nouveautés ont connu la même trajectoire : on dénonce leur danger, puis on les trouve utiles, et enfin elles deviennent indispensables. » Du téléphérique et du chemin de fer au téléphone portable, en passant par l’électricité ou le cinéma, l’humanité s’est en effet accommodée de pas mal de bouleversements.

La révolution du métavers pose cependant un autre problème préoccupant : les dispositifs juridiques comme le Règlement général européen sur la protection des données (RGPD), que la Suisse applique à quelques nuances près, risquent fort d’être vite inopérants (à supposer qu’ils aient été efficaces). « Le – ou les – métavers reste un dispositif numérique où l’extension du domaine de la collecte des données pourrait s’avérer problématique si son développement n’était pas maîtrisé », écrit prosaïquement Régis Chatellier, l’un des spécialistes, en France, de la Commission nationale informatique et libertés dans un article publié par la CNIL et intitulé Métavers : réalités virtuelles ou collectes augmentées ?

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