N° 145 - Automne 2024

Et la renaissance inventa le beau

Au XVe siècle, un souffle culturel balaie l’Europe. La peinture, la sculpture, la poésie et l’architecture sortent du gothique médiéval mystique en redécouvrant la profondeur de la pensée antique. Mais nulle part plus qu’en Italie, notamment à Florence, cet élan esthétique n’aura produit autant de beauté.

C’est une église d’aspect modeste située oltrarno, c’est-à-dire « au-delà » de l’Arno, le fleuve qui arrose Florence. Derrière la façade restée inachevée de Santa Maria del Carmine, se trouve un trésor : une petite chapelle dont les peintures annoncent une révolution esthétique et l’apogée de la première Renaissance florentine, sans doute la plus raffinée de toutes celles qui se répandent au même moment à travers l’Europe au XVe siècle.

BOUILLONNEMENT CULTUREL

Depuis 1400, un vent nouveau souffle sur les arts. En Italie, les poètes Pétrarque et Dante, ainsi que le peintre Giotto, ont déjà redécouvert dans l’Antiquité classique les splendeurs d’un passé fait d’ordre, de sentiments humains et de belles proportions. Ce Quattrocento naissant essaime de Milan à Rome en passant par Venise, Urbino, Naples, Ravenne et Mantoue. Et bien sûr Florence, où ce bouillonnement culturel qui rompt avec le goût byzantin et les derniers élans du gothique, est porté par les Médicis, riche famille de banquiers qui règne sans partage sur la cité. Alberti y énonce les principes de la perspective, Brunelleschi construit la spectaculaire coupole de Santa Maria del Fiore, Paolo Uccello peint les batailles qui opposent Florence et Sienne, sa rivale héréditaire, Donatello sculpte David vainqueur de Goliath en jeune homme élégant et le moine dominicain Guido di Pietro peint, sous le nom de Fra Angelico, les anges comme aucun artiste avant lui.

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(Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden Photograph: Hans Peter Klut/Elke Estel)
La splendide et bouleversante « Madone Sixtine » de Raphaël réalisée en 1512. Le peintre prodige a perfectionné la technique du « sfumato » inventée par Léonard de Vinci.

En 1424, dans la chapelle Brancacci de Santa Maria del Carmine, se joue un nouvel épisode de ce bouleversement artistique. Ses propriétaires ont fait fortune dans le commerce de la soie. Ils ont ainsi pu commander au peintre Masolino un décor religieux. Le programme ? Un cycle sur les Histoires de saint Pierre, le protecteur de la famille. Masaccio, l’assistant du peintre, prend assez vite la direction des travaux. Les sources ne sont pas claires sur quelle main exécute quoi. Elles s’entendent, en revanche, pour dire que les deux artistes vont, chacun de leur côté, représenter Adam et Eve : le premier au Paradis, le second chassé de l’Eden par la fureur de Dieu. C’est là qu’apparaît toute la différence entre le maître – chez qui le couple originel se présente rigide et sans finesse émotionnelle –, et l’apprenti qui montre le désespoir immense qui s’abat sur les deux pécheurs. Masaccio meurt mystérieusement à Rome à l’âge de 27 ans sans avoir vu la chapelle achevée. Il laisse derrière lui une Trinité peinte à fresque dans l’église Santa Maria Novella de Florence. L’œuvre subjugue ses contemporains par son utilisation du point de fuite qui donne l’impression que le décor de la crucifixion s’enfonce dans le mur. Par son sens du réalisme, sa maîtrise de la perspective et du volume, Masaccio est considéré par l’histoire de l’art comme le premier peintre moderne, celui qui tourne définitivement la page du Moyen Âge.

Les deux Adam et Eve de la chapelle Brancacci à Florence.
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Les deux Adam et Eve de la chapelle Brancacci à Florence (vers 1424-1428). Entre le couple de gauche, exécuté par Masaccio, et celui de droite, par son maître Masolino, la différence esthétique est notable.
Les deux Adam et Eve de la chapelle Brancacci à Florence.
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Les deux Adam et Eve de la chapelle Brancacci à Florence (vers 1424-1428). Entre le couple de gauche, exécuté par Masaccio, et celui de droite, par son maître Masolino, la différence esthétique est notable.

MONDE OUVERT

Piero della Francesca, Paolo Uccello, Fra Angelico et Domenico Veneziano marchent dans ses pas. La génération suivante va finir d’emprunter ce chemin où la figure humaine n’est plus en concurrence avec la perfection divine. Il faut dire qu’ailleurs dans le monde, l’espace s’élargit. Depuis sa lunette astronomique posée à Florence, Galilée perce le ciel, tandis que l’explorateur génois Christophe Colomb repousse les frontières du globe. Ingénieur, architecte, peintre et inventeur formé par Andrea del Verrocchio, Léonard de Vinci s’intéresse à tout, notamment à l’anatomie dont il remplit ses carnets de dessins d’études de mains, de corps nus dans l’effort et de fœtus intra-utérins. Perfectionnée par le flamand Jan Van Eyck, arrivée en Sicile dans les bagages d’Antonello de Messine, la technique de la peinture à l’huile permet des nuances et une précision dans le trait jusqu’alors inconnues. Léonard invente le sfumato, cette brume légère qui donne la sensation de profondeur dans le tableau.

Sur le plan intellectuel, un groupe de philosophes parvient à concilier Platon et les idéaux chrétiens. Les néoplatoniciens vont exercer une influence majeure dans la production artistique du Quattrocento. Dans leur système, la beauté et l’amour peuvent porter l’homme et l’élever du royaume intérieur de la matière vers le domaine supérieur de l’esprit. Vénus incarne cette aspiration vers les hautes sphères. La déesse devient l’un des sujets les plus fréquemment représentés, soit sous des traits célestes, symbole de l’amour spirituel qui pousse l’homme vers l’ascèse, soit dans sa version terrestre : la Vénus de l’instinct et de la passion qui le font tomber.

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Le « David » de Donatello (vers 1430-1432), le sculpteur-phare de la Renaissance florentine.

Sandro Botticelli embrasse cette nouvelle pensée. L’artiste peint des sujets religieux, notamment des fresques à la chapelle Sixtine à Rome, mais aussi des scènes païennes inspirées de la mythologie et de la littérature contemporaine. Sa série Nastagio degli Onesti est tirée d’une nouvelle du Décaméron de Boccace qui traite de l’amour aussi bien courtois que vulgaire. Il y a surtout ses œuvres les plus célèbres : la Naissance de Vénus et Le Printemps dont il faut lire, derrière la beauté et la sophistication des mises en scène, l’idéal humaniste de l’amour pur, sans fioritures de l’âme, prôné par les néoplatoniciens dont l’influence perdure.

PEINTRE PRODIGE

Elle est toujours en vigueur lorsque naît Raphaël en 1483, alors que Botticelli fête ses 40 ans. Son père, le peintre Giovanni Santi, meurt lorsqu’il a 11 ans. Mais le fils est un prodige qui va très tôt montrer l’étendue de son talent. Dans l’atelier du Pérugin, chez qui il apprend le métier, il reprend les figures douces et naturelles de son maître. Son œuvre, et plus particulièrement ses Madones, recèle cet amour universel et élégant que Raphaël associe à la profonde humanité de ses personnages. Mais à Florence, deux autres artistes se disputent les grâces du jeune peintre merveilleux : Léonard de Vinci et Michel-Ange. Du premier, Raphaël reprend le sfumato qu’il perfectionne. Du second, il découvre l’art de Masaccio, les figures monumentales et le dynamisme dans les compositions. L’admiration réciproque des deux artistes s’achève en profonde rivalité. « Ce qu’il savait de l’art, écrira Michel-Ange alors que le pape Jules II attise leur concurrence, il le tenait de moi. »

Un détail du « Jugement dernier » de Michel-Ange.
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Un détail du « Jugement dernier » de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine (entre 1536 et 1541). Les corps musculeux qui s’étirent et les couleurs acidulées annoncent le passage de la Haute Renaissance au maniérisme.

Léonard s’éteint en 1519 au château du Clos Lucé, à Amboise, où le roi François Ier l’a installé. La malaria emporte Raphaël une année plus tard, alors qu’il n’a que 37 ans. Dernier des trois plus grands peintres de la Haute Renaissance florentine, Michel-Ange leur survivra plus de quarante ans. Le néoplatonisme a vécu. Même le sculpteur du David prend des libertés avec l’expression de la beauté parfaite. Il peint les fresques de la chapelle Sixtine comme s’il s’agissait de sculptures, faisant saillir les muscles des héros bibliques du Jugement dernier. Les corps s’étirent, les couleurs s’acidulent, les poses s’affectent et les conventions sont renversées. Le maniérisme succède à la Renaissance et annonce, dès lors, une nouvelle forme de beauté.

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