N° 140 - Printemps 2023

Un toit pour tous

Il n’existe pas de critères universels du logement social. De Genève à Los Angeles, le combat contre l’habitat précaire dépend du pays, du gouvernement et de son engagement envers sa population. Un défi complexe à relever alors que la demande augmente.

On les appelle HLM, HBM, bidonvilles, townships, foyers, favelas… Les logements pour les plus démunis, habitats sociaux ou autres, accueillent plus d’un tiers de la population des pays pauvres, soit près de 900  millions de personnes dont les conditions sont très précaires. En Afrique subsaharienne, 62% des citadins vivent dans des logements particulièrement insalubres. En Europe et en Amérique, ils sont des dizaines de millions. De Genève à Moscou, de Los Angeles à Paris en passant par Abidjan ou Shanghai, on ne loge pas les nécessiteux de la même manière. Ni avec la même prise en charge par l’État, réelle par endroits, partielle ailleurs, inexistante dans certains pays du globe. Pourtant, tandis que la terre tourne, il faut bien trouver un toit à tous ceux, toujours plus nombreux, qui ne peuvent s’en offrir un.

SUISSE PRÉCAIRE

L’histoire du logement social en Suisse recouvre celle de la Confédération au XXe siècle. Ancien architecte, président de la commission d’urbanisme cantonal à Genève, vice-président de la fondation Emma Kammacher, Didier Prod’hom explique que l’histoire du logement social se découpe en trois parties. La première concerne les années 20 et 30, celles de l’entre-deux-guerres, marquées par l’apparition des coopératives ouvrières. En réalité, les premiers logements sociaux, quand de grands acteurs industriels se préoccupent de loger ceux qui ont besoin d’aide dans des logements décents, sont souvent équipés de jardins. Après la guerre, même si le pays n’a pas été frappé comme d’autres par le conflit, la Confédération se retrouve dans une période de précarité. « Il ne faudrait pas croire que la Suisse a toujours été riche », précise Didier Prod’hom. C’est l’époque de l’émergence des aides fédérales, des habitats Familia… « Une situation très attractive qui fait que la construction de logements sociaux augmente fortement, les propriétaires étant souvent des fondations à but public ou des caisses de pension. »

LA LOI DUPONT

L’année 1957 marque une date historique avec la fameuse loi Dupont. Dans sa maîtrise universitaire ès Sciences en géographie, rédigée en 2009 à l’UNIL, Frédéric Rey rappelle qu’à cette époque, Genève entre de plain-pied dans les Trente glorieuses. « L’économie genevoise est florissante, écrit-il, les organisations internationales s’installent dans le canton. Beaucoup d’emplois sont créés et attirent de la main-d’œuvre en abondance. » La population passe de 175’000 habitants en 1941 à 260’000 en 1960, soit une augmentation de presque 50% en vingt ans. La natalité est élevée, la pénurie de logements ne fait que s’aggraver. En 1954, une pétition de plus de 6000 signatures demande au Grand Conseil des mesures pour sortir de la crise et offrir des logements aux travailleurs. Émile Dupont, conseiller d’État démocrate-chrétien, présente une loi votée le 2 avril 1955. Celle-ci encourage la construction de logements HLM (habitation à loyer modéré) spécialement destinés à la classe moyenne et propose « deux formes d’aides, l’exonération fiscale et le prêt à taux réduit, explique Frédéric Rey. L’État ne pouvant pas à lui seul résorber la pénurie de logements, le Conseil d’État propose de faire appel à l’initiative privée par le biais d’incitations. Le loyer est fixé à 380 francs par pièce et par année. » Une décision cruciale pour Didier Prod’hom : « Cette loi marque une réelle évolution, déclarant des zones dédiées aux logements sociaux. Les grandes fabriques d’horlogerie, ou les chocolatiers, prennent en charge leurs propres logements. On assiste alors à un boom du logement social à Genève. » Mais la gauche reproche à la loi de constituer plus une aide aux propriétaires qu’aux locataires. Il faudra une loi Dupont 2 pour corriger le tir. Puis attendre 1977 et la loi générale sur le logement qui donne à l’État la possibilité de contrôler le prix des terrains, des coûts de construction, des loyers. Une loi d’utilité publique pour Prod’hom. « L’habitat mixte remplace le HLM. On propose une meilleure solution, les extrêmement précaires bénéficient d’aides et si leur situation s’arrange, ils quittent le logement et le cèdent à ceux qui en ont vraiment besoin. » Un 4-pièces social est estimé à 1200 francs sans les charges, moitié moins que sur le marché libre. Mais il manque toujours plusieurs milliers de logements sociaux à Genève et environs.

SÉGRÉGATION LARVÉE

En France, la situation est bien pire. On estime qu’il faudrait y produire 120’000 logements sociaux par an pour répondre à la demande. On est en dessous, autour de 90’000. Aujourd’hui, le pays compte 2,5 millions de ménages en attente d’une réponse. François Hollande avait promis la construction de 150’000  HLM par an sous son mandat, un chiffre qui a parfois été approché, mais jamais atteint. Son successeur, Emmanuel Macron, avait assuré que 250’000 nouveaux appartements verraient le jour en deux ans, sur les années 2021 et 2022. Encore raté ! En 2021, selon la Fédération nationale des offices publics de l’habitat, le chiffre s’est élevé à « 100’000, voire moins ». Connue pour ses grands ensembles à la périphérie de toutes les grandes villes, notamment Paris, Lyon et Marseille, la France a concentré dans ses banlieues une trop grande densité de logements sociaux depuis les années 60, y regroupant des populations pauvres, frappées par le chômage, comme une forme de ségrégation ne disant pas son nom. En 2000, l’État a décidé de réagir en obligeant les communes à compter au moins 20% de logements sociaux. Et même 25% d’ici 2025. Un objectif loin d’être atteint. À Paris, il l’est dans la plupart des arrondissements dirigés par la gauche. Il ne l’est pas du tout dans ceux dirigés par la droite. Située à l’ouest de la capitale, la très riche commune de Neuilly, jadis dirigée par Nicolas Sarkozy, bat des records avec seulement 6%.

La destruction du Robin Hood Gardens en 2017.
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(Getty Images)
La destruction du Robin Hood Gardens en 2017, ensemble de 1575 logements sociaux dessinés par les architectes Alison et Peter Smithson à la fin des années 60. Plusieurs architectes avaient milité pour son classement au patrimoine architectural du Royaume-Uni, en vain.

DÉMOLITION EN SÉRIE

La mauvaise gestion de la question du logement social n’est pas que française. Comme l’explique la chercheuse Anne Querrien dans la revue Informations sociales, elle est européenne et même mondiale : « Les pays d’Europe ont vécu depuis un siècle des évolutions proches et des difficultés comparables concernant le logement collectif social, aucun ayant réussi à enrayer les phénomènes de dévalorisation et de ségrégation », affirme-t-elle.

La problématique n’est pourtant pas récente, Anne Querrien rappelle qu’elle date de la Révolution industrielle au milieu du XIXe siècle, quand les travailleurs affluent des campagnes vers les grandes villes, « ne trouvant à se loger que dans les pièces inutilisées que veulent bien leur louer les propriétaires locaux ». Certes, cent  ans plus tard, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme crée un « droit au bien-être », qui comporte notamment l’accès à un logement décent, c’est-à-dire, qui répond à des normes d’habitabilité minimales. Chaque pays a l’obligation morale de loger tous les êtres humains résidant sur son territoire. Il n’en sera rien, hélas. « Ces immeubles sont assignés à desservir les ménages qui ne peuvent choisir d’habiter que dans ceux dont les autres ne veulent pas, mais qui leur donne le droit à une aide pour payer leur loyer, ajoute la chercheuse. C’est évidemment dans les bâtiments les plus dépréciés que la distance sociale entre gestionnaires et habitants est la plus grande. » D’où la tentation de démolir les immeubles jugés inaptes à satisfaire la demande émergente. La première destruction d’un logement social aura lieu aux États-Unis en 1972 ; la Grande-Bretagne, la France et d’autres suivront dès les années 80. Comme une preuve d’échec d’une belle idée. Pendant ce temps, en France, où Médecins du Monde sonne régulièrement la sonnette d’alarme, on estime que la pauvreté et l’exclusion obligent près de 20’000 personnes à vivre dans des bidonvilles et grands squats, dont au moins 3000 en Seine-Saint-Denis, le département phare des Jeux olympiques de 2024.

Ailleurs dans le monde, la situation est encore plus complexe. Nous avons tous en tête les grands ensembles délabrés qui ont envahi les grandes villes américaines, terrains de jeu souvent choisis par les réalisateurs de films ou de séries comme la première saison de The Wire qui se déroule à Baltimore. En Afrique, en Guinée équatoriale par exemple, le chef de l’État, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo qui détient à 80 ans le record mondial de longévité au pouvoir, avait promis « un logement social pour tous » il y a une vingtaine d’années. Certes, des bâtisses ont poussé comme des champignons, mais pas pour les plus pauvres. En cause, les conditions financières d’accès : 10 millions de francs CFA (près de 15’000 francs suisses) à la vente pour une maisonnette, payables par mensualités de 75 francs, une fortune pour ceux qui auraient besoin d’en bénéficier quand la Banque mondiale estime que la grande majorité de la population guinéenne vit sous le seuil de pauvreté international : 2,15 dollars de revenu par jour et par personne.

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(Pinnacle@Duxton)
The Pinnacle@Duxton, sept immeubles de logements sociaux de 50 étages connectés entre eux et construits en 2010 à Singapour.

CITÉ RADIEUSE

À Singapour, certaines familles coulent des jours plus heureux. Citées dans un reportage du quotidien canadien Le Devoir, les Ranjan vivent depuis une dizaine d’années dans un spacieux appartement de Serangoon North, une cité nouvelle située à 10 kilomètres du centre-ville. Leur demeure, comme celle de 78% des Singapouriens, est un logement social, mais pas comme on l’entend dans la plupart des pays. « Ici, la quasi-totalité des logements sociaux appartient aux ménages qui les habitent. Plus exactement, ces derniers possèdent un bail de nonante-neuf ans sur leur appartement, explique le journal. Le contrôle que maintient l’État singapourien sur le logement fait en sorte que, dans ce pays où le coût de la vie est élevé, il n’y a pas de crise du logement. » Les appartements neufs de trois pièces se vendent à partir de 300’000 dollars environ, un tarif abordable dans la cité insulaire. Même si là aussi, les prix flambent. Des appartements luxueux, dans des quartiers en vogue, se revendent désormais à plus de 1 million de dollars… Il y a décidément logements sociaux et logements sociaux…

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